- Pourriez vous décrire ce qui s'est
passé dans la région de Narodichi suite à
l'accident de Tchernobyl en avril 1986 ? Quand avez-vous appris
l'existence de l'accident ? Comment ? Quelles décisions
furent prises ?
Makarenko : Le 27 avril, c'était un dimanche
et j'avais commencé à travailler dans mon jardin.
Je plantais des pommes de terre depuis 9 heures. Vers 11 heures
ou 11 h 30 je me suis soudain senti mal.
Ma bouche était sèche, et je ressentais une espèce
de rugosité dans la gorge qui me faisait mal. Je pensais
que j'avais attrapé quelque chose. Mon jardin se trouvait
près des marais, sur les terres inondables de l'Uzh, une
rivière qui coule vers Tchernobyl.
J'ai remarqué qu'une sorte de brouillard d'un brun grisâtre
se déplaçait le long de cette zone inondable. Il
était assez transparent. Malgré la journée
ensoleillée, je ne pouvais déterminer de quoi il
s'agissait. Je m'arrêtai de travailler et je rentrai chez
moi. C'était juste après midi. Dès mon arrivée
à la maison, le téléphone sonna. C'était
Melnik, le premier secrétaire du Comité régional
du Parti. Il me dit de me rendre immédiatement au Comité
régional. Je m'y rendis et Melnik me dit que le premier
secrétaire du Comité régional de Polesskoe
l'avait appelé et lui avait dit, de manière strictement
confidentielle, qu'un accident venait d'arriver à Tchernobyl.
Des substances radioactives avaient été relâchées.
- Qui devait transmettre l'information
à la Défense civile régionale? Le secrétaire
régional du parti ou le responsable de la Défense
civile au niveau de la province ou de la République ?
C'est le réseau de la Défense civile qui devrait
transmettre les messages concernant un danger menaçant.
- Mais aucun message de ce type concernant un danger de radioactivité
n'a été reçu, ni en provenance de Tchernobyl
ni du siège provincial de la Défense civiIe.
L'alerte n'a pas été
donnée. Il y a simplement eu ce
coup de téléphone informel et amical du secrétaire
du Parti de Polesskoe à notre secrétaire. C'est
ainsi que nous l'avons su. J'ai immédiatement compris pourquoi
je m'étais senti mal dans le champ. Nous nous sommes précipités
pour voir le responsable du groupe de surveillance. Il était
à l'usine de textile. On le chargea de se rendre immédiatement
aux entrepôts, de prendre l'appareil indispensable, un contrôleur
DP-5 et de le rapporter au siège du Parti régional.
Il revint avec l'appareil à 16 heures.
- Aviez-vous un nombre suffisant de ces appareils ?
Nous n'en avions que trois pour toute la région : un
pour la Défense civile et deux pour le Centre médical
d'urgence et le service vétérinaire.
- Tous ces appareils étaient des DP-5 ?
Oui. Le service de la santé avait quelques vieux DP-2
et DP-12, mais sans les batteries, de sorte qu'on ne pouvait se
servir que des DP-5. En fait, nous n'avions pas non plus l'alimentation
adéquate pour ces DP-5 et nous avons passé du temps
pour les relier à des batteries.
Nous avons fait notre première mesure dans la cour, à
l'extérieur des bureaux régionaux du parti. On a mesuré 3 roentgens par
heure. Je n'ai aucune idée de ce que pouvait être
le niveau antérieur. Il pouvait avoir été
plus ou moins élevé, je n'en sais rien.
Il était évident qu'un nuage de substances radioactives
avait suivi la direction de l'Uzh. Cela nous fut confirmé
par la baisse du niveau après cette première mesure.
Vers 18 heures, le niveau était tombé à 1,7
roentgens par heure au même endroit.
Le 28 avril à 9 heures il était de 0,6 roentgen
par heure, à 13 heures il était de 22 milliroentgens
par heures (mR/h) et à 18 heures on relevait 16 mR/h. Vous
voyez que la baisse a été rapide. Le nuage est passé
et les niveaux sont tombés.
- Avez-vous effectué des mesures du sol à ce
moment-là ?
Non, nous n'en avons pas fait. Nous n'avons mesuré
que l'air. C'est pourquoi je ne peux rien dire de précis
sur ce qu'il y avait sur le sol.
- Avez-vous fait des mesures dans les jours qui ont suivi ?
C'était la période où ils ont commencé
à jeter des sacs de sable, de dolomite et de plomb dans
le réacteur afin de faire cesser les rejets. Les niveaux
ne se sont-ils pas élevés juste à ce moment-là
?
Non, le niveau n'a jamais dépassé celui enregistré
le 27 avril. Dans le village de Malyie Kleshchi, on a enregistré
des niveaux de 41 mR/h et puis de 30 mR/h. Sur les berges inondables
de l'Uzh, près du village de Khistinovka, les niveaux atteignaient
30 mR/h. C'était les 5/6 mai 1986. Par exemple, le 8 mai
nous avons mesuré 29 mR/h dans une prairie de Khistinovka.
Le 9 mai la valeur mesurée était de 14 mR/h. Le
10 mai on trouvait 10 mR/h. Au même moment (le 8 mai), le
niveau à Narodichi était de 0,75 mR/h. Le 9 il était
de 0,7 mR/h et le 10 aussi. Cela commençait à se
stabiliser.
Le réacteur continuait alors à rejeter des substances.
Le 11 mai 1986, à Narodichi, on mesurait 0,6 mR/h. Le 12
c'était 0,75 mR/h, le 13 et le 14, 0,5 mR/h.
