Chers Mikhail Sergeyevitch, Nicolai Ivanovitch,
députés :
Nous nous adressons à vous au nom des femmes de Biélorussie,
alors que nous entrons dans la quatrième année de
la plus grande tragédie de notre temps, celle de Tchernobyl.
Il n'y a toujours pas eu d'évacuation des gens - pas même
des enfants - habitant dans les villages contaminés de
Bragino, Narovlya, Buda-Koshelevo et de Dobruzh (province de Gomel)
; il n'y a toujours pas eu d'évacuations de Kostyukovichi,
Cherikovo, Krasnopol, Slavgorod, Klichi, Bykovo et Klimovichi
(province de Moghilev) ; ni dans la région Volozhino (province
de Minsk) et dans plusieurs villages de la province de Brest où
l'on relève des niveaux de contamination allant de 30 à
146 Ci/km2 de césium 137 et de 1 à 1,5 Ci/km2 de
strontium 90.
Selon les rapports officiels eux-mêmes, 70 % du césium
radioactif rejeté par le réacteur est retombé
sur la Biélorussie. Tous les citoyens de notre République
vivent donc constamment dans un environnement radioactif.
Toute dose de radioactivité est dangereuse - qu'elle soit
faible ou importante. Nous en constatons les effets : faible résistance
à diverses maladies, effondrement des systèmes physiologiques
vitaux, fragilisation du système immunitaire (qui évite
le développement de tumeurs) et de sérieux dommages
génétiques. Par exemple, dans la région de
Khoiniki, sur 200 naissances d'enfants, 30 sont nés malformés. Les statistiques
officielles des cancers dans les provinces en question font apparaître
une augmentation des cancers en moyenne de 14 à 20 % sur
la période 1986-88 par rapport à 1981-85.
Dans les régions citées plus haut, il y a plus de
63 000 enfants dont 36 000 ne sont pas encore en âge d'aller
à l'école. Depuis l'accident de Tchernobyl, la plupart
de ces enfants souffrent d'anémie, d'immunodéficience,
d'angines, de bronchites et de pneumonies anormalement persistantes.
Il n'y a pas d'avenir pour les enfants ou les adultes qui vivent
sur des zones hautement radioactives.
Il est horrible de voir un enfant au visage livide et aux yeux
cernés, assis sur un sol contaminé à plus
de 60 Ci/km2.
Depuis le 26 avril 1986, nous vivons chaque jour le désastre
de Tchernobyl et cela sera ainsi jusqu'à ce que la dernière
personne soit évacuée des terres contaminées
et que des arbres y soient plantés.
Les appels à l'aide des personnes vivant là se perdent
dans la désinformation et les discours hypocrites destinés
à éviter les conflits, dans les promesses creuses
répandues par ceux qui gouvernent notre peuple. On ne rend
pas compte dans la presse des grèves de Narovlya ! Elles
sont tout simplement ignorées ! Seul le Front Populaire
de Biélorussie, à travers son action, rend publique
la cruelle vérité ; ce ne sont pas les fonctionnaires
qui exercent le pouvoir et qui sont payés contre la volonté
populaire.
Nous pensons que ces gens-là défendent leurs privilèges
et ne disent que des demi-vérités, même à
vous. Nous voulons une réponse à cette question
: pourquoi des gens habitent-ils encore sur des zones contaminées
? Ils n'habitent pas seulement là, ils produisent aussi
de la nourriture qu'ils consomment eux-mêmes et qu'il distribuent
ailleurs. Qui mène aujourd'hui sur nous cette expérience
ignoble et profondément horrible ? Qui programme un avenir
où la Biélorussie sera effacée de la Terre
?
La poursuite de la production de nourriture dans les régions
polluées de Biélorussie, non seulement augmente
les doses de radioactivité dont souffrent les gens qui
y vivent et y travaillent, mais conduit aussi à la dispersion
dans des territoires propres de Biélorussie et d'autres
Républiques soviétiques de nourriture contaminée
par le césium, le strontium, le plutonium et autres radionucléides.
Par conséquent, les menaces pour la santé s'étendent
de plus en plus. Au lieu de se préoccuper de la santé
des individus les responsables du ministère de la Santé
d'URSS nous reprochent d'être radiophobes(*)
. En avril 1990, cela fera 4 ans que le désastre du siècle
nous a frappés. Et ce n'est que depuis peu, avec un retard
inexcusable et sous la pression du peuple, que le Soviet suprême
de Biélorussie a accepté de mettre en place un programme
d'urgence de liquidation des conséquences de l'accident.
