En posant les problèmes des déchets nucléaires, civils et militaires en France dans le dernier numéro de notre revue, nous avons balayé devant notre porte. Cela nous donne le droit de nous interroger sur le drame écologique nucléaire russe. En partant en mission à Mururoa, nous avons privilégié les séquelles des essais nucléaires français. Cela nous donne le droit d'examiner ici le devenir d'une autre île victime des essais: La Nouvelle Zemble, située au-delà du 60ème parallèle, entre la mer de Barents et la mer de Kara.
Car la folie nucléaire est une maladie planétaire, et le désarmement une tâche internationale. Car l'accumulation des déchets venant justement de ces ex-armés, ou des ex-sousmarins nucléaires, peut être dangereuse, sans précautions, pour nous et nos enfants, au-delà des frontières.
Nous avons quelques mois, laissé par le cessez-le-feu nucléaire décidé par les moratoria pour agir avec force, et empêcher les cimetières atomiques d'être des foyers futurs de morts. Une fois de plus, la solution se trouve dans la prévention, une fois de plus, nous sommes, en tant que médecins, en première ligne.
C'est aujourd'hui la tâche prioritaire de IPPNW, et nous à l'AMFPGN, nous saurons en prendre notre part.
I. Le polygone de tir en Nouvelle Zemble
Cette île, située au-delà du cercle polaire, a été vidée de ses habitants pour être, selon la "circulaire n° 700", le centre secret des essais atomiques dès 1955. Deux périodes s'ouvrent alors:
- Les essais atmosphériques de 1955 à 1962 : Ils vont se succéder sans répit, par exemple, 23 essais en 1961, 36 en 1962 ! et ceci avec des fortes énergies, jusqu'à plusieurs mégatonnes par essais. La technique est celle du bombardement aérien, mais l'engin est lesté d'un parachute pour laisser le temps à l'avion de se mettre à l'abri. Quelques essais dans l'eau sont tentés en 1961, mais vite abandonnés.
- Les essais souterrains de 1964 à 1990 : La technique est très différente de celle utilisée en Polynésie. Ici, l'engin est placé dans un tunnel creusé dans une mine désaffectée, seulement à 500 m de profondeur, avec un confinement très relatif puisqu'il existe des émanations de gaz radioactif à la surface, pendant l'explosion !
Au total, avec 132 tests, la Nouvelle Zemble, avec 273 mégatonnes, représente 94 % de tous les essais soviétiques en tonnage.
Il est intéressant de comparer avec les 467 essais de Semi Palatinsk, qui totalisent 16 mégatonnes, et donc 4,5 % du total, et les 115 explosions "pacifiques" (qui ont contaminé l'Oural et les rivières sibériennes jusqu'à ce jour), 1,5 Mt donc 1,5 % du total.
Dans ces conditions, on comprend l'importance de la pollution radioactive, même si celle-ci est très atténuée depuis l'arrêt des essais atmosphériques en 1964. Il reste encore de grandes quantités de strontium 90 et de césium 137, en Sibérie et en Carélie. Le cycle bien connu: lichen-rennes-hommes fait qu'aujourd'hui encore la dose moyenne d'incorporation du césium est dix fois plus élevée que la norme dans ces régions du nord, au-delà du 60ème parallèle.
Aujourd'hui, la Nouvelle Zemble est une île désolée, avec des ruines de maisons soufflées par les explosions, mais de plus elle est devenue progressivement un cimetière nucléaire, en accueillant des déchets radioactifs supplémentaires.
II La Nouvelle Zemble, dépôt officieux de détritus nucléaires
La question tourne autour d'un seul problème : où la compagnie navale de Mourmansk et la flotte militaire russe ont-elles déposé, en Nouvelle Zemble, 11000 containers de déchets radioactifs, 15 réacteurs retirés (?) des sous-marins nucléaires et du brise-glace "Lénine", et 5 autres réacteurs officiellement "immergés" ?
Il semblerait que ceux-ci seraient déposés ou immergés le long des côtes de la Nouvelle Zemble, de l'autre côté du polygone de tir (voir carte jointe). Mais il n'est pas possible de les localiser avec précision car l'armée refuse l'accès de l'île du côté de la mer de Kara, à une mission indépendante pour enquêter sur ces restes. De plus le responsable du site et la direction de la 6ème flotte russe refusent d'endosser la responsabilité des actes d'un autre service de la même marine : "le secteur de l'entretien et de la maintenance".
Ce que l'on sait : il y a dans chaque sous-marin 2 réacteurs nucléaires... Ou bien, comme le fait actuellement la France à La Hague, on retire les 2 réacteurs pour stockage, et on décontamine l'épave, ou bien, comme semble le faire la Russie, on laisse tout en place et on immerge l'épave !
Manifestement, il y a près des côtes
de la Nouvelle Zemble, du côté de la mer de Kara,
donc à l'opposé des sites d'essais nucléaires,
des sous-marins immergés, dont un est à seulement
40 mètres de fond. Mais cette zone interdite à toute
investigation internationale, et la mission norvégienne
d'inspection a été autorisée à visiter
que la côte sud vers la mer de Barents.
