Article publié en 1987 par le biologiste Valery Stoïfer dans la revue soviétique Kontinent:

Tchernobyl fatalité ou accident programmé ?

« Et le troisième ange sonna de la trompette. Et il tomba du ciel une grande étoile ardente comme un flambeau ; et elle tomba sur le tiers des fleuves et sur les sources des eaux.
Le nom de cette étoile est Absinthe
(1) et le tiers des eaux fut transformé en absinthe ; et beaucoup d'hommes moururent par les eaux, parce qu'elles étaient devenues amères. »
Apocalypse de Saint Jean, VIII, 10-11.

Le titre de cet article peut paraître blasphématoire : peut-on penser que des hommes de bonne foi puissent envisager froidement l'éventualité d'une catastrophe? Peut-on admettre que quelqu'un ait fait preuve de négligence dans le maniement d'installations aussi dangereuses qu'une centrale nucléaire, à l'intérieur de laquelle « bouillonne » l'atome, susceptible à tout moment de s'échapper à l'extérieur et de devenir mortel ?

Et pourtant, de nombreux faits, que révèle la simple lecture de la presse soviétique elle- même, étayent une réponse positive aux questions posées ci-dessus. Tentons donc d'analyser les faits et de comprendre si, vraiment, l'explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl n'a été qu'un tragique accident.


La centrale de Tchernobyl a été mise en service en septembre 1977. La première tranche comprenait deux blocs d'énergie, chacun d'une puissance de 1 000 mégawatts. Par la suite une seconde tranche de deux blocs d'une puissance supérieure fut construite, dont le quatrième bloc qui a fourni la première énergie électrique en décembre 1983.

Ces quatre blocs constituaient des installations techniques complexes, extrêmement puissantes et potentiellement dangereuses, exigeant une surveillance constante et particulièrement stricte. D'importants centres de recherche avaient participé à l'élaboration des plans de la centrale et ils avaient édicté des règles de sécurité très rigoureuses pour la construction et le fonctionnement de chacun des blocs. Ces règles, entérinées par les instances gouvernementales, concernaient tous les personnels travaillant sur le site: ingénieurs, chercheurs, administrateurs, aussi bien qu'ouvriers.
Cependant, dès la pose de la première pierre et dès le premier jour de fonctionnement de la centrale, il régnait un tel climat qu'un accident était inéluctable.

Pour exécuter le travail au plus vite, les ouvriers s'écartaient de leur planning, au mépris des procédures de travail strictes qui avaient été établies. Les responsables de la construction et de la mise en marche de la centrale, pour pouvoir réaliser les « engagements socialistes pris par le collectif » et annoncer triomphalement l'achèvement des travaux avant le délai prévu, ignoraient délibérément le planning qui leur avait été fixé.

Ainsi, tout était fait pour que le travail s'effectue non en fonction des projets étudiés par des spécialistes patentés, mais en fonction d'indications arbitraires données par les personnels des travaux publics qui touchaient pour chaque journée de travail économisée une prime, en plus de décorations et diplômes d'honneur remis au nom du Praesidium du Soviet suprême de l'U.R.S.S.

Par la suite, ces pratiques de cadences accélérées et de non-respect des procédures strictes furent reprises par le personnel de la centrale même, qui s'efforçait de se distinguer par des innovations et des modifications apportées aux minutieux schémas de fonctionnement de la centrale.

L'introduction d'innovations touchant des systèmes complexes sans l'accord de leurs créateurs, impensable en Occident, est monnaie courante en U.R.S.S., où pour toute « proposition de rationalisation » ingénieurs et ouvriers reçoivent des gratifications matérielles et morales. Des compétitions pour le titre de « meilleur rationalisateur » sont organisées par mois, par trimestre, par an et par entreprise. Le nombre de « propositions de rationalisation » adoptées par une entreprise sert de critère pour mesurer sa combativité.

