Un livre à acheter, qui donne la parole aux victimes de Tchernobyl, l'auteur étant elle-même malade après de nombreux voyages en zone contaminée.

La supplication
Tchernobyl, chroniques du monde après l'apocalypse

de Svetlana Alexievitch

Editions J.C. Lattès, 1998.

 

 

 

Extrait:

Monologue à deux voix pour un homme et une femme

Nina Konstantinovna et Nikolaï Prokhorovitch Jarkov. Il enseigne le travail manuel et elle, la littérature.

Elle : " J'entends si souvent parler de la mort que je ne vais plus aux enterrements. Avez-vous entendu des conversations d'enfants sur la mort ? En sixième, ils se demandent si cela fait peur ou non. Il n'y a pas si longtemps, à leur âge, ils voulaient savoir comment naissent les bébés. Maintenant, ils s'inquiètent de savoir ce qui se passerait après une guerre atomique. Ils n'aiment plus les oeuvres classiques : je leur récite du Pouchkine et ils me regardent avec des yeux froids, détachés... Un autre monde les entoure... Ils lisent de la science-fiction. Cela les entraîne, dans un monde différent, où l'homme se détache de la terre, manipule le temps... Ils ne peuvent pas avoir peur de la mort de la même manière que les adultes... Que moi, par exemple. Elle les excite comme quelque chose de fantastique.

Je réfléchis à cela. La mort tout autour oblige à penser beaucoup. J'enseigne la littérature russe à des enfants qui ne ressemblent pas à ceux qui fréquentaient ma classe, il y a dix ans. Ils vont continuellement à des enterrements... On enterre aussi des maisons et des arbres... Lorsqu'on les met en rang, s'ils restent debout quinze ou vingt minutes, ils s'évanouissent, saignent du nez. On ne peut ni les étonner ni les rendre heureux. Ils sont toujours somnolents, fatigués. Ils sont pâles, et même gris. Ils ne jouent pas, ne s'amusent pas. Et s'ils se bagarrent ou brisent une vitre sans le faire exprès, les professeurs sont même contents. Ils ne les grondent pas parce que ces enfants ne sont pas comme les autres. Et ils grandissent si lentement. Si je leur demande de répéter quelque chose pendant le cours, ils n'en sont même pas capables. Parfois, je dis juste une phrase et leur demande de la répéter : impossible, ils ne la retiennent pas... Alors, je pense. Je pense beaucoup. Comme si je dessinais avec de l'eau sur une vitre : je suis seule à savoir ce que représente mon esquisse. Personne ne le devine, ne l'imagine.

Notre vie tourne autour... autour de Tchernobyl. Où était Untel à ce moment-là ? À quelle distance du réacteur vivait-il ? Qu'a-t-il vu ? Qui est mort ? Qui est parti ? Pour où ? Je me souviens que, dans les premiers mois après la catastrophe, les restaurants se sont de nouveau remplis. Les gens organisaient des soirées bruyantes... "On ne vit qu'une seule fois...", "Quitte à mourir, autant que ce soit en musique". Des soldats, des officiers sont venus. Mais Tchernobyl est désormais tout le temps avec nous... Une jeune femme enceinte est morte soudain, sans cause apparente. Le pathologiste n'a pas établi de diagnostic. Une petite fille de onze ans s'est pendue. Sans raison. Une petite fille... Et quoi qu'il arrive, les gens disent que c'est à cause de Tchernobyl. On nous dit : "Vous êtes malades parce que vous avez peur. À cause de la peur. De la phobie de la radiation." Mais pourquoi les petits enfants sont-ils malades ? Pourquoi meurent-ils ? Ils ne connaissent pas la peur. Ils ne comprennent pas encore.