- Toutes ces mesures ont-elles été faites aux
mêmes endroits ?
Oui, aux mêmes points de repère. Le niveau dans
la prairie de Khistinovka le 11 mai était de 12 mR/h. Le
12 il était monté à 14 mR/h. Le 13 il est
revenu à 12 mR/h. Le 14 il était de 11 mR/h.
Les niveaux changeaient. Au village de Novoye Sharno on a pu relevé
le 11 mai 11,0 mR/h, le 12 mai 13,5 mR/h, le 13 mai 14 mR/h et
le 14 mai 10 mR/h.
- Les niveaux se sont-ils stabilisés ?
Les niveaux se sont stabilisés, à partir du
20 mai approximativement. Après ça, il y a eu une
diminution très lente.
- Ces données sont-elles toutes issues du siège
de la Défense civile de Narodichi ?
Oui, je suis moi-même sorti avec les éclaireurs
dans la Jeep de reconnaissance.
- Quand la Défense civile s'est-elle intéressée
au problème ? Après ce coup de téléphone
d'un secrétaire du Parti à un autre, l'alarme a-t-elle
été donnée ? Les gens ont-ils été
avertis du danger ?
On n'a pas donné
l'alarme durant l'année 1986.
- Vraiment rien ?
Rien. A partir du 29 avril les autorités provinciales
de la Défense civile nous ont demandé des données
sur la situation radioactive.
- Qu'avez-vous fait ?
Le 27 avril à 16 h 30, juste après les premières
mesures, j'ai appelé l'officier de garde au siège
de la Défense civile et lui ai donné les résultats.
- Vous lui avez dit que vous aviez mesuré 3 roentgens
par heure ?
Oui, bien sûr, je l'ai dit.
- Qu'en disaient-ils ?
Rien. Ils ont seulement noté les chiffres. L'ordre
d'alerte n'a pas été donné. Le 28 avril,
nous avons donné de nouveau toutes nos mesures au commandant
de la Défense civile de la province. Tout comme la première
fois, je n'ai reçu aucun ordre en retour.
- Et les secours alors ?
Les secours n'ont pas été organisés.
- Avez-vous réalisé que ces niveaux menaçaient
la santé des gens ?
Bien sûr.
- Qu'avez-vous essayé de faire ?
Quand nous avons mesuré ces 3 roentgens par heure le
27 avril, j'en ai immédiatement informé le secrétaire
régional du Parti. J'ai proposé de me rendre tout
de suite au centre de contrôle afin de donner l'alerte en
actionnant les sirènes et de prévenir du danger
radioactif. Mais il m'a interdit de le faire. Il me dit qu'il
ne pourrait me permettre de sonner l'alarme avant d'avoir pu joindre
le Comité provincial et obtenu de lui l'autorisation de
le faire.
- Qu'a fait ensuite le secrétaire ?
Il alla téléphoner au Comité provincial.
Il leur parla un peu puis revint et dit : « Il ne doit y
avoir ni panique, ni sirènes. Faites votre rapport à
vos autorités provinciales de la Défense civile.
C'est tout ! » Le secrétaire régional du Parti
est Anatolii Aleksandrovich Melnik.
- Et le président du Comité Régional ?
Il habitait dans le village voisin de Bazar. Il ne vint pas
ce dimanche là. Il n'est apparu que le lundi. Mais il ne
pouvait rien faire.
- Que s'est-il passé ensuite ?
Le 28 avril, les premiers réfugiés venant de
Pripyat ont commencé à arriver chez leurs parents
de Narodichi. Rien n'avait été organisé,
ils sont arrivés comme ça. C'est par eux que nous
avons appris les détails de l'accident.
Nous avons appris qu'il y avait eu un accident à la centrale
nucléaire. L'émission de substances radioactives
se poursuivait et notre zone était contaminée.
Ainsi dès les premières
minutes de l'accident de Tchernobyl la population s'est heurtée
au mur du secret. Les gens n'avaient aucune information ou, tout
au moins était-elle diffusée de manière très
contrôlée. Ils ont appris
ce qui se passait de bouche à oreille. Et comme nous le
savons tous, les informations transmises de cette manière
peuvent être déformées par la peur, d'autant
plus que le niveau réel des radiations n'était pas
encourageant.
- A quoi ressemblait la situation en Biélorussie dans
les premières heures, les premiers jours et les premiers
mois après le désastre ?
Malheureusement la situation était très similaire
à celle de l'Ukraine. Il y régnait le même régime de secret strict
étouffant toute référence à la catastrophe,
aux niveaux de contamination, aux niveaux des doses, à
l'accumulation des radionucléides dans le corps. Je dois dire ici avec insistance, qu'au
cours des premières heures et des premiers jours personne
n'a envisagé de donner aux enfants le traitement à
base d'iode qui était pourtant essentiel pour protéger
leur glande thyroïde (en dépit du fait que l'académicien
Iline ait si bruyamment proclamé que cela avait été
fait à temps). Personne n'a eu la moindre information sur
le désastre.
L'information circulait de bouche à oreille, bribes par
bribes. Et cela ne rassurait personne. Dès les premières
minutes, les autorités ont abandonné la population
à son sort. Elles ont préféré «
ne pas l'inquiéter. »
Propos rapportés par Vladimir Tchernoussenko,
dans son livre Insight from the Inside, Springer Verlag 1991.
Traduction de l'anglais par l'ACNM (Association Contre le Nucléaire
et son Monde).