L'État d'Idaho s'étend au
nord-ouest des États-Unis, juste à l'ouest des Rocheuses.
Au nord il y a des montagnes, et au sud de hautes plaines steppiques,
autrefois domaine des Indiens Shoshones, qui sont maintenant parqués
dans des réserves. La Snake River coule au milieu de ces
plaines ; née dans le
parc national de Yellowstone, elle rejoint ensuite la Columbia,
qui elle-même se jette dans le Pacifique. Les plaines de
la Snake n'ont qu'une maigre végétation d'armoises,
qui permet tout juste l'élevage du mouton ;
seule l'irrigation a permis d'y développer un peu l'agriculture.
La ville d'Idaho Falls est au bord de la rivière ;
son nom vient d'une cataracte maintenant équipée
pour l'hydroélectricité. En 1960, ce centre commercial
et touristique a 33 000 habitants. Au sud de l'Idaho se trouve
l'Utah, fief des Mormons, qui en 1944 ont construit un temple
à Idaho Falls, près de la cataracte. A une cinquantaine
de km à l'ouest commence l'immense Centre national d'essais
de réacteurs (1 800 km2), qui s'étend jusqu'à
la petite bourgade d'Arco. Ce centre, créé en 1949,
comprend en 1960 dix-sept réacteurs en fonctionnement et
six en construction ; le coût de ces installations
est évalué à 170 millions de dollars.
L'un de ces réacteurs est désigné par le
sigle SL-1 (Stationary Low Power Reactor N°1) ;
c'est un petit réacteur de 3 MWth (soixante-dix fois moins
que le réacteur de Windscale, mille fois moins qu'un réacteur
comme ceux de Fessenheim, de Three Mile Island ou de Tchernobyl)
qui appartient à l'Armée ; il est destiné
à être implanté dans une base arctique. Le
coeur de ce réacteur a été fabriqué
à Lemont, en Illinois, par le Laboratoire national d'Argonne.
Il est fait de plusieurs centaines de plaques minces en alliage
uranium-aluminium (En poids : 17,5 % d'uranium, 81,5 % d'aluminium
et 1 % de nickel), gainées d'aluminium et regroupées
en assemblages. L'uranium y est très enrichi : 93
% d'isotope 235 (contre 0,7 % dans l'uranium naturel) ; il
provient des stocks accumulés pour la fabrication de bombes
atomiques. Quelques kilos d'uranium suffisent pour ce coeur très
compact, placé dans une cuve remplie d'eau ordinaire. En
levant des barres de contrôle à base de cadmium (métal
qui absorbe les neutrons), on déclenche la réaction
en chaîne, et la puissance dégagée fait bouillir
l'eau ; l'énergie ainsi libérée est
utilisée en partie pour le chauffage, en partie pour produire
un peu d'électricité (200 kW). L'eau de la cuve
sert à la fois de réfrigérant (comme l'air
à Windscale) et de ralentisseur de neutrons (comme le graphite).
L'eau est un « modérateur » (c'est-à-dire
un ralentisseur de neutrons) beaucoup moins efficace que le graphite ;
c'est pourquoi les réacteurs à eau ordinaire doivent
utiliser de l'uranium enrichi.
L'une des tâches du Centre d'essais est l'étude des
« excursions de puissance » ou « excursions
nucléaires », c'est-à-dire les augmentations
très rapides de puissance qui se produisent si la réaction
en chaîne s'emballe et qui peuvent conduire jusqu'à
l'explosion. Pour faire ces tests il y a en 1960 trois réacteurs
Spert (Special Power Excursion Reactor Test) qui fonctionnent
au Centre d'Essais d'Idaho Falls ; un quatrième est
en construction. Mais ce
n'est pas un des réacteurs Spert qui va exploser ; ce sera
SL-1 : première explosion accidentelle meurtrière
d'un réacteur, qui n'empêchera pas les autorités
nucléaires de déclarer par la suite qu'un réacteur
ne peut exploser, en attendant le démenti de Tchernobyl.
Une expérience
L'histoire du centre d'essais est d'ailleurs
marquée par les excursions nucléaires, volontaires
ou accidentelles. La première a eu lieu le 22 juillet 1954
sur le premier réacteur
de la série Borax (Boiling Reactor Experiment).