Entendons-nous bien : je n'ai rien contre les propositions de rationalisation en tant que telles. Il n'y a rien de rédhibitoire à vouloir améliorer le travail en soi. Au contraire, c'est qune tendance à encourager : on trouve des Edison dans tous les milieux. Mais dans le cas de mécanismes aussi sophistiqués qu'une centrale nucléaire, ces propositions ne doivent être appliquées qu'après étude et contrôle minutieux de la part de toutes les parties concernées. Il est inadmissible d'introduire des rationalisations sans qu'il soit tenu compte des conséquences possibles d'une modification, fût-ce ponctuelle, du projet initial, conséquences susceptibles de remettre en question l'ensemble des objectifs.

Ainsi, ce ne sont pas les propositions de rationalisations qui sont dangereuses par elles- mêmes, mais la course insensée que se livrent les responsables pour dépasser le plan par l'adoption de n'importe quelle rationalisation, la surenchère quant au nombre de rationalisations introduites, en d'autres termes, l'agitation et le verbiage prenant la place des contrôles sévères.

Il en va tout autrement pour les « engagements socialistes » pris « volontairement » par le « collectif » qui s'engage à terminer avant le délai prévu, à produire en plus du plan, moins cher que le plan, etc. C'est un phénomène malsain dans son principe même. Il ne s'agit là ni d'« esprit créateur des masses » ni d'« attitude socialiste envers le travail », mais d'une école de mensonge et de falsification difficilement tolérable partout ailleurs, a fortiori en matière de centrales nucléaires.

Justement cette pratique, combinée au phénomène de rationalisation à outrance, a pris une ampleur considérable à Tchernobyl. La direction de la centrale était fière de ses rationalisateurs et la centrale arrivait au premier rang dans l'émulation socialiste entre centrales électriques, à laquelle participaient toutes les centrales y compris celles fonctionnant avec l'énergie nucléaire, et dont bon nombre avaient elles aussi adopté des modifications dans leur planning et leur construction.

Grâce à tout cela, le premier bloc d'énergie de la centrale de Tchernobyl fut mis en marche à sa puissance maximum huit mois avant la date prévue par le plan. L'« héroïsme » de tous fut récompensé et pas seulement matériellement. Le 22 janvier 1978, le Comité central du P.C.U.S. adressait à tous ceux qui avaient participé à la construction un télégramme spécial :

« Le travail inspiré et plein d'abnégation du collectif de toutes nationalités qui a construit la première centrale nucléaire d'Ukraine donne un témoignage éclatant de l'application des résolutions du XXVe Congrès du P.C.U.S. visant à assurer une large utilisation de l'énergie nucléaire dans notre pays. »

Six mois plus tard, le 21 juin1978, un groupé important despersonnels des travaux publics et des techniciens de la centrale recevaient les plus hautes distinctions officielles.

Encouragés par ces succès, les responsables de l'énergie nucléaire du pays réduisirent encore davantage les délais de construction du second bloc d'énergie. Celui-ci fut construit et mis en route « en un temps record » : un an, c'est-à-dire « deux fois et demie plus vite que ce que prévoyaient les normes », écrivaient en 1985 P. Fomine et V. Liutov, responsables de l'Énergie atomique.

Et derechef, l'héroïsme fut récompensé par les plus hautes autorités du pays : 26 personnes reçurent des médailles ou des décorations.

En 1979, la direction du Parti appela tous les travailleurs à faire encore plus vite et à « célébrer par de nouveaux succès dans le travail la date mémorable du 110e anniversaire de la naissance de Lénine ». Les dirigeants de la centrale de Tchernobyl répondirent avec ardeur à cet appel patriotique. A leur demandé, chaque équipe du personnel qui prenait son tour de service s'efforçait d'utiliser au maximum le potentiel de la centrale pour fournir davantage d'énergie électrique et baisser le prix de revient du kilowatt-heure. Ainsi, la nuit de l'accident, 176 personnes travaillaient à la centrale, pendant que 268 ouvriers construisaient la troisième tranche.