Ne retardez pas sa mise en oeuvre ! N'attendons pas encore quatre ans que le programme de l'Union soit préparé. Pour le peuple biélorusse, cela signifierait l'horreur de la maladie, les malformations, l'extinction d'une nation qui a apporté une culture riche au monde.
Nous, habitantes de Biélorussie, nous
vous demandons de prendre les mesures suivantes qui ne peuvent
être reportées. Nous vous demandons :
1) De confirmer le programme d'urgence de liquidation des conséquences
de l'accident décidé par le Soviet suprême
de Biélorussie et d'ordonner l'évacuation immédiate
de la population vivant sur des zones contaminées.
2) De transférer les mères et leurs enfants dans
les sanatoriums mis en place par la Section n°4 en Biélorussie
et dans les autres Républiques.
3) D'interdire les activités agricoles dans les zones contaminées,
et à partir de 1990, d'arrêter le stockage national
de nourriture provenant de ces territoires.
4) De planter des forêts dans les zones évacuées.
5) De cesser l'approvisionnement en nourriture de qualité
supérieure pour les dirigeants du KGB, le Conseil des ministres,
l'Institut d'agriculture, le ministère de la Santé,
tout comme pour les dirigeants des gouvernements provinciaux et
régionaux par le biais du réseau des fermes, des
magasins, des cafés et des restaurants spéciaux.
Les dirigeants de la République doivent montrer par leurs
actes qu'ils représentent vraiment le peuple. Cela doit
être imposé par la loi et par la vigilance du peuple.
Nous pensons que cette mesure rendra plus facile le contrôle
de l'approvisionnement en nourriture et constituera en même
temps un acte de justice sociale.
6) Les centres spéciaux de production de viande, de pain
et les usines de fabrication de nourriture pour les hauts fonctionnaires
doivent produire de la nourriture propre pour les enfants. Il
doit en être de même pour le lait et la viande produits
par les fermes spéciales. La nourriture devrait être
fournie aux enfants, accompagnée d'un certificat médical.
Ces mesures ne résoudront pas complètement les problèmes
d'alimentation des enfants : il faudrait donc acheter davantage
de nourriture à l'étranger.
7) Attribuer de nouveaux locaux dotés de l'équipement
nécessaire et moderne pour les hôpitaux d'enfants
de Minsk, Gomel et Moghilev. Organiser des centres de diagnostics
dans les provinces de Moghilev et Gomel.
8) Fournir à la population de la République des
instruments individuels de surveillance de la radioactivité
pour contrôler la nourriture venant des champs et des fermes.
Fournir aux cliniques, particulièrement celles des zones
contaminées, des seringues jetables.
9) La négligence et l'incompétence des uns ne doivent
pas être cachées par le patriotisme des autres. Il
faut interdire l'envoi de jeunes gens, d'experts, d'étudiants
et de militaires dans les zones contaminées afin d'effectuer
les travaux agricoles et de décontamination. Cette pratique
ne peut mener qu'à la dégénérescence
de l'ensemble de la nation.
10) Retirer de la vente tous les produits alimentaires dont la
radioactivité n'a pas été contrôlée.
11) Débloquer aussitôt que possible des fonds de
l'Etat central, pour s'attaquer aux problèmes soulevés
ici. Puisque l'Administration de l'Énergie Atomique est
responsable de l'accident, qu'elle suspende la construction de
ses 11 centrales nucléaires. L'argent ainsi récupéré
servira à aider ses victimes : les gens des régions
contaminées de Biélorussie, d'Ukraine, et de la
province de Smolensk en république de Russie.
Nous ne lançons pas cet appel pour le seul intérêt
de notre santé, mais surtout pour notre avenir et l'avenir
de nos enfants.
Camarades députés, ne pas comprendre cela, renoncer
à prendre les mesures qui ne peuvent plus être reportées,
constituerait un crime que nos descendants ne pardonneraient jamais.