Ce petit réacteur à eau bouillante avait démarré
en 1953 ; il avait rempli sa mission et la décision
fut prise de voir ce qui se passait en cas d'excursion nucléaire.
Les opérateurs se mirent à l'abri à 800 mètres
de là, et commandèrent à distance l'éjection
de barres de contrôle. Ce fut une très belle explosion.
Le réacteur passa d'une puissance négligeable (il
était à l'arrêt, et l'eau était seulement
à 20°C) à 19 000 MW, puissance absolument colossale,
et cela en moins d'un dixième de seconde ; la puissance
doublait tous les 2,6 millièmes de seconde. Sous l'action
de la pression résultant de la vaporisation quasi instantanée
de l'eau, le coeur fut projeté en l'air. Des débris
montèrent jusqu'à 25 m, et retombèrent dans
un rayon d'une centaine de mètres. Etait-ce une explosion
nucléaire ? Oui et non. Non, car cela n'avait aucune commune
mesure avec l'épouvantable cataclysme provoqué par
une bombe atomique. Non, parce que l'énergie explosive
libérée avait été essentiellement
le fait de l'eau brutalement vaporisée par l'énorme
accroissement de puissance du réacteur. Mais oui, parce
que toute cette énergie était en fait d'origine
nucléaire ; l'eau n'avait servi que d'intermédiaire
(dans d'autres cas, l'énergie nucléaire peut d'ailleurs
se convertir directement mais partiellement en énergie
« mécanique » explosive).
Comment de tels phénomènes peuvent-ils se produire
dans des réacteurs généralement décrits
comme inoffensifs, et en tout cas non susceptibles d'exploser
? Simplement, si l'on ose dire, parce que ce sont des machines
en « équilibre précaire ».
Pour que tout se passe bien, le nombre de neutrons doit être
constant. Comme en moyenne, dans un réacteur utilisant
l'uranium pour combustible, la fission de deux noyaux d'uranium
235 donne naissance à cinq neutrons, il faut que trois
de ces neutrons soient capturés par des atomes non fissiles
ou quittent le réacteur, et que les deux autres « cassent »
à leur tour deux atomes d'uranium 235. Ainsi le nombre
de fissions par seconde ne bouge pas, et la puissance, proportionnelle
à ce nombre, est stable. On dit que le « coefficient
de multiplication » est égal à un. Si
ce coefficient dépasse un peu l'unité, ce n'est
pas trop grave, car une petite partie des neutrons est émise
avec un retard allant de la seconde à la minute par les
produits de fission (résultat de la « cassure »
des noyaux fissiles uranium 235 ou plutonium 239) : ce sont
les neutrons « retardés ». Grâce
à eux, on peut piloter le réacteur en déplaçant
les barres de contrôle avec une constante de temps de quelques
secondes, parfaitement accessible à notre technologie.
Mais si le coefficient de multiplication devient trop grand (plus
de 1,005 pour donner un ordre de grandeur), les neutrons émis
instantanément lors de la fission (neutrons « instantanés »)
peuvent se multiplier directement, sans qu'il soit besoin des
neutrons retardés. Comme ces neutrons instantanés
mettent, suivant les réacteurs, entre un dixième
de microseconde (surgénérateurs) et une milliseconde
(réacteurs à uranium naturel) pour aller casser
un autre atome fissile, il devient totalement impossible de maîtriser
la réaction en chaîne, qui prend un caractère
explosif. C'est ce qui s'est passé le 22 juillet 1954.
Réacteur SL-1 après "excursion"
est retiré de la National Reactor Testing Station à
Idaho Falls.
Voir le documentaire (40mn sur Youtube): "The SL-1 accident"
de l'US Atomic Energie Commission.