Cela évidemment n'était possible qu'en travaillant en dépit des consignes de sécurité, à la limite critique au-delà de laquelle la réaction nucléaire risque de devenir incontrôlable. Et plus l'énergie fournie était meilleur marché, plus les techniciens s'enhardissaient et plus ils recevaient de gratifications venues d'en haut.

Les techniciens de Tchernobyl ont fêté dans la joie le 110e anniversaire de la naissance de Lénine. Grâce à eux, la centrale de Tchernobyl avait fourni l'énergie électrique la moins coûteuse du pays. Mieux, 400 millions de kilowatts-heure avaient été produits au-dessus du plan. Tous les « engagements socialistes » étaient largement dépassés.

Pour son « héroïsme », la centrale de Tchernobyl fut baptisée du nom de V.I. Lénine, ce qui selon les usages soviétiques constitue la récompense absolue.

On procéda de la même façon pour les troisième et quatrième blocs d'énergie. En 1985, les travailleurs de la centrale proposèrent un total de 3049 modifications à la construction de la centrale et aux règles d'exploitation et 2 258 de ces propositions furent retenues et appliquées. La direction annonça fièrement que grâce aux dérogations on avait pu économiser 4 369 600 roubles.

En 1981 et les années suivantes, Tchernobyl occupa constamment les premières places dans la « compétition socialiste » entre centrales nucléaires du pays. Dans tous les locaux de la centrale figurait en bonne place le mot d'ordre qui reflétait le mieux les aspirations du personnel : « Chacun fournit sa contribution au plan quinquennal. »

Comment tout cela s'est terminé, chacun le sait aujourd'hui.

Une question se pose tout naturellement devant cette frénésie, quelle a été l'attitude des savants et des techniciens qui étaient au courant de ce qui se passait ? Ne comprenaient-ils pas le danger qu'il y avait à déroger à des procédures de travail contraignantes certes, mais élaborées avec soin et garantissant une sécurité maximale ? Ne comprenaient-ils pas que la course au profit immédiat, même si cela permet d'économiser des millions de roubles, aboutirait un jour à des accidents graves, voire mortels. La vie d'un homme est un bien inestimable, qui ne saurait être mesuré en roubles.

Il faut bien avouer aujourd'hui que les responsables soviétiques du programme nucléaire et de sa sécurité n'ont cessé de rassurer l'opinion publique, se répandant en propos lénifiants sur la sécurité absolue de toutes les centrales nucléaire, sécurité inscrite dès l'origine du projet.

L'un de ces principaux responsable était (et reste jusqu'à ce jour) V. Legassov
(2), membre ·de l'Académie des sciences et poulain du vieil Alexandrov (lequel perdit son poste de président de l'Académie des sciences peu de temps après la catastrophe). Pendant plusieurs années, Alexandrov et Legassov se sont employés à marteler dans la tête des Soviétiques l'idée que l'homme ne pouvait rien créer de plus sûr, de plus fiable et économique que des centrales nucléaires.

En 1985, dans un article intitulé « Une source d'énergie particulièrement précieuse » (et non pas « particulièrement dangereuse ») et illustré d'une superbe photographie de la centrale de Tchernobyl,
Legassov écrivait: «L'énergie nucléaire, en tant que source d'énergie, est plus que compétitive. Elle dépasse les autres sources au plan de l'économie, de la sécurité et du respect du milieu. »

En 1984,
un ouvrage intitulé Energie nucléaire, l'homme et le milieu environnant, publié sous la direction de Legassov et Kouzmine, le médecin S. Iline et l'ingénieur Y. Sivintsev, affirmaient :
« Il est aisé de constater que probabilité de mort dans un accident de centrale nucléaire est dix mille fois moins élevée que celle de mort dans un accident de voiture et à peu près cent fois inférieure à celle de mort par la foudre. La comparaison avec le danger de mort dans, d'autres catastrophes naturelles [ ...] montre que le risque d'irradiation est à peu près comparable au risque d'être écrasé par une grosse météorite capable de traverser l'atmosphère et de venir toucher terre. »

