La dissidence de certains chercheurs...

Au cours des années cinquante, on constate, tant chez les victimes de la bombe atomique que chez les spondylitiques, un accroissement considérable du taux de leucémie. Durant la décennie suivante, les types de cancers qui évoluent plus lentement - ceux du poumon, du sein, de l'estomac, des os - commencent à apparaître. Entre 1965 et 1970, après des résultats passablement décousus, les deux groupes indiquent une brutale augmentation du nombre de cancers. Pendant la même période, des études faites sous contrôle scientifique sur des animaux confirment les résultats enregistrés chez les humains. Dans l'ensemble, ils semblent tous corroborer ce que la plupart des spécialistes ont deviné depuis longtemps les effets des radiations sont directement proportionnels à la dose. Une dose de 200r causera deux fois plus de cancers qu'une dose de l00r.

A mesure que les chercheurs poursuivent leurs travaux, ils constatent que les effets de faibles doses de radioactivité sont de plus en plus nombreux et ils abandonnent définitivement toute idée de « seuil ». On voit même poindre une nouvelle inquiétude quant aux effets des radiations de très faible puissance. Pour la première fois, l'utilisation clinique des rayons X est remise en question.

Par le passé, les radiologues ont échappé à toute réglementation de leur travail, parce qu'on les estime suffisamment qualifiés pour manier comme bon leur semble leurs rayons X. Personne ne s'est attaché un seul instant à l'idée que les rayons X à petites doses peuvent être nocifs. Pourtant en 1956, Alice Stewart, une épidémiologiste qui a étudié les effets des rayons X sur les foetus humains, révèle qu'une radiographie apparemment bénigne d'une femme enceinte peut sérieusement augmenter les risques de leucémie chez l'enfant à naître. Personne ne prête attention à ses travaux ; les experts préfèrent rejeter son analyse comme dépourvue d'intérêt statistique. Au début des années soixante, cependant, ses craintes sont confirmées de façon dramatique par une étude portant sur près de 750 000 naissances dans trente-sept maternités du nord-est des Etats-Unis. On s'aperçoit que chez les enfants des mères ayant subi une radiographie pendant leur grossesse le taux de leucémie et d'autres formes de cancer est de 40 % supérieur.

Bien que d'autres études contredisent celles de Stewart et de Kneale, il est généralement admis que le foetus est particulièrement sensible aux radiations. Dès lors, on cesse de radiographier les femmes enceintes, ce qui n'empêche pas les radiographies cliniques de rester pour le grand public la principale source de radiations ionisantes. Pour cette raison, certains physiciens voudraient que l'on réduise considérablement les examens radiographiques - certains disent de 90 %. En 1967, l'un d'eux, Karl Morgan
, prétend que le nombre d'examens radiographiques faits aux Etats-Unis causent de 3 500 à 29 000 morts par an. Ses calculs déclenchent une violente polémique parmi les physiciens qui s'intéressent à ces problèmes.

De scientifique, la lutte ne tarde pas à devenir politique, car ces terribles affirmations concernant les effets des radiations de faible intensité frappent en plein coeur l'avenir de l'énergie atomique elles visent directement les énormes réacteurs de puissance de 1000 MW alors à l'étude. Une fois en service, chacun contiendra une masse radioactive de quinze milliards de curies Pour pouvoir poursuivre comme prévu son programme nucléaire, la CEA [américaine] comprend qu'elle doit rassurer le grand public terrorisé par les propos alarmistes de savants comme Morgan, auxquels s'ajoutent les assertions d'
Ernest Sternglass, un chercheur qui prétend que les retombées des expériences du Nevada ont déjà causé la mort de 400 000 bébés américains. La CEA décide donc de contre-attaquer.

Elle confie à un jeune diplômé de Berkeley, Arthur Tamplin, qu'elle a engagé justement pour étudier les retombées de ces expériences, le soin de réduire à néant les théories de Sternglass. Tamplin, qui travaille au laboratoire Lawrence Livermore, en Californie, fournit, comme on s'y attend, des résultats qui contredisent les chiffres avancés par Sternglass, mais pas aussi complètement que ne l'avait espéré la CEA : Tamplin explique qu' « en raison des conditions socio-économiques différentes », dont il n'a pas tenu compte, Sternglass a commis une grave erreur. Mais il ajoute : « Néanmoins, les données expérimentales existantes indiquent que les radiations dues aux retombées ont effectivement contribué à la mortalité foetale et infantile par le biais de mutations fatales [...] Cet effet est fort probablement au moins cent fois moindre que ne le suggère Sternglass. » Ce qui laisse quand même sur les bras de la CEA 4 000 foetus et bébés morts : c'est désastreux pour sa publicité.