Accidents précurseurs
L'année 1954 avait été
marquée par une excursion nucléaire volontaire ;
1955 et 1958 le furent par des excursions accidentelles, heureusement
sans conséquences graves. Le Centre d'essais s'enorgueillissait
de posséder le premier réacteur qui ait produit
de l'électricité (de façon plutôt symbolique
à vrai dire) il s'agissait d'un petit prototype de surgénérateur,
EBR 1 (Experimental Breeder Reactor). Ce réacteur
de 1,2 MWth et 300 kWé avait démarré le 20
décembre 1951. Il comportait un coeur de 47 kg d'uranium
235, entouré par deux « couvertures »
concentriques d'uranium 238 ; dans la couverture extérieure
pouvaient se déplacer 12 barres de contrôle. Le 29
novembre 1955, au cours d'une expérience destinée
à étudier des oscillations anormales de température
et de puissance provoquées par les variations de débit
du refrigerant (un mélange sodium/potassium), la puissance
se mit à croître trop vite. Le physicien responsable
décida d'arrêter le réacteur, mais l'opérateur
à qui il en donna l'ordre appuya par erreur sur le bouton
de commande des barres de contrôle à vitesse lente,
au lieu de celles d'arrêt rapide, qui seules auraient pu
agir à temps. La réaction en chaîne s'emballa,
avec un doublement de la puissance tous les deux dixièmes
de seconde. Deux secondes après le physicien appuyait sur
le bon bouton, mais cela ne suffisait pas pour arrêter l'excursion.
Heureusement il fut possible d'arrêter la réaction
avant qu'elle ne devienne explosive, en faisant tomber la couverture
extérieure : cette couverture servait en effet à
la réaction en chaîne, c'était un réflecteur
qui renvoyait vers le coeur une partie des neutrons qui s'en échappaient.
Cependant près de la moitié du coeur fondit.
Le 18 novembre 1958, un accident analogue se produisit sur un
petit réacteur expérimental très spécial,
HTRE 3 (Heat Transfer Reactor Experiment). Destiné
à tester des coeurs de réacteur à haute température,
il était refroidi à l'air et modéré
par un composé hydrogéné de zirconium. Il
avait été prévu de commander manuellement
la montée en puissance jusqu'à 90 % de la puissance
maximum (120 kW), puis de passer sur un automatisme. Or l'instrumentation
qui gouvernait cet automatisme marchait à l'envers, et
indiquait une baisse de la puissance quand celle-ci montait. Si
bien que lorsque l'opérateur passa en mode automatique,
il y eut ordre de montée très rapide des barres
de contrôle, et début d'excursion nucléaire ;
heureusement un autre automatisme arrêta immédiatement
le réacteur par chute des barres. Cependant le coeur fut
fortement endommagé, avec fusion de combustible.
Le drame
En 1960, ces incidents ne sont pas oubliés,
mais, comme ils n'ont pas eu de conséquences graves, le
Centre d'essais continue son travail sans porter une attention
excessive à la sûreté. Ainsi SL-l, qui fonctionne
depuis le 11 août 1958, est exploité avec un certain
laisser aller. En novembre et décembre quelques incidents
ont lieu : un peu de vapeur d'eau s'infiltre parfois en salle
de contrôle, et surtout les barres de contrôle ont
tendance à se coincer. Les opérateurs ont seulement
reçu la consigne de les monter et les baisser de temps
en temps, entre certaines limites, afin de s'assurer qu'elles
sont toujours capables de « chuter » pour
arrêter la réaction en chaîne. Vendredi 23
décembre, il devient clair qu'il faut une maintenance sérieuse,
et le réacteur est arrêté. Les barres de contrôle
sont déconnectées de leurs mécanismes de
commande automatique, et des équipes procèdent à
l'inspection et à la maintenance.
Le mardi 3 janvier 1961, à 16 h (heure locale),
l'équipe chargée de connecter les barres à
leurs mécanismes de commande afin de pouvoir redémarrer
le réacteur arrive sur place ; elle doit travailler
jusqu'à minuit. Elle est composée de trois militaires
de moins de trente ans : Richard Legg, électricien
de la Marine, qui travaille depuis plus d'un an sur SL-1 ;
John Byrnes, opérateur de réacteur, un spécialiste
de l'Armée de terre ; et le plus jeune, Richard Mac
Kinley, vingt-deux ans, stagiaire de l'Armée de terre.
Le travail commence normalement ; ils écrivent sur
le livre de bord : « Remise en place des fiches,
des brides, etc. sur toutes les barres de contrôle ».
La nuit tombe sur l'Idaho, une froide nuit d'hiver continental ;
il fait - 20°C et il n'y a pas de nuages ; la pleine
lune éclaire un paysage semi désertique où
se dressent de-ci de-là quelques bâtiments de réacteurs.