Un an plut tôt, un article de la revue Energia, publiée par le Præsidium de l'Académie des sciences de l'U.R.S.S., et dont Legassov est au comité de rédaction, informait ses lecteurs que «la probabilité de mort par suite d'irradiation due à une centrale nucléaire est comparable au risque encouru au cours d'un seul voyage de cent kilomètres en automobile ou au risque que court une personne fumant entre une et trois cigarettes par jour ... ».


Dans un article écrit conjointement avec V. Demine, Y. Chevelev,
Legassov adoptait une attitude particulièrement cynique : « Faut-il fixer une limite à la sécurité ? » demandait-il. L'article concernait les centrales nucléaires et les auteurs s'employaient à réfuter la conception occidentale en la matière, qui prévoit un niveau de sécurité maximal tant lors de la construction que dans l'exploitation de ces centrales.

L'article débutait par une affirmation péremptoire : « Les spécialistes savent bien qu'il est impossible de provoquer une véritable explosion nucléaire dans une centrale nucléaire et que seul un invraisemblable concours de circonstances peut aboutir à ce genre d'explosion, pas plus destructrice au demeurant qu'un obus d'artillerie. »


Les auteurs répètent une fois de plus que les centrales,nucléaires sont conçues et exploitées de façon si spécialisée que « la sécurité des travailleurs d'une centrale, tout comme celle des populations vivant à proximité, est assurée de façon maximale, car les installations sont construites de telle sorte que les gens ne subissent aucun dommage non seulement dans les conditions normales de fonctionnement mais même en cas d'incidents aussi improbables que la chute d'un avion sur un réacteur ». A cette occasion, les auteurs tentaient d'évaluer le prix d'une vie humaine en roubles et une fois cette valeur établie, de calculer à partir de quel risque de mort d'homme il convient de prévoir des installations de sécurité dans les centrales nucléaires :

« On évalue ·à une somme entre 20 000 et 30 000 roubles le dommage créé à la société par la perte d'une vie humaine moyenne (en fonction de l'âge etc). Prenant pour base A, on obtient : A "=" de 4 à 6 roubles
(3). »

Des calculs pragmatiques de ce genre, proches du cannibalisme, ne sont pas le fruit du hasard. Dans le même article, les auteurs glosaient sur la nécessité de payer, fût-ce au prix de sa vie, le confort et la joie de vivre dont la société moderne nous fait bénéficier :

« La civilisation ne se contente pas de prolonger la vie de l'homme, en dépit des nouveaux dangers qu'elle apporte ; elle rend aussi cette vie plus confortable, plus facile, plus agréable, plus belle. Lorsque les sociologues déterminent le niveau de vie, ils jugent nécessaire de prendre en compte, outre l'espérance de vie, le mode et la qualité de cette vie. Cela reflète incontestablement l'opinion de la majorité des gens, qui, dans leur vie quotidienne, sont prêts à échanger leur santé contre le confort et l'agrément. Ils utilisent des moyens de transport dangereux, font de l'alpinisme, pratiquent la chasse, ne renoncent pas à des habitudes qu'ils savent néfastes et, enfin, ils risquent leur vie, pas seulement pour sauver leurs proches ou des étrangers, mais aussi pour obtenir des biens matériels.[... ] Celui qui ne se préoccupe que de sa santé est semblable au corbeau du conte Kalmouk
(4). [...] La plupart des gens refusent ce style de vie. »

Je voudrais mentionner ici l'opinion de l'académicien Andreï Sakharov, au sujet du père de la bombe H américaine, E. Teller, qui tenait un discours semblable. Dès 1959, Sakharov écrivait :

