Le Journal du Dimanche,
20/5/90:
Envoyé spécial: François Mattei
En Corse, « la contamination a été importante », affirme le docteur Fauconnier, « les doses admissibles ont été largement dépassées ». Quatre ans après Tchernoby!, ce médecin généraliste fixé à Costa, en Balagne (Haute-Corse), dresse un constat en forme de réquisitoire sur les effets des retombées radioactives de la catastrophe dans l'île de Beauté un dossier qui commence à faire bouillir la Corse.
« On a observé six cas d'hypothyroïdie
néonatale en Corse en six ans, de 1980 à 1985, pour
2.800 naissances par an. Soit un cas par an pour 2.800 naissances.
La moyenne nationale serait de un pour 4.000. En 1986, on observe
cinq cas dont quatre entre le 15 mai et le 15 octobre. Soit quatre
en cinq mois: cela représente un cas pour 290 naissances,
près de dix fois plus que le taux habituel. Bien que
l'échantillon soit réduit, il est statistiquement
significatif. »
Sur la clientèle de Haute-Corse, soit sur 5.501 dossiers
médicaux, les patients consultant des médecins pour
un problème thyroïdien sont passés brutalement
de 7,60% en 1983, 1984 et 1985, à 20% en 1987. Soit
une augmentation de 100 % après Tchernobyl... Parmi les
cas repertoriés, une augmentation certaine des cancers. »
Et le docteur Fauconnier de s'étonner, lors d'une communication au colloque nucléaire
« Santé Sécurité »
de Montauban, en janvier 1988, « que l'observatoire
régional de la Santé n'ait rien remarqué
de tout cela, car chaque patient a dû se déplacer
sur le continent pour y subir une scintigraphie, et ces déplacements
sont subordonnés a une prise en charge de la Sécurité
sociale. »
Effectivement, l'observatoire régional de la Santé,
alerté, ne « releva rien d'anormal »,
et aucun suivi sanitaire, aucune étude épidémiologique,
aucune précaution ne furent décidées
Pourtant, les dépôts au sol de Cesium 137 - dont
la radioactivité ne diminue de moitié qu'au bout
de 30 ans - ont dépassé dans certaines régions
Corses (comme la vallée du Tavignano) 10.000 et par fois
30.000 becquerels au mètre carré, ce qui classe
ces régions parmi les plus contaminées d'Europe.
Le CEA a choisi d'ailleurs ce secteur comme l'un des lieux de
ses investigations post-Tchernobyl. Autre lacune extraordinaire :
l'eau potable et de nombreux végétaux n'ont fait
l'objet d'aucune analyse, alors qu'à la période
critique, des pluies et des brouillards ont favorisé la
descente sur le sol Corse de nombreux éléments radioactifs.
Les Corses, aujourd'hui,
se souviennent : il y a quatre ans, dans les premiers
jours du mois de mai 1986, un étrange nuage de brouillard
intrigue les habitants d'Ajaccio. Le 2 mai, ce qui est d'abord
interprété comme une bizarrerie climatique contraint
deux avions à se dérouter d'Ajaccio pour atterrir
à Bastia, au nord de la Corse... On apprend alors la catastrophe
du 26 avril.
Lait de chèvre contaminé
Les spécialistes français de
la CRII-RAD
(Commission de recherche et d'information indépendante
sur la radioactivité) et du GSIEN (Groupement de scientifiques pour l'information
sur l'énergie nucléaire) révélèrent
que les retombées de Tchernobyl, qui avaient touché
l'Europe occidentale, concernaient aussi la France : l'est
du pays et le Sud-est, et tout particulièrement la Corse ;
le nuage radioactif aurait stationné au dessus de l'île
du 25/30 avril au 9 mai.
Et la contamination a dépassé, et de très
loin, les normes admises par la CEE [voir les recommandations de la Commission du 6 mai 1986].
Sans entraîner, comme chez la plupart de nos voisins,
aucune mesure particulière des pouvoirs publics pour informer
ou protéger les populations concernées. Au point
que la CRII-RAD a engagé une action contre l'Etat devant le tribunal de
Bastia.
Le dossier parle « d'incompétence »,
de « lacunes » et même « d'inconscience »,
ce qui a été confirmé par des membres de
la Commission des communautés européennes. En 1987,
Stanley Clinton Davis, chargé à l'époque
pour la Grande-Bretagne de ces problèmes à Bruxelles,
écrivit au docteur Fauconnier : « Il est
un fait qu'à la suite de la catastrophe de Tchernobyl,
les membres (de la CEE) n'ont informé la Commission que
de manière incomplète, voire incohérente
en ce qui concerne la contamination de la chaîne alimentaire...