* Radiophobie
: ce terme a été introduit par l'académicien
Iline afin de nier la réalité des pathologies liées
aux radiations. Le concept de radiophobie est en fait ancien puisqu'en
1958 l'Organisation Mondiale de la Santé avertissait déjà
: « Il semble donc confirmé que l'avènement
de l'ère atomique a placé l'humanité devant
certains problèmes de santé mentale »
(Rapport technique
n° 151, OMS, 1958). Le terme de radiophobie a fait l'objet
d'un rejet des populations dont on trouve par exemple l'écho
dans un témoignage cité par Françoise Thom
dans la deuxième édition de son livre Le moment
Gorbatchev : « On nous dit que le stress explique
l'augmentation des pathologies. Mais regardez les animaux. On
a même renoncé à l'élevage dans les
régions où la contamination dépassait 15
curies de césium au km : pas à cause des gens, mais
parce que le bétail périt. Les cancers augmentent
aussi parmi le bétail, de même que les furonculoses
de tout genre. Quand on me parle de radiophobie, je réponds
: - Nos vaches biélorusses ne lisent pas les journaux et
elles aussi tombent malades. Un spécialiste occidental
m'expliquait savamment que les faibles doses de radiations étaient
bonnes pour la santé, que tous ces troubles s'expliquaient
par l'autosuggestion. Je lui ai dit : - Croyez-vous que nos animaux
meurent de stress ?» (M. Malko, Institut de l'Énergie
atomique de l'Académie des sciences de Biélorussie
in Le moment Gorbatchev p 313).
F. Thom fait résulter la catastrophe de Tchernobyl «
d'une sorte de faisceau convergent des tares du socialisme
». C'est aujourd'hui à la mode. Mais, face à
« la complicité de nombreux experts occidentaux,
qui ont abondé dans le sens des autorités soviétiques
pour minimiser la catastrophe », elle ne peut que rester
« confondue » (sic). Elle analyse pourtant
fort justement leur comportement : « Ils ont commencé
par assurer aux populations touchées que leurs maux étaient
psychosomatiques. Lorsque l'évidence des faits a rendu
cette théorie intenable, ils ont imputé la morbidité
accrue des Ukrainiens et des Biélorusses à la piètre
qualité de la médecine soviétique et à
l'absence de soins dentaires. Ces experts figureront un jour aux
côtés d'un Herriot et d'autres "compagnons de
route" occidentaux qui se sont rendus en URSS pendant la
collectivisation et ont vu les tables kolkhoziennes croulant sous
les victuailles, alors que dans les villages voisins la faim poussait
les paysans au cannibalisme » (ibidem, p 315). Mais
voilà ce que F. Thom ne veut pas voir : ce qui s'est joué
à Tchernobyl, c'est la survie immédiate de l'industrie
nucléaire mondiale et de ses défenseurs. Ces derniers
ont partout comploté afin de maintenir le pouvoir mensonger
de leur caste. Les Pellerin et autres experts internationaux
n'accoururent soutenir leurs « collègues »
en URSS que pour défendre et justifier l'existence
du nucléaire dans leur propre pays. La solidarité
mafieuse des bureaucraties nucléaires est constante et
le nucléaire impose ses lois à la communauté
des experts. Cette collaboration est d'ailleurs ancienne : il
suffit de rappeler, par exemple, le secret qui a entouré
en occident la catastrophe de Kyshtym en 1957 alors qu'elle était
connue des États occidentaux. Mais sa réalité
n'a pu être établie publiquement qu'après
la remarquable enquête indépendante de Jaurès
Medvedev, dés 1976 (voir Désastre nucléaire en Oural
- Ed. Isoète - 1988). Rappelons aussi, alors
que l'on se répand à l'envi sur l'état de
délabrement de l'industrie nucléaire soviétique,
afin de faire de Tchernobyl une catastrophe exotique impossible
en Occident, qu'en 1977 EDF considérait que la France
et l'URSS possédaient dans le domaine nucléaire
« des niveaux techniques comparables » (Scoop Énergie,
1/7/77). Et donc des réacteurs aussi fissurés
comme on commence d'ailleurs à le savoir... Lorsque une
centrale nucléaire française explosera, quelle sorte
de « faisceau convergent de tares » Françoise
Thom trouvera-t-elle dans la société française
pour l'expliquer, si elle le peut encore ?
Propos rapportés par Vladimir Tchernoussenko,
dans son livre Insight from the Inside, Springer Verlag 1991.
Traduction de l'anglais par l'ACNM (Association Contre le Nucléaire
et son Monde).