Extrait:
A cause de l'ouverture des frontières et du nouveau dogme hissant l'exercice de la libre concurrence sur un piédestal, les monopoles ont du plomb dans l'aile. Mais alors que la distribution postale, les télécommunications ou les transports ferroviaires sont défendus par les syndicats au nom du " service public ", le monopole exercé sur l'industrie nucléaire par ce qu'il faut bien appeler une caste sonne plus désagréablement. Car pour des raisons historiques, le nucléaire civil est intimement lié au nucléaire militaire.
Dans la préface d'un très bon ouvrage de référence qui fait l'inventaire complet des sites et matières nucléaires sur le territoire français, La France nucléaire, 1997, de Mary Bird Davis, l'ingénieur et docteur ès sciences Bernard Laponche s'est livré à une analyse rapide qui mérite d'être ici reproduite en partie. Bernard Laponche connaît bien son sujet. Polytechnicien, il a débuté sa carrière au CEA. Physicien travaillant sur les réacteurs, il a représenté la France au Comité Europe-Amérique des réacteurs nucléaires. Après un passage au siège de la CFDT, il a rejoint l'Agence française de la maîtrise de l'énergie, comme directeur général. Il fut consultant indépendant, et a rejoint le cabinet ministériel de Dominique Voynet au printemps 1998.
" Le drame initial et majeur du développement de l'énergie nucléaire est que celui-ci s'est fait pendant la Seconde Guerre mondiale, et s'est amplifié pendant la course aux armements avant la guerre froide. ( ... ) Aux Etats-Unis, comme un peu plus tard en URSS et en Europe (en particulier en Grande-Bretagne et en France), ce sont les programmes militaires qui ont, dans la plupart des cas, présidé aux premières réalisations à caractère industriel et déterminé le choix des solutions techniques adoptées. "
Il y a donc une imbrication entre nucléaire civil et militaire. Avec quelles conséquences ?
" Les premiers réacteurs nucléaires ont été mis au point pendant la Seconde Guerre mondiale pour produire du plutonium. Le retraitement des combustibles irradiés a eu pour objectif la séparation du plutonium afin d'utiliser celui-ci comme explosif. Ce n'est que plus tard que les techniques - réacteurs, enrichissement de l'uranium, traitement des combustibles irradiés - ont été orientées vers des utilisations civiles de production d'électricité, orientations bien souvent guidées par le souci de rentabiliser les inventions, techniques ou installations développées pour les besoins militaires. "
L'instrument de cette révolution qui n'a jamais dit son nom ?
" Un seul et même organisme, le Commissariat à l'énergie atomique, est resté, depuis sa création à la fin de la Seconde Guerre mondiale, responsable du développement du nucléaire militaire et de celui des applications nucléaires "civiles " qui lui sont connexes. "
Mais cette imbrication du civil et du militaire n'est pas propre à la France. Comment expliquer cette " exception française ", qui cantonne le nucléaire civil dans une zone de non-droit incompréhensible par des observateurs étrangers (autres que russes) ?
La première raison est toute simple. Voici ce qu'en dit Pierre Guillaumat, administrateur général du CEA de 1951 à 1958. Il fut, à ce titre, l'homme qui fit passer le Commissariat du rang de laboratoire de recherche à celui d'entreprise industrielle. Après un passage à la tête du ministère des Armées, sous la présidence du général de Gaulle, Guillaumat retrouva la tutelle du CEA jusqu'en 1962, puis présida EDF en 1964 et 1965. Cet entretien a été réalisé en 1986 par deux journalistes allemands, cinq ans avant sa mort.
" Il n'y a pas eu de bifurcation entre le civil et le militaire. Que fait un arbre par exemple, en grandissant? Il crée des branches... Le Commissariat cherchait à faire de l'énergie atomique avec tout le monde. Alors que Joliot-Curie (1) avait pensé faire les centrales nucléaires électriques à l'intérieur du Commissariat, j'ai dit: " C'est Electricité de France qui prendra le relais, qui fera un jour ces centrales. " Mais pour cela, il fallait que les gens d'EDF soient accueillis dans la maison. "
Pierre Guillaumat est ensuite interrogé sur la façon dont le gouvernement a décidé de lancer la construction de l'arme atomique.
" On dit qu'il n'y a pas eu de véritable
discussion parlementaire...
- Mais non. Il n'y a eu aucune discussion parlementaire. A quoi
ça sert ces discussions parlementaires ?
- Est-ce que ce n'est pas important pour le public ?
- L'opinion publique... l'opinion publique, qu'est-ce que c'est
l'opinion publique ?
- Comment la définiriez-vous ?
- Mais je n'en sais rien. Vous présentez un texte au Parlement
si vous avez besoin du Parlement. Il vote pour ou il vote contre.
Ça, c'est l'opinion de la majorité. Mais nous n'avions
pas besoin du Parlement. L'objet du Commissariat était
toute l'utilisation de l'énergie atomique. A partir du
moment où, réglementairement, apparaissait régulièrement
dans le budget un chapitre qui me donnait les moyens pour faire
les études militaires, je faisais des études militaires.
Ce n'est pas hypocrite ce que je dis là... Dès que
vous faites quelque chose de nouveau, tout le monde est contre.
Et si vous laissez faire la démocratie, quel est celui
qui va plaider la cause pour cinq ans ? "
C'est en vertu de ce raisonnement que Pierre Messmer, Premier ministre de Georges Pompidou, ne consulte pas le Parlement quand survient le choc pétrolier de 1973. Le 5 mars 1974, Pierre Messmer annonce son plan à la télévision : " Notre grande chance est l'électricité d'origine nucléaire, parce que nous en avons une bonne expérience depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale... " Ensuite, celui qui fut ministre de la Défense du Général - ce qui a son importance - prononce des mots que les Français ont souvent entendus depuis: indépendance nationale, etc. Inutile de dire qu'EDF réagit au quart de tour: trois jours après le discours de Messmer, EDF remet son plan de bataille au Premier ministre.