Il apparaît, au vu du niveau d'exposition dont vous faites
état, qu'un suivi sanitaire des populations les plus exposées
est nécessaire. » A ce jour, il n'y a toujours
pas de suivi sanitaire, et Clinton Davis a été « démissionné »...
Six mois après l'irradiation de la Corse, le SCPRI (Service central de protection contre
les rayonnements ionisants) communiqua quelques résultats
d'analyse parfaitement alarmants qui vinrent confirmer d'autres
analyses pratiquées par le docteur Fauconnier et la CRII-RAD
sur la teneur en iode
131 des laits de chèvre et de brebis corses.
Aucune conséquence particulière ne fut tirée
de ces chiffres inquiétants, tant il est vrai, comme l'écrivit alors M. Cogné,
du CEA, au docteur Fauconnier qu' « il faut
cependant noter que la consommation régulière et
en forte quantité de lait et de fromage frais de chèvre
et de brebis n'est pas courante et que le problème est
spécifique d'un petit nombre. »
Les pouvoirs publics français s'abritent derrière
les estimations moyennes nationales, les « modèles
standard » comme le lait de vache, ce qui n'est
en rien significatif d'irradiations ponctuelles qui sont fonction
des lieux géographiques et des habitudes alimentaires »,
commente Michèle Rivasi, présidente de la CRII-RAD.
« Pour tout dire, c'est absurde et irresponsable »,
ajoute-t-elle.
En fait, il y aurait un lien entre la consommation du lait de
chèvre contaminé et la recrudescence des affections
thyroïdiennes. On sait que la glande thyroïde est
particulièrement sensible à l'iode 131, et qu'une
très forte consommation de lait et de fromage frais de
chèvre, et surtout de brebis, se produit en Corse.
Or, remarque le docteur Fauconnier, les premières analyses
« officielles » du SCPRI pour les denrées
alimentaires -
très incomplètes et très floues - n'ont été
réalisées en Haute-Corse que le 12 mai 1986 et rendues
publiques qu'en septembre ! Et les cartes dressées
par le service mentionnent pour les jours précédents
les plus critiques « Pas de prélèvements parvenus »...
Que Choisir spécial Tchernobyl, avril 1987:
« ll n'y a pas eu et il n'y a
pas de problème sanitaire en corse » affirme
le SCPRI. « On se fout du monde », répond
le pédiatre en soulignant que les doses d'iode radioactif
reçues in utero par les bébés de l'automne
1986 risquent d'avoir gravement endommagé leur thyroïde.
Les premiers jours de mai 1986, il pleut sur
la Corse. On s'en souviendra, car les routes de l'île sont
parcourues ces jours là par les bolides du tour de Corse.
Et un rallye sous la pluie, ça n'est pas drôle.
A des milliers de kilomètres de là, en Ukraine,
le réacteur de la centrale de Tchernobyl continue de brûler.
On ne s'en soucie pas trop. C'est loin, et les autorités
sont rassurantes « aucun des 33 radiodétecteurs
installés dans l'île ne s'est déclenché »
affirme la préfecture de la région ; « il
n'y a donc aucune raison de nourrir des inquiétudes infondées ».
En Balagne, le Dr Denis Fauconnier est sceptique. Les allemands
prennent des mesures draconiennes, les italiens ne consomment
plus de salades, en Sardaigne, les légumes frais sont
interdits la vente. En Corse, 40 km des côtes de Toscane,
il n'y aurait rien eu ? Impossible.
Il contacte le SCPRI du Pr Pellerin ; « faites nous
parvenir des échantillons de lait. » Le
20 mai, deux litres de lait de brebis partent pour Rueil-Malmaison.
Réponse embarrassée une dizaine de jours plus tard.
Radioactivité totale le 20 mai 2 000 bq/l ce qui correspond
une activité de 5 000 bq/l au début du mois, soit
10 fois supérieure aux taux maximum admissibles pour la
CEE.
L'analyse est confirmée par un laboratoire du CEA. « j'ai
immédiatement conseillé à mes patients de
modifier leurs habitudes alimentaires, raconte le Dr Fauconnier.
En Balagne, on boit beaucoup de lait de brebis, surtout les enfants.
Et l'iode 131 de ce lait contaminé risquait de se fixer
sur leur thyroïde. Sans parler des fromages, qui pouvaient
alors contenir jusqu'à 10 000 bq d'activité totale
chacun.