La plupart des employés du Centre d'essais ont regagné
Idaho Falls, où demeurent leurs familles. A 21 h 01,
trois postes d'incendie du centre et le QG sécurité
reçoivent des signaux d'alarme venant du bâtiment
de SL-1. Ces alarmes ne sont pas différenciées et
peuvent vouloir dire chaleur ou radiations, mais, dans une installation
de réacteur située à un mile de SL-1, c'est
bien une alarme aux radiations qui se déclenche. La brigade
de pompiers et les forces de sécurité de l'AEC (Atomic
Energy Commission) sautent dans leurs véhicules
et, après une course de 13 km, stoppent devant l'installation
à 9 h 10. Un silence total y règne. Pas
de dégâts, pas d'incendie, pas de fumée ;
les lumières électriques brillent normalement. Ils
arrivent à la porte du bâtiment administratif, et
le chef assistant de la brigade y entre. Comme tous les pompiers,
il a revêtu des vêtements spéciaux, des « surbottes »
et un masque. Son dosimètre, qui va jusqu'à 25 rad
par heure sort de son échelle de mesure, et il doit battre
en retraite (le rad est une unité de radioactivité
qui mesure l'énergie reçue pour les rayons X et
Gamma à un rad d'énergie correspond un rem de dommages
biologiques ; pour les rayons Alpha et Béta provenant
d'une contamination interne du corps, à un rad correspond
plus d'un rem). Un physicien de radioprotection du réacteur
voisin arrive sur les lieux et, avec un pompier, essaie d'atteindre
la salle de contrôle en passant par le bâtiment administratif ;
eux aussi doivent s'enfuir. Aucun signe de Legg, Byrnes et Mac
Kinley.
L'alarme a été immédiatement répercutée
par le système radio du Centre d'essais à toutes
les installations et aux domiciles de l'état major. A Idaho
Falls, Ed Vallario, physicien chargé de la radioprotection
pour SL-1, qui s'apprêtait à mettre ses enfants au
lit, s'empare de ses vêtements de protection et de son masque
respiratoire, prend dans sa voiture son collègue Paul Duckworth
et entame une course effrénée vers le Centre. Peu
après 21 h 30, deux physiciens d'une installation
voisine arrivent à SL-1 avec des dosimètres pouvant
aller jusqu'à 500 rad par heure (500 rad est une dose qui
entraîne la mort en quelques jours). Ils s'approchent de
la salle de contrôle, mais, s'apercevant que leurs dosimètres
montent à 200 rads par heure, quittent le bâtiment
à leur tour. Les sauveteurs décident qu'ils ne peuvent
s'exposer qu'une fois ou deux chacun, et pas plus de quelques
secondes. Une autre équipe monte quatre à quatre
les escaliers qui mènent à l'entrée du bâtiment
réacteur lui-même : partout du métal
brûlé et tordu, et personne en vue ; le dosimètre
atteint les 500 rad par heure.
Vallario et Duckworth arrivent vers 22 h 30, juste après
que l'officier des opérations du Centre ait notifié
à la radio un avis de désastre de classe 1. Mis
au courant de la situation, ils décident d'inspecter pendant
trois minutes le bâtiment du réacteur. Leurs dosimètres
atteignent 1 000 rad par heure. Ils découvrent deux hommes
étendus près du réacteur. L'un d'eux, blessé
à la tête, bouge encore ; ils se précipitent
sur lui, l'installent sur une civière et le portent jusqu'en
haut des escaliers, puis ils descendent prévenir une équipe
de trois hommes qui se tenait en réserve. Ils remontent
à cinq, certains examinent rapidement la victime qui était
immobile : l'homme est mort ; les autres descendent
la civière avec celui qui vit encore, l'installent dans
un camion qui va rejoindre une ambulance quelques miles plus loin.
Dans l'ambulance, le docteur, vêtu d'une tenue antiradiations,
examine le corps. L'homme est maintenant mort, et il dégage
tant de radioactivité qu'il faut le ramener sur le site
de SL-l. L'ambulance s'y gare et est abandonnée.