Ce que l'on sait aussi de source russe, c'est le niveau d'activité
global des produits immergés dans la mer de Kara : 2 à
3 milliards de gigaBecquerels (environ 0,1 milliard de curies),
par contre, l'état exact de confinement et le type de contrôle
effectué sont inconnus. Plus urgent et plus important encore,
il y a aujourd'hui au sein de la flotte russe de l'arctique, 20
sous-marins en passe d'être désarmés, soit
40 réacteurs à stocker en urgence. 5 d'entre eux
attendent à Mourmansk une décision imminente sur
leur désarmement et le stockage de leurs structures.
Si on ajoute les 270 réacteurs civils des centrales atomiques de la région, et si on constate que la majorité d'entre eux sont opérationnels depuis 7 à 14 ans (durée de vie optimum 10 ans, durée pratique, 5 à 6 ans), on comprend le drame des déchets de haute activité de cette région, car la Russie n'a pas de crédits disponibles pour traiter convenablement ce problème.
Rappelons en exergue que la conférence de Londres sur les déchets nucléaires a interdit tout dépôt de déchets de ce type dans l'océan, à la demande du Danemark et que la Russie est signataire de cette convention.
Il y a 2 sources contradictoires sur l'importance et la nature des immersions des déchets nucléaires:
1. Les autorités locales d'Arkhansgelk parlent d'immersion de déchets de haute activité (comme les réacteurs) et de faible activité (catégorie A), avec une activité globale de l'ordre de 0,5 milliard de gigaBecquerel (soit environ 20 millions de Curies)
2. Kazakov, responsable des déchets radioactifs pour la zone nord, et Chernyskov, directeur du centre nucléaire russe "Arzamas-16", disent qu'il ne s'agit que (excusez du peu) de l'immersion de containers contenant des produits de type A, et que le volume de 500 000 M3 annuels de déchets déversés dans la mer de Barents ne représentent que... 500 à 900 Curies par mois.
Arzamas-16 (Mordovie). Créée en 1946 à 60 km au sud-est d'Arzamas (ex-Sarov), près de Nijni-Novgorod (ex-Gorki) et à 400 km à l'est de Moscou. Capitale de l'« archipel atomique » soviétique. Assemblage et démontage d'armes nucléaires, tests d'ogives. Des dizaines de milliers de personnes y travaillent.
3. J'ai personnellement discuté avec un capitaine de vaisseau qui assure l'immersion en pleine mer de containers venant de Mourmansk, en un point situé entre ce port et celui d'Arkhangelsk.
Il immerge régulièrement des fûts toxiques et des fûts radioactifs, et son lieu d'immersion est de plus en plus près de Mourmansk, faute de fuel et de crédits pour le dédommager de sa course. Il faut signaler qu'au cours même de la conférence, un lâché de fûts radioactifs a été fait dans la mer de Barents, très officiellement et en toute tranquillité d'âme.
Tous les observateurs et tous les spécialistes s'accordent pour dénoncer ce type de "stockage" des déchets car le confinement est insuffisant compte tenu des contraintes océaniques, les pressions et les courants sous-marins. Mais pour l'instant, la Russie continue sa pollution du grand océan polaire.
1) Les essais atmosphériques ont été la première source de pollution. Le maximum de la contamination date de 1962 où la station d'Anderma ("goskoumgydromet") a mesuré des retombées jusqu'à 1000 fois plus élevées que le niveau admissible. Aujourd'hui, y compris en Nouvelle Zemble, la commission de contrôle de l'environnement de l'ex-URSS a constaté une radioactivité résiduelle égale de 2 à 3 fois le bruit de fond. De plus, il reste sur toute la zone arctique du nord de la Russie le stigmate de cette époque imprimé dans le cycle bien connu : "Lichen-rennes-hommes". Au-delà du 60ème parallèle, ce cycle, en particulier pour le césium 137, est responsable d'une contamination étendue de l'ordre de 3 à 4 fois au-dessus du bruit de fond russe.
2) La 2ème phase des essais souterrains représente une autre source de pollution, spécialement en Nouvelle Zemble, car un accident dans l'explosion d'une bombe dans un souterrain a entraîné une forte contamination, y compris des eaux glacées.
3) La 3ème source est d'origine civile : c'est l'idée de brillants nucléocrates, pendant la période Khroutchev-Brejniev d'utiliser les bombes nucléaires comme explosifs pour des travaux publics, comme le percement de routes, de canaux, etc.
Il y a eu 27 explosions de ce type de 1969 à 1988, depuis le lac Ladoga jusqu'à l'Oural avec en particulier pour le district d'Arkhazangelsk en 1971, une explosion dans le village d'Ilynsko-podomskoye, en 1984 près du village de Ruchji, au sud-est de Kotlas (pour colmater une fuite de gaz), résultat: la contamination est encore telle qu'elle est incompatible avec la vie à Kumzhinsky dans la zone autonome de Nenetz.