J'ai demandé à la DDASS de réagir: pas de
réponse, continue-t-il, les services vétérinaires
ont fait des prélèvements pas moyen d'obtenir communication
des résultats. »
Les relevés du SCPRI - qu'on ne connaîtra
que beaucoup plus tard - donnent 4 400 Bq/l le 12 mai, puis
2 300 le 13, soit une concentration moyenne au début
du mois de 15 000 Bq/l en iode 131, ou encore, pour un enfant buvant un litre de lait
par jour, 9 rems à la tyroïde !
Des semaines passent. Au début du mois de juillet, le Dr
Vicenti, directeur départemental de l'Action sanitaire
et sociale, admet que la radioactivité a pu, en Balagne,
être supérieure à ce qui a été
mesuré sur le continent : « Mais, ajoute-t-il,
c'est parce que cette région est granitique, donc naturellement
radioactive, et que le lait de brebis concentre plus la radioactivité
que le lait de vache ». De Paris, un communiqué
du ministère de la Santé confirme que : « la
radioactivité en Corse ne présente actuellement
pas de problème pour la santé publique »
et cite quelques chiffres. Des chiffres qui prouvent, par exemple,
que, le 10 juin, le lait de brebis contenait encore 150 Bq/l d'iode
131 et 130 Bq/l de césium 137...
« On se fout du monde, fulmine le Dr
Fauconnier. Oui, la Balagne est granitique. Oui, il existe
un bruit de fond radioactif. Mais jamais on ne retrouve naturellement
d'iode 131 dans le lait. Et la pluie, qui a fait retomber au sol
toute la radioactivité qui était dans l'air ? On
n'en parle pas ! Pourtant, on va la retrouver cet hiver dans
le fourrage des bêtes. »
Il n'est plus seul dans sa bataille. Dix-sept médecins
de Balagne se joignent à lui pour exiger que les résultats
des mesures effectuées par le SCPRI et le CEA soient rendus
publics. « C'est à cause de la fin de non
recevoir de la DDASS que l'affaire a pris cette ampleur »,
affirment-ils. Et ils s'étonnent, eux aussi, « de
la minimisation d'un problème qui agite les opinions allemande
et italienne. Des mesures de prophylaxie simples et précoces
auraient permis de diminuer de façon très notable
l'irritation de la population ».
Cependant, le Dr Fauconnier a adressé à un laboratoire
du CEA à Paris un jeune Balanin de 12 ans, Dominique Antoniotti.
Il présente les signes de ce que le médecin diagnostique
comme une thyroïdite. Pour
plus de sûreté, un jeune Parisien subira les mêmes
examens, servant ainsi de témoin. « Les personnes
présentées comme ayant couru des risques viennent
de faire l'objet de vérifications précises dans
les services continentaux compétents, affirme
le ministère de la Santé. Leur radioactivité
est comparable à celle des personnes résidant sur
le continent. » C'est péremptoire,
mais c'est faux. Les résultats du petit Dominique sont
les suivants : 45 Bq d'iode 131 et 770 Bq de césium 137
au niveau de sa thyroïde. Le « cobaye »,
lui, n'a pas de trace d'iode radioactif dans sa thyroïde.
Le Dr Fauconnier continue à se démener. « On
prétend que les chiffres avancés sont sans danger
pour la santé. Mais qui peut aujourd'hui l'affirmer en
toute certitude ? Le problème, c'est qu'on n'en sait
rien ! » Il prend contact avec la CRIIRAD puis se constitue en antenne régionale
de cette commission indépendante. Il organise des conférences
à l'Ile Rousse, à Bastia. Il fait venir des spécialistes,
écrit aux quatre coins du monde, se renseigne sur les études
effectuées après l'accident de Three Mile Island. Tout au long de l'été,
des échantillons sont envoyés pour analyse. Les
résultats reviennent, toujours positifs : en juillet,
du romarin : 1 403 Bq/kg d'activité gamma totale ;
du miel : 260 Bq/kg ; de la viande de veau : 440
Bq/kg. Du foin en septembre : 2 603 Bq/kg.
Pendant ce temps, les responsables du SCPRI font tous leurs efforts
pour convaincre la presse et les Corses de ne pas céder
à la panique. On fait monter au créneau le Pr Moroni,
adjoint du Pr Pellerin, et originaire, lui aussi, de Feliceto,
en Balagne. « Il n'y a pas eu et il n'y a pas de
problème sanitaire en Corse, affirme-t-il. 5000
Bq dans un litre de lait de brebis ? Mais on peut en ingérer
100 000 par an sans danger ! Les examens pratiqués
sur le petit Dominique ? On a bien trouvé chez lui
un fifrelin de césium 137, mais ce n'est pas pour
cela que l'on est gravement atteint. » Pour lui,
les retombées de Tchernobyl en Corse ne sont que l'équivalent
de ce que l'on aurait absorbé « lors d'un
séjour d'un mois en haute montagne ou au cours d'un aller-retour
en avion de Paris à New York ».