Tamplin reçoit du siège de la CEA des lettres et des coups de téléphone pressants pour exiger qu'il supprime de son rapport cette estimation corrigée de 4 000 décès. C'est à cette seule condition que la CEA le publiera. Le jeune homme recherche aussitôt le soutien de son chef de service à Livermore, John Gofman.

Or, Gofman a déjà été échaudé par les manoeuvres de la CEA. En 1963, nommé membre d'un groupe de cinq chercheurs chargés de contrôler le rapport indésirable d'Edward Weiss sur les effets de l'iodure 131 au Nevada, Gofman (comme tous les membres du groupe) a soutenu la validité des travaux de Weiss. En voyant paraître ultérieurement un document édulcoré, il s'est juré que ce genre de falsification ne se reproduirait plus.

Par conséquent, lorsque Tamplin insiste pour que son rapport sur les travaux de Sternglass soit publié tel quel, Gofman le soutien à fond : ils s'acheminent tous deux irrémédiablement vers l'excommunication de la communauté nucléaire. « Pourquoi dénoncez-vous les risques de radiation puisque c'est la Commission à l'Energie atomique qui subventionne vos travaux de recherche ? » s'étonne un de leurs collègues. La CEA n'est pas longue à démontrer qu'avec elle on ne crache pas dans la soupe. Sa malhonnêteté se corse alors de procédés quelque peu totalitaires. Tamplin est soumis à une campagne de brimades mesquines mais significatives il s'aperçoit qu'on lui a coupé les vivres pour ses travaux de recherche et que son équipe de douze collaborateurs s'est brusquement réduite à un seul. On lui refuse le remboursement de ses frais de déplacement lorsqu'il va présenter ses travaux à différents congrès ; il y part à ses frais, mais on retient ses journées d'absence sur son salaire.

La campagne de dénigrement finit par viser également Gofman. En effet, la CEA n'est pas satisfaite de l'étude Gofman-Tamplin concernant les effets d'un réseau national d'énergie nucléaire sur la santé publique. Et pour cause : les deux chercheurs ont conclu, entre autres, que les radiations représentent un risque beaucoup plus grave qu'on ne l'a supposé jusque là ; que les Etats-Unis peuvent s'attendre à compter vingt fois plus de cancers et de leucémies que prévu, et que les dégâts génétiques ont également été sous-estimés. Ils considèrent la norme maximale admissible d'irradiation en vigueur à l'époque pour l'ensemble de la population - qui est de 1,17r par an - comme beaucoup trop élevée.

Lorsque les deux hommes demandent que ce chiffre soit abaissé, ils se heurtent à une féroce opposition. Gofman écrira par la suite : « Le Dr Michal May, alors directeur du laboratoire Lawrence Livermore où je travaillais, vint me voir dans mon bureau. Il avait manifestement subi d'énormes pressions de la part de la CEA. Dans tous les contacts que j'avais eus avec lui, le Dr May m'était apparu comme un homme de valeur et un scientifique de tout premier ordre. »

« "Jack, me dit-il, je vous reconnais absolument le droit, et même le devoir, de calculer qu'une certaine quantité de radiations causera 32 000 cancers terminaux supplémentaires chaque année." Puis il ajouta, à ma plus grande déception : "Qu'est-ce qui vous fait penser que ces 32 000 morts n'en valent pas la peine ?" J'en suis réduit à supposer qu'il pensait aux bénéfices espérés par la communauté nucléaire [...]. Parfait exemple de technologie déshumanisée. »

« "Mike, répondis-je, la raison est toute simple. Si je me surprends un jour à penser que quelque chose peut valoir 32 000 cancers par an, je prendrai mon diplôme médical sous le bras et j'irai le porter au doyen de l'école de médecine où j'ai fait mes études en lui disant : Je ne le mérite pas." »

A contrecoeur, face aux pressions impitoyables, Gofman et Tamplin démissionnent de leurs postes au laboratoire Livermore. Aucun des deux n'est pourtant du bois dont on fait les martyrs politiques, mais chacun possède un sens très puissant de son intégrité professionnelle et s'attache avant tout à la protection de ses concitoyens. L'hostilité officielle à leur encontre, fortement teintée d'oppression politique, va en faire, à très brève échéance, de virulents opposants à la communauté nucléaire. [Lire: "On triche avec la vérité sur les dangers de l'atome", Science & Vie n°696, septembre 1975 (en PDF)]

* Le curie mesure la quantité de radioactivité associée à un gramme d'uranium.

Extrait de "Les barons de l'atome",
Peter Pringle - James Spigelman, le Seuil, 1982.