Sud Ouest, 15 mai
2005:
Deux grandes manifestations rythmaient ces jours-ci la vie de Minsk, la capitale biélorusse. Quelques jours seulement séparent l'anniversaire de l'accident de Tchernobyl, le 26 avril, du défilé du 9 mai, célébrant la victoire de l'Armée rouge contre l'armée allemande lors de la Seconde Guerre mondiale. Ces deux manifestations illustrent les tensions et le malaise de la Biélorussie.
Les préparatifs du 9 mai, pour le soixantième anniversaire de la fin de la guerre, ont été, cette année, à la mesure de la nostalgie soviétique que connaissent les dirigeants et une partie de la population. Quant au rassemblement du 26 avril, qui commémore à l'origine la catastrophe de Tchernobyl, il est devenu un alibi politique pour les mouvements d'opposition démocrates, Tchernobyl étant devenu un symbole du système soviétique et du pouvoir de l'actuel président, Aleksandr Loukachenko. En place depuis 1994, à 51 ans, il dirige son Etat d'une main de fer, faisant condamner ou parfois même disparaître ceux qui lui résistent. Et, en octobre dernier, Loukachenko réussissait, au cours d'un référendum entaché de fraudes, à faire modifier la Constitution en vue de s'attribuer le droit de briguer un troisième mandat en 2006. La Biélorussie, cette ex-République soviétique aux portes de l'Union européenne élargie, est unanimement vue comme la dernière des dictatures du Vieux Continent.
Le spectre de la catastrophe.
Le 26 avril 1986, le vent souffle du sud sur la centrale nucléaire ukrainienne de Tchernobyl, installée à quelques kilomètres de la frontière méridionale de la Biélorussie. Ce pays a absorbé 70 % des radiations. 30 % des terres demeurent officiellement « vitrifiées ». Deux millions de personnes dont 500 000 enfants vivent encore dans ces régions.
Les analyses des répercussions de la catastrophe sur les populations touchées par les retombées radioactives et sur les « liquidateurs » (les 800 000 personnes ayant travaillé, directement ou indirectement, à la liquidation des conséquences de l'accident) se contredisent et font l'objet de débats. Dès 1986, les autorités soviétiques pronostiquent que 2 500 personnes seraient susceptibles de mourir suite à la catastrophe tandis que John Gofman, professeur de biologie à Berkeley, prévoit le décès de 500 000 personnes. Le gouvernement biélorusse reconnaît une augmentation de 4 000 % du cancer de la thyroïde. Il avoue aussi une progression du diabète de 700 %, des pathologies sanguines de 800 %, une augmentation des maladies digestives, des poussées de cancers, une croissance des difformités de naissance (malformations des mains et des membres, du foie, de la colonne vertébrale, des lèvres, du cerveau...) dans les zones fortement contaminées.
Piotr, le relogé.
Mais des victimes ont dû partir. Piotr, la soixantaine trapue et usée, loue encore les performances de l'agriculture kolkhozienne. Il était tractoriste, et sa femme Olga, trayeuse. Aujourd'hui retraités, ils vivaient jusqu'à l'année dernière dans la zone contaminée par Tchernobyl au sud du pays. « Au moins, ce n'était pas une terre pleine de cailloux, j'étais mieux là-bas pour mon potager ! », dit-il. « Ne raconte pas de bêtises », proteste son fils policier qui, par sa profession, a pu simplifier les procédures administratives et reloger ses parents dans un village à 200 kilomètres de Minsk.
Près de l'âtre qui chauffe toute
la maison, Piotr reproduit, sans trop y croire, le discours officiel.
« Bush a serré la main de Poutine, l'ennemi de Loukachenko,
et va placer avec lui des lance-missiles depuis la Pologne en
direction de la Biélorussie,
toujours plus isolée face à ses ennemis extérieurs
»... Piotr a, comme beaucoup, une certaine nostalgie de
l'URSS. Sa retraite a augmenté mais elle plafonne à
moins de 100 euros. Il s'interroge tout de même sur le sort
de sa vache à lait qu'il a ramenée de la zone contaminée
: « Peut-être vaut-il mieux en changer ? »,
dit-il en soupirant.
Les Biélorusses sont nombreux à nier le danger. Docteur en sociologie à l'université de Bordeaux II, Ronan Hervouet a vécu plus de deux ans à Minsk et a rédigé une thèse sur les jardins potagers en Biélorussie. Même si les risques d'empoisonnement sont connus, la majorité des Biélorusses continuent de cultiver leurs légumes et de consommer des aliments contaminés. Les difficultés économiques n'expliquent pas tout. Donner des produits aux membres de la famille, même s'ils sont contaminés, c'est aussi maintenir et réactiver le lien familial. Et puis certaines personnes refusent le relogement, synonyme, pour elles, de déracinement.
La négation des autorités.
Cette attitude fait le jeu des autorités, qui mènent une politique très ambiguë en matière de prévention. Le gouvernement assure que la situation est maîtrisée. On relance même l'agriculture dans les zones contaminées. Le 26 avril 2001, le président Loukachenko s'est rendu comme chaque année dans le district de Gomel, région la plus touchée par l'explosion du réacteur. Il a participé à la cérémonie que les habitants consacrent à la mémoire des victimes puis s'est déplacé à Kalinitchi, un village où les 605 habitants n'ont pas été relogés. Alors qu'il s'adressait dans la rue aux habitants, vêtu d'un pantalon treillis, une voix s'est élevée de la foule : « Et pour notre santé ? » Loukachenko répond dans un rire : « Pour la santé ? Faites donc du sport ! »
Dans un tel contexte politique, certaines sommités du monde médical affrontent les menaces et violences policières. Le professeur Vassili Nesterenko, directeur déchu de l'Institut de l'énergie nucléaire de l'Académie des sciences de Biélorussie, parcourt les zones contaminées et tente d'établir des mesures de la contamination de la population biélorusse. Il subit aujourd'hui des pressions continuelles de la part de l'ex-KGB.
Le gouvernement de Loukachenko avait commandé un rapport sur la catastrophe au professeur Iouri Bandajevsky. Ce grand spécialiste des problèmes nucléaires a étudié les pathologies liées aux radiations à partir des corps reposant à la morgue de Gomel. Il a commis l'impudence de souligner l'incurie des autorités dans la gestion de la crise. En juin 2001, accusé d'avoir touché un pot-de-vin d'une étudiante, il a été condamné à huit ans de prison par un tribunal biélorusse. Les études épidémiologiques ont été stoppées. Avec la disparition de l'institut d'Okeanov, qui tenait un registre des cancers depuis 1972, et avec l'abandon, juste après l'incarcération de Iouri Bandajevsky, du programme d'étude de son institut, Tchernobyl est devenu un sujet de recherche tabou.
Quant au régime, il se durcit à la suite de la vague orange ukrainienne, des menaces américaines et à l'approche de l'élection présidentielle en 2006. L'université européenne des sciences humaines, qui n'était pas directement contrôlée par les autorités, a été fermée l'été dernier. Mikhaïl Marinytch, ancien ministre des Relations extérieures de Loukachenko, qui avait voulu se présenter contre le président en 2001, a été condamné à cinq ans de prison en décembre dernier. Et le professeur Iouri Bandajevsky continue de croupir dans sa cellule.
Jean Harambat
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