Une autre équipe
pénètre dans le bâtiment et découvre
enfin le troisième homme, en haut, transpercé par
une barre de contrôle, épinglé au plafond
comme un vulgaire papillon. Il a été
projeté là haut avec le couvercle du petit réacteur,
sur lequel il travaillait, et il est visiblement mort. Il n'y
a plus rien à faire, et les sauveteurs quittent le bâtiment.
Dans une remorque de décontamination arrivée sur
place, les sauveteurs se
déshabillent et se douchent, puis ils sont dirigés
vers le dispensaire pour une décontamination plus approfondie.
Les plus exposés ont reçu 30 rad.
Tous les autres travailleurs se replient dans un bâtiment
situé à quelques miles.
Le lendemain matin à 6 heures, cinq hommes masqués
et gantés retirent le corps de l'ambulance, le déshabillent,
le remettent dans l'ambulance et le recouvrent d'un tablier de
plomb pour réduire les radiations. L'ambulance est amenée
à l'installation de retraitement. On y essaie en vain de
décontaminer le corps, qui pour finir est placé
dans un mélange d'eau, l'alcool et de glace. Mais il faut
s'occuper des deux victimes qui sont toujours dans le bâtiment
du réacteur. Le soir à partir e 19 h 30,
des sauveteurs auxquels on accorde une minute chacun dans ce bâtiment
retirent le corps qui était au sol, dans me sorte de macabre
course de relais. Pour le corps accroché au plafond, c'est
encore plus compliqué. Il faut accrocher un filet à
la flèche d'une grue, faire passer la flèche par
la porte extérieure du bâtiment du réacteur,
installer le filet en dessous du corps, faire grimper des hommes
au plafond et dégager le corps, qui tombera dans le filet
et sera emporté par la grue. Etant donné le peu
de temps de travail autorisé à chacun, cette opération
fie sera terminée que lundi 9 janvier vers 5 heures du
matin.
Que s'était-il passé le 3 janvier peu avant 21 heures
? Le réacteur SL-1 avait 9 barres de contrôle, et
l'une d'elles, celle qui était en position centrale, suffisait
pour déclencher la réaction en chaîne. L'hypothèse
la plus généralement formulée est que cette
barre s'était coincée, et que l'un des trois hommes,
voulant la décoincer à la main, a mal dosé
son effort. La barre ayant été hissée sur
une trop grande hauteur, on a atteint le seuil où la réaction
en chaîne devient explosive. Si le déroulement matériel
de l'accident ne fait pas de doute, d'autres hypothèses
ont été émises pour expliquer l'action de
l'opérateur : colère, pari stupide, sabotage
délibéré ou même suicide. On ne connaîtra
jamais la vérité. Quant aux corps des victimes,
après avoir été conservés pendant
des jours et des jours dans le mélange d'eau, d'alcool
et de glace, ils sont enterrés le 23 janvier dans des cercueils
plombés. La commission chargée d'élucider
les causes de l'accident conclut rapidement à une excursion
nucléaire due à une erreur de manoeuvre des barres
de contrôle. L'observation des dommages fait penser que
la puissance a atteint 20 000 MW et la pression interne dans la
cuve 35 atmospheres ; cette cuve a dû bondir de près
de 3 mètres avant de retomber sur place. Des produits radioactifs,
notamment de l'iode, se sont échappés dans l'atmosphère,
mais en faible quantité ; on pense que 99,99 % de
la radioactivité est restée dans le bâtiment.
Sous le vent de SL-1, la radioactivité de l'armoise ne
dépassera pas 40 fois sa valeur naturelle. Une enquête
générale ordonnée par l'AEC à la suite
de l'accident conduit à arrêter deux réacteurs
du Laboratoire National de Brookhaven le 14 mars 1961. La décontamination
de SL-1 durera plus d'un an ; les débris du réacteur
seront totalement évacués, et le bâtiment
rasé en juillet 1962.
