Le Monde, 8 août 1945:
Washington, 6 août - La première
bombe atomique de cette guerre a été lancée
aujourd'hui par un avion américain sur l'importante base
navale d'Hiroshima, dans l'île de Hondo.
C'est le président Truman lui-même qui, par un communiqué,
a annoncé à la Maison Blanche la mise en action
de cette nouvelle bombe, dont la force d'explosion est 2 000 fois
celle de la plus grande bombe connue jusqu'à présent
dans l'armée américaine.
La déclaration du président Truman
En annonçant lui-même que la première bombe atomique avait été lancée par un avion américain sur la base navale d'Hiroshima, le président des États-Unis a précisé que le nouveau projectile est le résultat de recherches commencées dès 1940: "Nous avons maintenant, a-t-il dit, deux grandes usines et plusieurs établissements consacrés à sa fabrication. Plus de 65 000 ouvriers y sont employés. Nous avons dépensé deux milliards de dollars et couru le plus grand risque scientifique de l'histoire. Nous avons gagné."
Le président Truman a poursuivi en déclarant
que c'était pour épargner au peuple japonais une
destruction complète que l'ultimatum du 28 juillet avait
été lancé de Potsdam. "Les chefs japonais,
a-t-il dit, ont rejeté cet ultimatum. S'ils n'acceptent
pas maintenant nos conditions, ils peuvent s'attendre à
une pluie de destructions venant des airs comme on n'en a jamais
vu sur cette terre. Après l'attaque aérienne, les
forces navales et terrestres suivront, en nombre et en puissance
tels qu'ils n'en ont jamais vus auparavant, et avec cette adresse
au combat que les japonais connaissent déjà bien."
"Dans cette bataille de laboratoires, nous courions des risques
aussi terribles que dans nos batailles dans l'air, sur terre et
sur mer. Nous avons gagné la bataille des laboratoires
comme nous avons gagné les autres. Dès 1940, c'est-à-dire
dès avant "Pearl Harbour", les connaissances
scientifiques de la Grande-Bretagne et des États-Unis pouvant
servir la guerre avaient été associées. Cet
arrangement a apporté une aide précieuse à
notre victoire. C'est dans l'atmosphère de cette collaboration
que les recherches concernant la bombe atomique ont été
commencées. Les savants anglais et américains travaillant
ensemble ont engagé la course aux découvertes avec
les Allemands."
Le président des États-Unis a terminé sa
déclaration en disant : "Le fait que nous sommes en
mesure de libérer l'énergie atomique inaugure une
ère nouvelle dans la compréhension de la nature.
Je vais proposer au Congrès de prendre immédiatement
en considération la création d'une commission de
contrôle pour la production de l'usage de l'énergie
atomique aux États-Unis. Je vais, en outre, recommander
au Congrès d'examiner dans quelles conditions l'énergie
atomique pourrait devenir un instrument puissant du maintien de
la paix mondiale.
"Normalement, tout ce qui concerne la production de l'énergie
atomique sera rendu public. Mais, dans les circonstances actuelles,
on n'a pas l'intention de divulguer les procédés
techniques de la production, ni son application militaire, car
il faut nous protéger nous mêmes et le reste du monde
contre le danger d'une destruction soudaine."
La déclaration de M. Stimson
Le secrétaire d'État à
la Guerre a prédit, de son côté, que la nouvelle
bombe atomique serait d'un précieux concours pour écourter
la guerre contre le japon. M. Stimson a fait cette déclaration
après que les services compétents de l'armement
eurent fait connaître qu'un nuage impénétrable
de fumée et de poussière avait recouvert la ville
de Hiroshima, après la chute du projectile. On ne connaît
pas l'étendue des dégâts, mais le département
de la Guerre a annoncé que tous les détails utiles
seraient donnés dès que possible.
M. Stimson a dit que la puissance explosive de la bombe était
telle qu'elle dépassait les bornes de l'imagination et
que les savants pensaient pouvoir encore accroître cette
puissance.
Les exigences de la sécurité ne permettent pas encore
de révéler le détail des méthodes
de production ni la nature de l'action de la bombe.
La nouvelle bombe est le couronnement de trois ans de travail
combiné par les savants de l'industrie et des forces armées.
M. Stimson se déclare convaincu que le japon n'est pas
en mesure d'opposer une arme semblable.
Le ministre a révélé que la possibilité
d'employer l'énergie atomique pour la fabrication d'armes
a été portée à l'attention du président
Roosevelt en 1939. Celuici nomma une commission pour entreprendre
des recherches et, en juin 1942, des progrès suffisants
avaient été réalisés pour permettre
la poursuite des travaux sur une grande échelle.
Trois usines pour la fabrication des bombes atomiques commencèrent
à travailler en décembre 1942. Deux d'entre elles
se trouvaient dans le Tennessee et la troisième à
Pasoo, dans l'État de Washington. Le laboratoire expérimental
était dans le NouveauMexique.
Les premiers essais
C'est le 12 juillet dernier qu'une mission
scientifique, dirigée par le général Leslie
Groves et par le professeur J.R. Oppenheimer, de l'université
de Californie, a expérimenté la bombe atomique au
champ d'aviation d'Alamo-Gordo (Nouveau-Mexique). L'engin fut
placé au sommet d'une tour d'acier, puis les techniciens
se retirèrent à une vingtaine de kilomètres.
À l'instant de l'explosion, une lueur aveuglante éclaira
la région entière. L'on se serait cru, malgré
la nuit, en plein midi. La chaîne de montagnes située
à cinq kilomètres des observateurs se détachait
en plein relief. Puis il y eut un roulement, un grondement soutenu
et un déplacement d'air que tout le monde sentit et qui
fit tomber deux des hommes de la mission. Immédiatement
après, un immense nuage multicolore s'éleva jusqu'à
une altitude de quelque dix mille mètres. Cette vague colorée
effaçait tout sur son passage dans le ciel. La tour d'acier,
sur laquelle avait été placée la bombe, avait
disparu, et avait été remplacée par un immense
cratère.
Cette expérience, faite aux péril de leur vie par
des savants dévoués, permit de se rendre compte
de la puissance réelle de l'explosion. Si la bombe avait
été trop puissante, elle aurait été
inutilisable. Il fallait que l'on pût mesurer son effet.
La déclaration de M. Attlee
Le Premier Ministre de Grande-Bretagne a fait,
lui aussi, une déclaration, dans laquelle il a retracé
la genèse de la nouvelle bombe, dans le cadre de la mise
en commun des travaux scientifiques entre les États-Unis,
le Canada et la Grande-Bretagne.
"La mise à exécution, a-t-il dit, y compris
la construction d'usines, ainsi que de nombreux processus techniques,
entra dans la voie des réalisations. C'est l'un des plus
grands triomphes du génie américain - ou, en vérité,
du génie humain. De plus, la décision d'engager
ces énormes dépenses pour accomplir un projet qui,
pour prometteurs qu'aient été les travaux de laboratoires
américains et anglais, n'en constituait pas moins un risque
terrifiant, demeure pour toujours à l'honneur du président
Roosevelt et de ses conseillers."
Publié sous le titre
: "Une révolution scientifique.
Les Américains lancent leur première bombe atomique
sur le japon",
Le Monde, 8 août
1945.