Réalisée par la CRIIRAD le 5 août 2005
Traduite gracieusement par Basile et Antoinette Karlinsky le 6/8/05
(extraits principaux)
Romain CHAZEL (vice-président de la CRIIRAD) : Vous avez été libéré aujourd'hui. Pouvez-vous résumer les raisons de votre emprisonnement ?
Pr. Youri BANDAJEVSKY
: Je vais m'efforcer de répondre brièvement. Non,
ce n'est pas aujourd'hui mais hier, le 5, qu'on m'a libéré.
C'est une question très compliquée, il faudrait
expliquer toute la situation qui régnait à l'époque
de mon arrestation. Quand je publiais mes résultats, je
ne pensais pas enfreindre quelque loi que ce soit. Je ne faisais
qu'exprimer mon opinion personnelle qui pouvait être soit
admise, soit combattue. Mais je ne le faisais pas comme si c'était
dans le cadre d'une lutte d'un groupe contre un autre. En fait,
il y avait un groupe qui estimait que l'énergie nucléaire
sous toutes ses formes était un facteur de civilisation.
Ceux qui ne mettent pas en doute l'innocuité totale de
cette énergie ne tolèrent pas les gens qui posent
des questions. En gros, la société acceptait les
arguments officiels et ne voulait pas savoir ni entendre les objections.
J'étais obligé d'étayer mon point de vue
mais les évènements ultérieurs m'ont, me
semble-t-il, donné raison et ont démontré
que, telle qu'elle est aujourd'hui, cette énergie ne correspond
pas à une besoin de l'humanité. Mais toute société
ne peut accepter des idées neuves qu'à petite dose,
progressivement. On peut facilement refuser de voir, et si on
refuse de mesurer, on ne peut même pas comprendre.
RC : Savez vous ce qui a contribué à votre libération ?
YB : Il m'est très difficile de répondre parce que ces derniers temps, je me trouvais assigné à résidence dans un village isolé, où je travaillais comme ouvrier agricole dans une ferme. Je ne disposais d'aucune information, et de toute façon, ma peine était déjà arrivée à terme l'hiver dernier. C'est tout ce que je peux dire : je suis un scientifique et, comme tel, je ne peux me prononcer que sur ce que je connais pertinemment
RC : Vous auriez dû bénéficier de la liberté conditionnelle dès janvier dernier. Quelles sont les circonstances qui ont retardé votre libération?
YB : On a tardé à me libérer parce que j'ai été malade, et l'administration du village m'a expliqué que je devais rattraper le temps passé en maladie. Mais aussi parce que je refusais d'admettre mes erreurs. [ Malgré toutes les pressions subies, le Pr Bandajevsky a toujours refusé de reconnaître sa culpabilité ]
RC : Avez-vous souscrit quelque obligation que ce soit à l'égard des autorités, qui limiterait votre liberté ?
YB : Non, je n'ai rien signé. Effectivement, on m'impose des limitations mais je n'ai rien signé dans ce domaine. Je suis toujours sous surveillance policière, pendant encore 6 mois. Je dois m'inscrire au commissariat de police dans les tous prochains jours. En plus, le tribunal exige le paiement d'une amende de 35 millions de roubles belarusses. C'est une somme énorme, mais c'est le montant qu'ont demandé au procès les gens qui m'ont calomnié. C'est un grand problème pour moi, que je ne sais comment résoudre. Je n'accepte pas cette condamnation, mais elle a été confirmée par la Cour suprême dont les décisions ne peuvent donner lieu à un appel. Ce qui signifie que lorsque je pourrai travailler, l'Etat prélèvera une fraction de mon salaire.
RC : Quel est votre statut juridique actuel ?
YB : Je suis en situation de libération conditionnelle. Formellement, je suis un homme libre: on doit me rendre ma carte d'identité, mon permis de séjour et je suis libre de travailler. Mais il m'est interdit pendant 5 ans d'exercer un poste de responsable, tel que " directeur " ou " organisateur " mais je ne sais pas ce que ces termes signifient concrètement. Je devrais prochainement m'informer à ce sujet. Concernant le laboratoire en projet, peu m'importe de ne pas avoir le mot " directeur " sur ma carte de visite, l'essentiel est que la direction soit exercée par des gens en qui j'aie confiance. Tout sera supervisé par mon épouse Galina en qui j'ai toute confiance. (...)
RC : Quelles conséquences la détention a-t-elle eue pour vous, sur le plan physique? Mental? Comment vous sentez-vous aujourd'hui?
YB : C'est plutôt
à vous d'en juger, en parlant avec moi; si vous me comprenez
cela signifie que je ne suis pas devenu fou. Mais il est évident
qu'un séjour de 5 ans en isolement exerce une action délétère
sur le psychisme de celui qui les subit. Si je continue à
travailler et à écrire des livres, cela signifie
que je n'ai pas encore perdu la raison; et je n'ai pas renié
mes idées. Bien sûr, la prison, c'est la prison;
incontestablement, elle brise vos forces, mais si tu connais tes
raisons de vivre, et si tu poursuis la voie que tu as choisie,
tu peux résister et tu n'as pas d'autre issue. Mais par
ailleurs, la prison te renforce dans tes convictions et te permet
de te juger à ta valeur.
Au plan physique, ma santé s'est bien sûr détériorée.