« Un autre argument répandu dans la littérature scientifique de plusieurs pays consiste à dire que le progrès de la civilisation et le développement de la technique nouvelle aboutissent à des pertes en vies humaines dans de nombreux autres cas. On cite souvent l'exemple de l'automobile. Mais l'analogie est ici inexacte et injustifiée. Le transport automobile améliore les conditions de vie des hommes et n'entraîne des accidents que dans des cas isolés, dus à la négligence d'individus qui en portent la responsabilité au regard de la loi. Les accidents provoqués par les essais nucléaires sont la conséquence inévitable de chaque explosion. A mon sens, la spécificité morale de ce problème réside d'abord dans l'impunité totale du crime, car il est impossible de démontrer dans chaque cas concret de mort que sa cause en est l'irradiation, et ensuite dans l'impuissance totale de nos descendants par rapport à nos actes. »

Les paroles de Sakharov sont tout à fait applicables à la position prise par Legassov, surtout compte tenu des conséquences de celle-ci.

Une autre affirmation de Legassov et de ses collègues est tout aussi inacceptable :

« Les dépenses faites pour les mesures de sécurité soustraient des fonds à d'autres domaines, en particulier ceux dont relève la qualité de la vie. C'est pourquoi ces dépenses ne doivent pas être excessives. Or cette exigence évidente est méconnue par les spécialistes de la sécurité qui prennent pour seuls critères la réduction et la minimalisation du risque global. »

Je le répète encore une fois : la course au bon marché, fondée sur des présupposés amoraux, sur le désir d'une prétendue majorité des gens de risquer leur vie et leur santé pour vivre mieux a infligé une terrible leçon aux « pragmatiques ». Leurs arguments pseudo- scientifiques en faveur d'une énergie peu coûteuse coûtent cher aux populations, non seulement dans notre pays mais aussi à l'étranger, là où la poussière radioactive de Tchernobyl s'est répandue.

La conclusion de l'article de Legassov, Démine et Chevelev apparaît aujourd'hui comme impudente, outrageante à l'égard des victimes de Tchernobyl :

« Ainsi, il faut une limite à la sécurité. Celle-ci doit être décidée si possible dans le cadre d'une analyse économique. Le refus d'une telle limitation, la volonté d'assurer une sécurité maximale peut conduire au résultat inverse. "Tout le monde sait que la sécurité est l'ennemi numéro un de tous les mortels", fait dire Shakespeare à Lady Macbeth. Cette idée peut paraître absurde à première vue, et pourtant, en vertu de la loi dialectique de l'unité et de la lutte des contraires, elle corrobore la principale conclusion du présent article. »

Occupant un poste élevé dans l'oligarchie scientifique soviétique, Legassov a bien sûr fondé un groupe où ses opinions ont été reprises et adoptées par d'autres.

I. Kouzmine et A. Stoliarevski, proches de lui, expliquent en 1985 une récente baisse du rythme de la construction de centrales nucléaires en Europe et aux États-Unis par la volonté de mauvais aloi d'élever le degré de sécurité dans les centrales nucléaires. Ils notent que « [...] le coût des systèmes de sécurité des centrales nucléaires, dont l'exploitation a commencé en 1975, atteint 30% du total des investissements. Dans les centrales construites aujourd'hui, ce coût atteint presque 50% » , et ils critiquent les pays occidentaux pour leur obsession de la prévention maximale des accidents.