Conclusions
En février 1967,
A. Pascquet tirait, dans le bulletin d'informations scientifiques
et techniques du CEA, les conclusions des essais et des accidents
du centre national d'essais de réacteurs de l'Idaho :
« Les essais effectués aux U.S.A. sur Borax et
Spert, l'accident survenu au réacteur SL-1, ont amplement
démontré que les réacteurs piscines, tout
comme les réacteurs à eau pressurisée ou
à eau bouillante, pouvaient être le siège
d'excursions de puissance très violentes entraînant
la destruction partielle ou totale des structures du réacteur. » Deux types d'accident de réactivité
étaient pris en compte pour les PWR, réacteurs à
eau ordinaire pressurisée dont plusieurs dizaines d'exemplaires
fonctionnent en France, et les BWR, à eau bouillante :
l'éjection de barres de contrôle, qui pourrait conduire
à des accidents du type SL-1, et l'« accident
froid ». Ce dernier type d'accident serait produit
par une injection massive d'eau froide : en effet, dans les
PWR et les BWR, une baisse de température entraîne
une augmentation du coefficient de multiplication. C'est pourquoi
l'eau des circuits de secours doit impérativement contenir
du bore, qui absorbe les neutrons. Mais au fil des ans l'attention
se portait plutôt sur les accidents par perte de réfrigérant,
comme celui de Three Mile Island ; les accidents de réactivité
étaient jugés par trop improbables. Cependant, à
la suite de l'accident de Tchernobyl, la NRC (Nuclear Regulatory
Commission) a relancé aux États-Unis les études
sur ces accidents de réactivité.
Afin d'examiner plus en détail le problème de l'éjection
de « barres » de contrôle, illustré
de façon si spectaculaire par l'expérience de Borax-1
et l'accident de SL-1, il convient de décrire précisément
le système de contrôle des réacteurs modernes
à eau pressurisée qui fonctionnent actuellement
en France. Dans ces réacteurs, le combustible est formé
de « crayons » rassemblés par centaines
dans des «assemblages» ; le coeur d'un réacteur
de 900 MWé est constitué par la juxtaposition d'environ
150 assemblages, placés verticalement dans une cuve de
4 mètres de diamètre en acier très épais.
Dans chaque assemblage, un certain nombre d'emplacements de crayons
de combustible sont en fait occupés par des tubes où
peuvent coulisser des tiges faites d'un matériau qui absorbe
les neutrons (à base de cadmium en général).
Ces tiges sont regroupées en « grappes »
de contrôle au moyen d'« araignées »
en partie supérieure ; il y a 53 ou 61 grappes suivant
la puissance du réacteur (900 ou 1300
MWé). Chaque grappe est solidaire d'une tige que l'on peut
déplacer par un dispositif électromécanique.
Cette tige traverse le couvercle de la cuve pour pénétrer
à l'intérieur d'un « carter »
fixé de façon étanche sur ce couvercle. Ainsi,
chaque couvercle de cuve de PWR est hérissé de dizaines
de carters verticaux d'1,5 mètre de haut, soumis eux aussi
à la pression qui règne à l'intérieur
de la cuve (150 atmosphères). L'éjection d'une grappe
hors du coeur se produirait en cas de rupture du carter correspondant.
Il s'agirait d'un accident très grave, c'est pour quoi
un soin extrême est apporté à la fabrication
de ces carters, constitués chacun d'une seule pièce
en acier inoxydable forgé, et testés à 280
atmosphères. De plus, pour réduire au maximum les
conséquences de l'accident, les barres de contrôle
pénètrent très peu à l'intérieur
du coeur en fonctionnement normal ; ainsi, l'éjection
d'une grappe augmenterait relativement peu le coefficient de multiplication
(normalement égal à 1) de la réaction en
chaîne. Cependant, il peut arriver que l'on doive les insérer
davantage. Une insertion limite est définie en fonction
du niveau de puissance ; les grappes sont réunies
en groupes, et la position de chaque groupe est indiquée
visuellement en salle de contrôle. Si un groupe atteint
un niveau trop bas, ou si une grappe dévie de son groupe,
des alarmes sonores et visuelles se déclenchent. Ces précautions
sont à la fois rassurantes, puisqu'elles montrent que le
problème est pris en compte, et inquiétantes, puisqu'elles
rappellent la possibilité d'explosion d'un réacteur
à eau ordinaire, si dramatiquement illustrée le
3 janvier 1961.
Extrait du livre: Les jeux de l'atome et du hasard,
de Jean-Pierre Pharabod - Jean-Paul Schapira,
Editions Calmann-Lévy, 1988.