La France, c'est vrai, avait des ressources énergétiques assez faibles. A cette époque, EDF exploite déjà tous les grands barrages hydro-électriques possibles, et la " houille blanche " ne peut guère produire davantage. Le pétrole a largement remplacé le charbon dans les centrales thermiques. La menace de pénurie, plus exactement de dépendance énergétique, est réelle. Les pays arabes viennent de multiplier par dix le prix de leur pétrole. Tout en optant pour une filière nucléaire, puisque sa technologie le lui permet, l'Etat pourrait cependant en profiter pour demander à EDF de diversifier ses sources énergétiques: il reste du charbon dans notre sous-sol, le gaz naturel est en pleine expansion, et les énergies renouvelables telles que l'éolien et le solaire méritent bien quelques recherches sérieuses. Et si on doit faire des économies de pétrole, pourquoi ne pas faire porter en priorité l'effort sur le secteur des transports, dévoreur de carburant pétrolier ? Mais c'est le " tout nucléaire " électrique qui va l'emporter.
Il ne faut pas s'y tromper: EDF n'a pas décidé seule. Simplement, ce choix correspondait si bien à sa culture d'entreprise qu'elle n'a pas rechigné, loin s'en faut. Dès 1946, date de la création d'une compagnie électrique nationalisée (auparavant, d'innombrables sociétés se partageaient et se disputaient le marché), EDF avait compris que la standardisation de ses outils de transport et de production était un atout considérable pour sa gestion. En plus de ses avantages techniques, cette stratégie soude humainement les personnels.
Il restait encore une question cruciale à trancher: à la fin des années 60, le CEA et EDF n'étaient en effet pas d'accord sur le type de réacteur à adopter en France. Il y a plusieurs manières de concevoir et de faire fonctionner un réacteur électronucléaire. Le CEA aurait voulu développer les réacteurs fonctionnant à l'uranium naturel et au graphite-gaz. Grâce à l'expérience accumulée par les Américains, grâce aussi à la force de conviction personnelle de Pierre Guillaumat qui déplorait l'intransigeance du CEA qu'il ne dirigeait plus, EDF avait rapidement compris que la filière à uranium enrichi et eau pressurisée (PWR, pressured water reaclor, REP en français) serait la plus compétitive. Mais on était au bord de la trahison: ce choix supposait que la France se rallie à une filière technique inventée par les Anglo-Saxons. Dans un livre narrant cette saga, Histoires d'EDF, un ancien directeur général de l'entreprise publique raconte avec humour: " Le CEA visait le prix Nobel, EDF le prix du kilowatt-heure. "
Dès la fin des années 60, l'industrie nucléaire civile était sur les starting-blocks, l'entreprise était prête. Mais il a fallu la crise pétrolière de 1973 pour que la réaction en chaîne se produise.
De fait, le nucléaire a représenté une chance immense pour EDF. A la fin des années 50, l'entreprise n'était finalement qu'une compagnie de taille moyenne, vendeuse d'électricité. Pour elle, le nucléaire était un moyen, non une fin en soi. Depuis, EDF a surfé sur la vague nucléaire, et ses énormes capacités de production lui ont permis de développer des activités connexes rémunératrices, telles que la vente du chauffage électrique. Or ce système est une aberration économique, ainsi que le reconnaît la Direction générale de l'énergie et des matières premières au ministère de l'Industrie. Et un scandale social, comme en témoigne la détresse de centaines de milliers de familles françaises incapables de payer des factures qui excèdent souvent 2 000 francs (soit 1000 francs par mois).
Même si EDF a été un complice particulièrement coopérant, le nucléaire a été voulu par l'Etat. Avant d'analyser le fonctionnement de la caste politico-nucléaire, précisons que le monopole d'EDF et du CEA sur l'industrie nucléaire française présente tout de même quelques avantages. La plupart des réacteurs de la filière française étant construits sur le même modèle, on l'a vu, il est relativement aisé de remédier aux défauts (dits " génériques ") de fonctionnement de l'ensemble du parc, dès lors que les contrôleurs en ont détecté un sur un réacteur. Grâce à l'étroite imbrication entre le CEA et EDF, les professionnels du nucléaire français bénéficient d'une puissance de recherche et d'une capacité d'expertise reconnue dans le monde entier. Enfin, les Français disposent d'une électricité relativement bon marché - c'est vrai, mais ce prix n'a rien à voir avec le coût réel de production - dont la source n'est pas près de se tarir. Ce courant est vendu au même prix dans toutes les régions (contrairement à l'eau, par exemple), même dans celles qui ne disposent pas de centrales nucléaires. C'est la conception française du service public.
Revers de la médaille: d'une part, la France a misé tous ses efforts de recherche sur le nucléaire, et " oublié " d'investir sur les énergies renouvelables, comme le vent et le soleil; aujourd'hui, l'alternative, c'est le gaz, point final. Dommage! Quel autre domaine industriel a d'autre part cultivé à ce point l'opacité totale, le culte absolu du secret ? Enfin, la France n'a pas résolu à ce jour un problème de taille : que faire des déchets nucléaires ?
1. Frédéric Joliot-Curie (1900-1958), grand résistant, fondateur du CEA. Il dirigea la conception de la première pile atomique française, Zoé.