A. Sarkissov, membre-correspondant de l'Académie des sciences de l'U.R.S.S., confirme cette analyse :

« Les gens croient communément qu'avec l'usure du matériel peuvent apparaître des maillons faibles. De fait, un seul accident peut influer fortement sur les statistiques existantes. Pour balayer définitivement les craintes sans fondement, il convient d'expliquer au public, le plus largement possible, de façon claire et précise, comment est assurée concrètement la sécurité des installations nucléaires. »

De par ses fonctions de premier adjoint au ministre de la Santé publique de l'U.R.S.S., E. Vorobiev aurait dû s'opposer aux dérives des physiciens-technocrates. Il s'est au contraire empressé de leur porter sa caution, déclarant, à la conférence internationale consacrée au lancement de la première centrale nucléaire :

« On peut aujourd'hui affirmer avec certitude que, tant au plan de la protection du personnel et de la population contre les radiations que de l'influence sur le milieu environnant, l'énergie nucléaire a fait ses preuves et démontré qu'elle était une des formes de production d'énergie parmi les plus sûres et les plus prometteuses. »

Dans le même temps, dans un rapport présenté au Congrès international de technique nucléaire à Bâle en 1981, Legassov, Iline, Kouzmine, etc. s'efforçaient de convaincre les Occidentaux qu'ils étaient très soucieux d'assurer la sécurité la plus grande dans leurs centrales nucléaires. Ils énuméraient les six points d'un programme censé prouver la constante préoccupation des responsables soviétiques de l'énergie nucléaire en matière de sécurité; ils faisaient en particulier mention de « l'application suivie de toutes les procédures techniques destinées à assurer la sécurité à toutes les étapes de la construction et de l'exploitation des centrales nucléaires ».

En août 1986, dans son rapport sur la catastrophe de Tchernobyl qu'il envoya à l'Agence internationale pour l'énergie atomique, Legassov était contraint d'admettre que les techniciens de la centrale avaient effectué une expérience inacceptable dans la nuit du 26 avril. Après avoir débranché les systèmes automatiques, ils avaient procédé avec une légèreté criminelle à des expériences sur le combustible nucléaire pour étudier les possibilités d'accroissement de la production d'électricité, manuvrant les systèmes de ralentissement des neutrons et de refroidissement des réacteurs avec une négligence coupable et avaient finalement provoqué l'explosion du réacteur. Conséquence inéluctable du non-respect des mesures de sécurité.

Longtemps encore. la catastrophe de Tchernobyl frappera à nos portes. Elle ne se manifestera pas seulement par l'augmentation du nombre de cancers. Elle aura des conséquences plus effrayantes : les troubles génétiques pour les générations à venir, l'accroissement du pourcentage de maladies héréditaires chez les nouveau-nés, l'accroissement du nombre de malformations, de naissances prématurées, d'avortements spontanés.

La leçon de Tchernobyl est d'autant plus importante que l'humanité ne peut se passer de l'énergie nucléaire. Dès aujourd'hui, les États-Unis fabriquent 16% de leur énergie dans une centaine de centrales, et pour la France, c'est la moitié de sa production qui est fournie par les consurs de la centrale de Tchernobyl.

Il importe donc d'étudier à fond les causes de l'accident et de renoncer définitivement à l'aventurisme e n matière nucléaire. Tchernobyl doit nous inciter à prendre en compte les données nouvelles déjà chèrement payées en vies humaines.

Tchernobyl lance à l'humanité un terrible avertissement sur le prix que feront payer un progrès non maîtrisé et la négligence et l'amoralité de responsables égoïstes.

Valéry Soïfer*
traduit du russe par Catherine Maillat.


1) Coïncidence étrange : « Tchornobyl » est le nom (ukrainien) de l'armoise vulgaire (Artemisia vulgaris), plante herbacée de la famille de l'absinthe (Artemisia absintium).

2) Alors que ce numéro de Politica Exterior entrait en impression, la presse soviétique a rendu compte du suicide de Valéry Legassov. Son dernier écrit, publié en forme de testament posthume dans la Pravda, signale que le programme nucléaire soviétique soufrait d'erreurs de conception, et de règles de sécurité insuffisantes et mal définies [Note ajoutée dans la traduction espagnole du texte de V. Soïfer, publiée fin avril 1988]

3) A étant la valeur du risque traduite en catégorie de valeur économique de la sécurité d'une centrale nucléaire.