4) La 4ème source de pollution radioactive vient des rivières de la Sibérie polluée par l'industrie nucléaire. Car il y a de fortes émissions de déchets autour des complexes de Chlyabinsk, Yekaterinburg, Kurgan et Tyumen... Par exemple, les rivières Techa [voir la vidéo Viméo basse définition] et Mishelyak charrient des déchets venant d'un projet appelé "Majak" et qui a abouti à l'accumulation "in situ" d'un milliard de curie. Autre exemple : on a retrouvé une forte contamination de la rivière Yenisei provenant de la centrale "Krasnoyarsk-26", distante de 900 km !
5) La 5ème source est celle que nous avons décrite avec l'amoncellement des déchets nucléaires mal confinés en Nouvelle Zemble, et dans les mers de Kara et Barents. Ceci explique la raison de la tenue d'une conférence internationale à Arkhangelsk en octobre 1992, pour jeter un cri d'alarme au monde: si des solutions ne sont pas trouvées en urgence, la catastrophe écologique et humaine de la zone nord russe dépassera, et de loin, en ampleur celle de Tchernobyl.
Arrêt
en septembre 1992 d'un réacteur souterrain à Krasnoyarsk-26,
un des sites russes de production du plutonium de qualité
militaire.
Krasnoïarsk-26 (maintenant Zelenogorsk) au bord du Iénisseï
est associé à une ville de 90 300 habitants. Creusé
à 250 m de profondeur au début des années
1950 par des détenus, dans la rive du Ienisseï (7
millions de m3 de volume, c'est trois fois et demie le volume
de la pyramide de Chéops !). Une centaine de milliers d'ouvriers
qualifiés ont ensuite, en trois ans, édifié
sous terre cet ouvrage secret. On y traite le plutonium militaire
fourni par trois réacteurs (deux d'entre eux arrêtés
à l'automne 1992). Le troisième alimente en chaleur
et en énergie électrique le combinat minier et métallurgique
de Krasnoïarsk. C'est la seule centrale nucléaire
souterraine au monde.
V. Les conséquences médicales
Contrairement au nord du Groenland, du Canada et de l'Alaska, le nord de la Russie est fortement peuplé car il existe une importante industrie dans cette zone. Le boum économique des années 70 a entraîné un important transfert de population, venant du sud, et mal préparée aux rigueurs du climat polaire. Il existe, par exemple, 40 % d'ukrainiens dans cette population du nord. Dans ce contexte, la directrice de l'institut des questions médicales du nord et de la Sibérie, le Dr Maslemikova, a présenté le bilan sanitaire des deux régions les plus exposées, celle d'Arkhangeslk et celle de Nenetz.
La morbidité par cancer a augmenté de 20 fois entre 1978 et 1991, mais celle-ci n'augmente que de 5 fois dans la population arborigène. Si on examine le bilan sanitaire particulièrement bien fait pour la ville d'Arkhangelsk, pour la même période, l'augmentation des cancers est de 1,6 fois, les affections hématologiques malignes 2,3 fois et du système endocrinien 3 fois, ceci pour tous les habitants confondus, immigrés récents du sud compris.
C'est pourquoi le rapport insiste sur le biais important lié aux conditions particulières secondaires au climat extrême et à la mobilité de la population, que l'on appelle le stress du Grand Nord, et qui détermine un "profil sanitaire du nord" spécifique. Quoi qu'il en soit, une telle contamination ne peut pas être sans effet sur les êtres humains. Une étude épidémiologique sérieuse, faite selon les normes internationales, est encore plus urgente que pour la Polynésie, car le niveau moyen de la radioactivité lié à la contamination de radio nucléides à vie longue, comme le strontium 90 et le césium 137 est préoccupant, même si la Russie s'apprête à remonter le seuil de la dose maximale collective admissible pour la population, de 0,1 à 0,25 Sievert pour échapper à tout reproche de la CIPR !
VI. Que faire ?
... En tout cas, stopper net le projet criminel de Chernyskov et Kazanov, responsables de haut niveau du complexe militaro-industriel, qui veulent reprendre les essais nucléaires en Nouvelle Zemble pour faire sauter avec chaque bombe un réacteur nucléaire, ce qu'ils appellent les essais nucléaires "pacifiques" ! constituant ainsi autant de points chauds non contrôlables dans le sol, avec des milliards de curies plus ou moins confinés.
Il faut aussi examiner en détail les propositions faites par l'IAEA de Vienne; l'une vise à constituer dans l'île de Yuzhny située dans l'archipel de la Nouvelle Zemble un centre contrôle de stockage et de retraitement (conformément aux voeux de l'administration de Mourmansk, et de l'institut de technologie de Moscou), l'autre, de faire ce même centre, sans traverser la mer, dans la péninsule de Kola, dans la région de Dalnye Zelinsky, comme le demande l'institut de la technologie énergétique de Saint Petersbourg.
En tout état de cause: rien ne se fera
- Sans crédits importants, et il faut
bien que les nations riches payent pour la sécurité
de la planète.
- Sans contrôle international sérieux et répété.
- Sans levée immédiate et sans conditions du secret
militaire sur les déchets nucléaires civils et militaires.
Ceci explique les conclusions que nous avons adoptées au
congrès d'Arkhangelsk.
La Gazette Nucléaire n°127/128, juillet 1993.