Je me souviens de ces jours... J'avais la gorge irritée et me sentais lourde. "Vous vous faites des idées sur votre santé, m'a dit le médecin. Tout le monde se fait des idées à cause de Tchernobyl." Mais non, je me sentais réellement mal, avec des douleurs partout et les forces qui m'abandonnaient. Mon mari et moi étions gênés de nous l'avouer l'un à l'autre, mais nous commencions à perdre l'usage de nos jambes. Tout le monde autour de nous se plaignait, même nos amis, de ne plus avoir la force de marcher, d'avoir envie de s'allonger au milieu de la route. Les élèves étaient avachis sur les tables et perdaient connaissance pendant les cours. Tout le monde était devenu sombre. On ne rencontrait plus de gens souriants, de visages sympathiques. Les enfants restaient à l'école de huit heures du matin à neuf heures du soir. Il leur était strictement interdit de jouer dehors, de courir dans la rue. On leur avait distribué des vêtements : une jupe et un chemisier aux filles, un costume aux garçons, mais ils rentraient chez eux dans ces vêtements et l'on ne savait pas où ils traînaient avec. Normalement, les mères devaient laver ces vêtements chaque jour, de manière à ce que les enfants aillent tous les matins à l'école avec des habits propres. Mais on n'avait pas distribué de vêtements de rechange. De plus, les mères avaient leurs tâches domestiques. Elles devaient s'occuper des poules, des vaches, des cochons... Elles ne comprenaient pas pourquoi elles devaient se charger de ce surcroît de travail. Pour elles, des vêtements sales devaient porter des taches d'encre, de terre, de graisse et non des isotopes à courte période. Lorsque j'essayais d'expliquer la chose aux parents d'élèves, j'avais l'impression de leur parler en bantou. "Qu'est-ce que c'est que cette radiation ? On ne l'entend pas, on ne la voit pas... Mais moi, je n'ai pas assez d'argent pour finir le mois. Les trois derniers jours avant la paie, nous ne mangeons que des pommes de terre et du lait. Laissez tomber..." Et la mère faisait un geste las de la main. Or, justement, on a interdit de boire le lait et de manger les pommes de terre de la région. Les magasins étaient approvisionnés en conserves chinoises de viande et en sarrasin. Seulement, les villageois n'avaient pas assez d'argent pour se les payer. Les consignes étaient destinées à des individus cultivés. Elles supposaient une certaine éducation. Or cela manquait cruellement ! Le peuple pour qui les instructions étaient rédigées n'existe pas chez nous. Et il n'est pas si simple d'expliquer la différence entre un röntgen et un rem... De mon point de vue, je qualifierais ce comportement de fatalisme léger. Par exemple, la première année, il était interdit de consommer ce qui poussait dans les potagers. Et pourtant, non seulement les gens en ont mangé, mais ils en ont même fait des conserves. De plus, la récolte était extraordinaire ! Comment expliquer que l'on ne peut pas manger ces cornichons ou ces tomates... Cela veut dire quoi : on ne peut pas ? Leur goût est normal et ils ne donnent pas mal au ventre... Et personne ne "brille" dans l'obscurité... Pour changer leur plancher, nos voisins ont utilisé du bois local. Ils ont mesuré : la radiation était cent fois supérieure à la normale. Vous croyez qu'ils ont démonté ce parquet pour le jeter bien loin ? Pas du tout, ils ont vécu avec. Les gens se disent que tout cela va se calmer et finir par s'arranger tout seul. Au début, certaines personnes apportaient des produits alimentaires aux dosimétristes. Le niveau de radiation dépassait systématiquement la norme des dizaines de fois. Mais l'habitude a été vite perdue. "La radiation, on ne la voit pas, on ne l'entend pas. Ce sont des inventions des scientifiques !" Les choses ont repris leur cours : les labours, les semailles, la récolte... L'impensable s'est produit : les gens se sont mis à vivre comme avant. Renoncer aux concombres de son potager était plus grave que Tchernobyl. Pendant tout l'été, les enfants ont été forcés de rester à l'école. Les soldats l'ont lessivée à fond et ont enlevé une couche de terre autour d'elle. Mais, à la rentrée, on a envoyé ces écoliers récolter les betteraves, ainsi d'ailleurs que des étudiants et des élèves des écoles techniques. Ils étaient tous forcés d'y aller. Tchernobyl était moins grave que de laisser des légumes non récoltés dans les champs...