4) Dans ce conte, un aigle demande un corbeau pourquoi celui-ci vit trois cents ans, alors que les aigles vivent trente- trois ans seulement. « Parce que, répond le corbeau, tu te nourris de sang frais, alors que moi je me nourris de charogne. » L'aigle décide d'essayer de manger de la charogne pour prolonger sa vie, mais il trouve que ça n'a aucun goût. Il va trouver le corbeau et lui dit : « Décidément, frère corbeau, plutôt que de manger de la charogne pendant trois cents ans, mieux vaut boire du sang frais une seule fois, et advienne que pourra. »

 

*Valéry Soïfer. Né en 1936 à Gorki. Docteur en biologie, auteur de quinze ouvrages et plus de deux cents articles scientifiques publiés en U.R.S.S., aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne fédérale, aux Pays-Bas, etc. Spécialiste. des facteurs pouvant modifier l'hérédité des organismes vivants (irradiation, substances chimiques...).

En 1974, il est nommé directeur adjoint de l'Institut national de biologie et de génétique moléculaire appliquée qu'il avait largement contribué à créer. En 1976, il est déchu de cette fonction pour avoir engagé des Juifs et pour avoir dénoncé les persécutions des Juifs. Il reste le chef d'un laboratoire, mais il est privé du droit de voyager à l'étranger, même dans les pays du camp socialiste, et de publier dans les revues internationales.

En 1979, V. Soïfer demande un visa d'émigration. Son laboratoire est fermé sur-le-champ et on lui retire son titre de docteur ès sciences, au mépris de la législation soviétique. En décembre 1980, il est licencié. Il n'a jamais retrouvé de travail. Plusieurs universités des États-Unis et d'autres pays lui ont proposé un poste de professeur, mais les autorité soviétiques lui ont interdit d'émigrer. Dans son article, le Pr Valéry Soïfer décrit comment le climat social qui régnait dans la science et l'industrie soviétiques a favorisé la catastrophe de Tchernobyl.

Cet article fait partie d'une grande étude du Pr Soïfer sur les causes et les conséquences du désastre (cancers et malformations génétiques) dont de toute évidence le gouvernement soviétique a minimisé l'importance.

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Ci-dessous des extraits de l'article d'Igor Guerachtchenko, scientifique originaire de Kiev qui vient d'émigrer en Occident. Cet article expose son propre témoignage devant la Commission pour la sécurité et la coopération en Europe (C.S.C.E.) à Washington le 31 mars 1987.

« Le gouvernement soviétique a officiellement déclaré que 31 personnes sont mortes par suite de la catastrophe. Certains en Occident ont cru à ce mensonge éhonté et à ce chiffre dérisoire. [ ... ]
« L'évacuation des personnes irradiées a commencé début mai. Des nuits entières, camions et autobus ont transporté les gens du lieu de la catastrophe à Kiev, où ils s'entassaient dans les hôpitaux, à vingt ou trente par chambre.
Le personnel médical était obligé par le K.G.B. de signer un "engagement de non-divulgation de secret d'État". Relevaient du secret d'État : le nombre de personnes hospitalisées, les diagnostics portés dans leur dossier médical, les traitements suivis et le nombre de décès.

« La divulgation de secret d'État est qualifiée en U.R.S.S. De "trahison de la Patrie" et à ce titre passible d'une peine allant de quinze ans de camp à régime sévère suivis de cinq ans de relégation à la peine de mort
(article 56 du Code pénal de l'Ukraine). Faut-il s'étonner que dans ces conditions personne n'ait contesté la thèse officielle ?

« Dans les archives des hôpitaux, on ne trouve aucune trace des actes de décès concernant les personnes originaires de la région sinistrée et évacuées à Kiev. Tous ces documents ont été remis au K.G.B. Le gouvernement soviétique nie le fait même qu'il y ait eu des personnes irradiées hospitalisées à Kiev. D'après la version officielle, toutes les victimes ont été transportées à Moscou et soignées conjointement par les médecins soviétiques et américains.