La prison ne fait de bien à personne. Mais en tant que
médecin, j'estime néanmoins que la volonté
de vivre permet de surmonter la situation et permet à l'organisme
de tenir le coup. Si j'avais su tout cela avant mais ces
idées me sont venues en prison je me serais senti
plus fort dès le début. En tout cas, je n'ai pas
perdu la volonté de travailler et de jouir de la vie. On
m'a demandé aujourd'hui ce que j'ai l'intention de faire,
et j'ai répondu : vivre et être heureux!
RC : Quelle est la première chose que vous avez faite en rentrant chez vous?
YB : Je me suis senti perdu lorsque je me suis retrouvé dans la rue, il a fallu que je me réhabitue à la foule. C'est la seule émotion que j'ai ressentie, car la prison vous endurcit. Quand je suis arrivé chez moi, il n'y avait personne: ma femme était partie chez sa mère, elle ne savait pas que j'allais être libéré ! J'avais ramené de mon village un charreton d'affaires en vrac dans ma nouvelle maison, qui n'était pas celle que j'avais quittée menottes aux poignets, et j'y ai mis de l'ordre. J'ai installé mon chat, mon chien, mes carnets et mes livres.
RC : Pouvez-vous faire un bref rappel de vos travaux et les principales conclusions auxquelles vous avez abouti ?
YB : Je préfère
orienter les lecteurs vers le livre qui va être bientôt
publié en France, sous le titre " La philosophie
de ma vie " *. J'y expose mes conclusions.
Je peux cependant préciser que lorsque je dirigeais l'Institut
médical de Gomel, mes collègues et moi nous sommes
arrivés à la conclusion que l'action prolongée
d'éléments radioactifs, en particulier le césium
137, sur des organes et systèmes vitaux comme le système
vasculaire, le foie, les reins, le système reproducteur,
produisent des modifications pathologiques lourdes liées
essentiellement à des atteintes au niveau des gènes,
de l'information génétique.
Le génome défectueux induit par l'action des éléments
radioactifs entraîne un processus pathologique extrêmement
grave et ce processus se signale avant tout par l'absence d'images
caractéristiques de maladies spécifiques. Il a fallu
énormément de temps et de travaux analytiques pour
arriver à ces conclusions, mais je constate aujourd'hui
que des organismes, animaux ou humains, qui possèdent un
génome défectueux normalement non détectable
peuvent l'exprimer de façon lourdement pathologique au
contact d'éléments radioactifs. Ce processus n'est
comparable à aucune donnée standard auxquelles notre
expérience clinique nous ait habitués. Ce sont ces
problèmes et ces maladies nouvelles auxquels nous sommes
aujourd'hui confrontés dans une grande incertitude. Si
on s'intéresse aux mécanismes, c'est tout d'abord
la détérioration énergétique des cellules
qui rend celles-ci sensibles à l'action additionnelle de
multiples agents.
Pour le reste, je renvoie les lecteurs à mon livre, écrit
dans un langage assez abordable; certains chapitres comportent
cependant des informations complexes. Il est évident que
ce livre suscitera des polémiques; je suis prêt à
la discussion, dont je pense qu'elle viendra non pas de ceux qui
s'occupent directement de ces problèmes, c'est-à-dire
des radiologues mais plutôt des généticiens.
En effet dans ce livre il y a nombre de propositions hypothétiques.
Mais je devais les exposer parce que elles me hantaient, et j'estime
qu'elles méritent d'être discutées.
RC : On célèbrera bientôt le vingtième anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl. Qu'est-ce que cela signifie pour vous ?
YB : D'abord un sentiment de tristesse, notamment au sujet des cérémonies et des anniversaires dont on abuse chez nous. On discourt sur les dates, comme si les dates signifiaient quoi que ce soit. Mais surtout, c'est le regret de voir que pendant tout ce temps, l'humanité n'a rien su trouver de valable pour se mettre à l'abri des dangers de l'énergie nucléaire. Il suffit de voir ce qui se passe, aussi bien dans le domaine militaire que civil. D'énormes problèmes ont surgi et on ne sait toujours pas résoudre la question des déchets radioactifs ni de la sécurité nucléaire.
RC : Quels sont vos projets dans un premier temps? Et à plus long terme?
YB : Je ne peux
rien prévoir pour l'instant; je dois d'abord passer un
check- up complet qui m'indiquera ce que mon organisme peut supporter
en matière d'activité. C'est à partir de
là que je pourrais faire des projets et mesurer mon investissement
dans la recherche, ou plus généralement dans la
vie. Tout cela se décidera dans quelques jours, après
les examens cliniques et les analyses. Que dire de plus ?
Ma formation étant très spécialisée,
je ne suis qualifié que pour une gamme restreinte de postes
et de toute façon, je risque peu de m'en voir proposer
beaucoup. Par contre, si le laboratoire en projet voit le jour,
j'y travaillerai certainement, même si je ne peux produire
de gros efforts. Selon moi, ce laboratoire devrait élaborer
de nouvelles hypothèses sur l'action de différents
éléments radioactifs ou d'autres facteurs de l'environnement,
de nature physique, chimique ou biologique, susceptibles de porter
atteinte à l'organisme, et dont l'action est souvent mal
connue. On étudiera leur action sur des animaux qui peuvent
donner des modèles applicables à l'homme. On travaillera
aussi en relation avec les malades.