Le Dr Fauconnier redoutait l'échéance
de l'automne et la naissance des enfants (ou des animaux) en gestation
au mois de mai. Il avait lu avec inquiétude un rapport
du Dr Sternglass, du département de radiologie de l'Université
de Pittsburgh, pour qui l'effet de l'iode 131 sur la thyroïde
d'un foetus est cent fois supérieur à son action
sur celle d'un adulte : « Des doses de 200
à 1 000 mrems peuvent se traduire par des effets notables
: croissance et maturation retardées entraînant une
augmentation du risque de mortalité au cours de la première
année de vie. »
Un certain nombre d'événements semblent confirmer
ses craintes. Dans de nombreux troupeaux de vaches en Haute-Balagne,
la reproduction n'a pas été « normale ». Dans certains cas, il n'y a eu aucune naissance :
s'agissait-il d'avortements spontanés ? Dans d'autres,
les veaux présentaient des problèmes à l'âge
de quelques semaines et plusieurs en sont morts. Pour une cinquantaine
de vaches en gestation au mois de mai, le Dr Fauconnier a recensé
20 veaux mort-nés et 2 malades. « En fait,
explique-t-il, si la thyroïde est grillée par
de l'iode radioactif pendant la vie foetale, cela se traduit par
des difficultés respiratoires ou des maladies de la membrane
hyaline. » [lire: Pays d'Apt : taux de mortalité record dans
les troupeaux de brebis (Pdf)]. Ces constatations ont été
faites à la suite de Three Mile Island.
Car il y a plus grave que les veaux : les enfants nés
après le passage du nuage de Tchernobyl sur la Corse pourraient
présenter les mêmes troubles. « L'accident
de Three Mile Island, rapporte le Dr Sternglass, a conduit
à une augmentation significative de la mortalité
infantile, comparable à celle rencontrée lors des
premiers essais d'armes nucléaires. »
Au cours de l'hiver,
les services hospitaliers corses rapportent, en effet, une augmentation
significative de cas de mystérieuse affection respiratoire
chez les bébés nés à l'automne. « Quelque
chose qui ressemblerait à des épisodes d'asthme
infectieux, mais rebelle aux traitements. »
Acculé par des questions de plus en plus pressantes, l'Observatoire
de la santé de la région de Corse a tenu le 25 mars
à remettre les pendules à l'heure : « Le
phénomène "scoop" affirme le Dr Paul
Combette, son directeur, repose sur des constatations non vérifiées
méthodologiquement ». Et les arguments se
succèdent péremptoires. Les hémogrammes pratiqués
sur une période de trois ans à Ajaccio et Bastia
ne permettent de déceler aucune anomalie. La mortalité
des veaux est inexploitable car on ne dispose d'aucun antécédent
statistique et on ne peut même pas évaluer numériquement
le cheptel Corse.
Quant aux nouveau-nés, la pathologie respiratoire dont
on fait état en lui attribuant une origine thyroïdienne
existe en Corse et dans tout le bassin méditerranéen
depuis longtemps. Pour le Pr Orsini, titulaire de la chaire de
pédiatrie au CHU de Marseille, son augmentation est « saisonnière,
cyclique et vraisemblablement d'origine familiale ».
Enfin, si on a pu constater une légère augmentation
de la mortalité néo - et périnatale après
Tchernobyl, il faut la relativiser en soulignant que sur 29 cas
enregistrés en 1986 - soit un peu plus de 1 % d'augmentation
par rapport à 1985 -19 seulement ont été
postérieurs au mois de mai.
Bref, bien malin qui aujourd'hui en Corse pourrait dire où
se situe la vérité. Probablement quelque part entre
les inquiétudes du Dr Fauconnier et les affirmations benoîtement
rassurantes des services officiels. Ce qui est sûr, c'est
que ces derniers n'ont jamais réagi que lorsqu'ils étaient
mis au pied du mur et que des questions pressantes appelaient
des réponses précises. Les Corses, fatalistes, on
fait attention pendant quelques semaines, puis se sont dit que
ça ou un accident de voiture...
Antoine Biasini