« Quelles sont les doses d e radiations supportées par les populations des environs de Tchernobyl ? Personne ne le sait au juste. Dans les jours suivant la catastrophe, les compteurs Geiger faisaient défaut dans toute la région. Un de mes amis, capitaine de police, a passé une semaine en service sur le lieu de la catastrophe où un cordon sanitaire avait été mis en place.. Mais il n'avait pas de compteur avec lui et il ne sait pas à quelle dose il a été exposé. Les chauffeurs des camions qui procédaient à l'évacuation n'avaient pas non plus de compteurs. Est-ce un hasard ? Pas du tout. De cette façon, il est plus facile de mentir à son propre peuple et à l'opinion publique occidentale.

« Je sais que, des personnes qui ont été évacuées de nuit et hospitalisées à Kiev, 15 000 sont mortes des suites de l'irradiation dans les mois suivants.

« Je ne peux pas citer mes sources : les personnes de qui je tiens ces informations vivent en U.R.S.S. et le K.G.B. ne les épargnera pas si je communique leurs noms... Je souligne seulement que j'ai obtenu ces renseignements auprès de personnes qui ont travaillé directement sur les lieux de la catastrophe et du sauvetage : conducteurs de camions, personnel des hôpitaux, militaires du cordon sanitaire, etc.

«
A Kiev, on n'a même pas essayé de mettre au point un traitement sérieux pour les victimes. En fait, il n'y avait aucune possibilité d'apporter une aide médicale à des dizaines de milliers de personnes. Où aurait-on pris le sang nécessaire aux transfusions et les transplants de moelle osseuse en telle quantité ? Les malades étaient placés dans bien d'autres sections que les sections radiologiques : en fait ils étaient éparpillés un peu partout. Beaucoup étaient étendus dans les couloirs, voire dans les caves des hôpitaux. Dans un hôpital, on a même libéré une partie de la morgue...

« En réalité le nombre des victimes de Tchernobyl sera bien supérieur au chiffre de 15 000 personnes. Des dizaines, si ce n'est des centaines de milliers de personnes mourront des suites des cancers provoqués par la radiation, mais ce sera pour plus tard, la période de latence pouvant durer des années.

« Il y a encore d'autres victimes de Tchernobyl, des victimes que personne n'a vues. Ce sont les enfants morts avant la naissance. Après l'explosion, les médecins ont recommandé aux femmes enceintes de Kiev et d'autres régions d'Ukraine d'avorter. Je connais des cas où l'avortement a été pratiqué au sixième mois de grossesse, tout à fait officiellement, à l'hôpital... Personne n'a forcé ces femmes à le faire, mais qui voudrait risquer de mettre au monde un enfant anormal ?

« En plus de tous les autres malheurs qui se sont abattus sur les populations du fait de la catastrophe,
il faut noter l'incroyable pingrerie du gouvernement soviétique qui n'a pas détruit les récoltes contaminées. Les populations se sont nourries avec des produits qui ont été en contact avec des substances radioactives. Pendant l'automne et l'été 1986, des collègues à moi ont participé aux travaux agricoles dans des kolkhozes de la région de Kiev, selon la pratique habituelle du "travail volontaire". On leur a fait remplir de carottes et de betteraves des caisses qui portaient les inscriptions "Produit de la région de Kherson" ou "Produit de la région de Nikolaïevsk'', régions très éloignées du lieu de la catastrophe. Et personne ne s'en est étonné : les Soviétiques ont l'habitude du mensonge et, de toute façon, ces produits ne sont pas destinés à l'exportation. "Ce sont donc des affaires intérieures de l'U.R.S.S., dans lesquelles personne n'a à intervenir" ! »

Le texte intégral de cet article a été publié dans La Pensée russe du 14 août 1987.