L'Humanité, 8 août 1945:
La bombe atomique tombée sur
Hiroshima semble avoir causé des dégâts considérables.
Les dépêches américaines ne parlent de rien
moins que la disparition d'une ville de 200 000 habitants de la
surface de la terre. Le nuage de fumée qui s'est élevé
sur la ville après l'explosion empêchait de prendre
des documents photographiques, trente-six heures encore après
l'explosion.
On annonçait hier soir que le Cabinet nippon s'est réuni
d'urgence.
À quelle décision faut-il s'attendre ?
L'agence
Domei a fait état de l'emploi de la nouvelle arme.
Le retentissement de la découverte est considérable.
Cependant, le Vatican s'est avisé de la désapprouver
! Qu'il nous soit permis de nous en étonner car lorsque
les nazis avaient le privilège de mener la guerre totale
avec une totale cruauté, le Saint-Siège ne s'était
pas semblablement insurgé.
L'Amérique vient de révéler au monde une
découverte scientifique qui est bien la plus sensationnelle
du siècle. La libération de l'énergie atomique,
problème sur lequel se penchaient dès avant la guerre
les physiciens les plus éminents de tous les pays, vient
d'être réalisée. Son emploi dans la guerre
contre le japon, sous la forme d'une bombe dont la puissance est
terrifiante, montre bien que cette découverte change la
face de la guerre moderne. Elle peut aussi, dans peu d'années,
changer la face économique du monde. Il convient aujourd'hui
d'expliquer aussi clairement que possible ce qu'est cette énergie,
d'où elle provient, et de situer la part qu'ont prise les
savants français, et en particulier Frédéric
Joliot-Curie, dans les travaux et les recherches qui ont permis
cette conquête monumentale de l'homme.
Le principe élémentaire de la matière, l'atome, élément infiniment petit, est composé en fait d'un noyau homogène autour duquel gravitent des particules à charge électrique négative, qu'on appelle électrons. On avait déjà depuis longtemps observé qu'en projetant à grande vitesse des particules électriquement neutres, dites neutrons, sur le noyau (ce qu'en terme scientifique on appelle un bombardement d'atome), on obtient un élément nouveau différent du premier. On posait ainsi le premier jalon vers la désintégration de la matière. Ce résultat avait été signalé par des physiciens allemands : Strandmann, Hahn, Mlle Meitner, en octobre 1938. Des études plus approfondies permirent à Joliot-Curie et à des savants étrangers, au Danemark et aux États-Unis, de découvrir simultanément, au printemps de 1939, qu'en bombardant un atome d'uranium, métal lourd parent du radium, on provoque l'explosion du noyau de l'atome et l'émission, par ce noyau, de neutrons eux-mêmes capables de faire éclater les noyaux des atomes voisins. On obtenait ainsi une désintégration qui se perpétue seule par la projection spontanée de nouveaux neutrons.
On en était là lorsque la guerre
éclata en septembre 1939. Aussitôt, les recherches
devinrent secrètes et n'eurent plus qu'un objet : la réalisation
de la bombe atomique.
Le travail fut mené en France jusqu'en juin 1940, date
à laquelle notre camarade Joliot-Curie fit partir ses collaborateurs
en Angleterre, nantis d'un précieux bagage scientifique,
alors que lui-même demeurait sur le territoire métropolitain
pour y mener l'héroïque action de résistance
que l'on sait.
Les travaux furent donc poursuivis en Angleterre par un groupe
de physiciens franco-britanniques jusqu'à ce qu'en décembre
1941, après Pearl Harbour, les Américains prissent
brusquement intérêt à la question. D'un commun
accord, les travaux eurent alors lieu outre-Atlantique à
proximité des riches gisements canadiens de pechblende,
le minerai de l'uranium.
La grosse difficulté résidait
en ce fait que seul un atome d'uranium d'une masse déterminée,
le "U 236", a cette propriété explosive.
Il s'agissait donc de le séparer des autres, alors qu'il
est lui-même particulièrement rare. Les Américains
ont alors fait trois ans durant un effort prodigieux tant en ce
qui concerne le matériel et les dépenses que le
nombre de savants et de chercheurs engagés. Le chiffre
de deux milliards de dollars indiqué par M. Truman représente
une dépense qui équivaut à 100 milliards
de francs, soit le quart de notre budget actuel. Il est probable,
d'autre part, bien qu'on ne sache à ce sujet que fort peu
de choses, que le nombre des physiciens qui ont mis au point l'opération
se chiffre par milliers.
Lorsqu'en 1944 Joliot-Curie put enfin reprendre ses travaux, l'Amérique
avait pris une avance considérable. Il est du reste à
noter que jamais il n'aurait pu obtenir qu'on lui donnât
en France les moyens matériels aussi considérables
que ceux qu'eurent à leur disposition les savants des États-Unis.
Comme le notait le président Truman, le risque scientifique
fût énorme, car l'opération pouvait aussi
bien ne pas réussir.
La bombe réalisée, l'énergie atomique est
employée dans la guerre en Asie. Son effet est si foudroyant
qu'il est bien probable qu'il ne laisse aux Nippons que le choix
entre une capitulation à bref délai ou ce que l'on
pourrait appeler un hara-kiri collectif. Mais là ne se
borne pas l'intérêt de cette nouvelle richesse terrestre.
L'énergie atomique ou nucléaire est la plus compacte
qu'on puisse imaginer. La meilleure illustration qu'on puisse
en donner est le fait que l'énergie déployée
dans un seul gramme de matière suffirait pour transporter
un cuirassé au sommet de l'Himalaya ! ...
Cependant, l'énergie nucléaire libérée,
il reste à savoir si l'on peut dès à présent
la contrôler et la diviser de telle façon qu'elle
puisse être utilisable dans un autre but que détruire.
Dans tous les cas, il semble qu'on sera à même avant
quatre ou cinq années de l'utiliser à des fins industrielles
comme source d'énergie électrique. Mais seulement
dans des installations fixes. Le remplacement de l'essence par
l'uranium comme force motrice dans les moteurs d'autos ou d'avions
ne serait possible qu'ultérieurement après une grande
simplification instrumentale, et surtout lorsque le prix de revient
de l'énergie atomique, qui est maintenant considérable,
aura suffisamment baissé pour en permettre la généralisation.
On peut donc prévoir à brève échéance
une dépréciation du charbon, à échéance
plus lointaine une dépréciation du pétrole.
En tout cas, on entrevoit la possibilité d'utiliser cette
source d'énergie dans des endroits où l'énergie
fait actuellement défaut. Le sous-sol du Sahara par exemple,
mal connu jusqu'à présent pour cette raison, livrerait
bientôt ses secrets.
Inutile de dire que l'uranium qu'on n'exploitait jusqu'alors que
pour la recherche du radium prend, en tant que matière
première, une importance de premier plan.
Les principales sources sont au Congo belge, au Canada, en Tchécoslovaquie
et très probablement en Sibérie.
D'études parues dans des revues scientifiques d'U.R.S.S.,
il ressort que les savants soviétiques se sont fort préoccupés
de cette question. Peut-être l'avenir nous réserve-t-il
de ce côté des révélations plus étonnantes
encore.
Car, après cela, qui osera encore prétendre qu'il
y a des limites à la connaissance scientifique ?
Georges Royer
Publié sous le titre: "La bombe atomique
a son histoire. Depuis 1938, dans tous les pays, des savants s'employaient
à cette tâche immense : libérer l'énergie
nucléaire. Les travaux du professeur Frédéric
Joliot Curie ont été d'un appoint énorme
dans la réalisation de cette prodigieuse conquête
de la science."