Les cancers n'apparaîtront pour la plupart
que dans plusieurs années. Mais les dégâts
ont déjà été commis dans les cellules
humaines et ne s'exprimeront que plus tard. Des dégâts
cellulaires continueront à se produire chez les personnes
vivant sur des territoires contaminés et chez leurs descendants.
Les leucémies radio-induites apparaissent beaucoup plus
rapidement que les autres cancers, pour la plupart entre la 2e
et la 10e années qui suivent les irradiations. Elles représentent
environ 10 % de l'ensemble des cancers induits. Comme elles sont
naturellement assez rares (en France la mortalité par leucémie
est environ 3 % de la mortalité pour l'ensemble des cancers),
leur excès pourrait être plus facilement et plus
rapidement mis en évidence. Elles devraient servir de bio-indicateurs,
car à partir des leucémies radio-induites on pourrait
obtenir une bonne estimation des autres cancers qui devraient
se développer ultérieurement. On comprend bien pourquoi
il est important pour les officiels de nier l'existence de leucémies
en excès, justifiant ainsi la non-nécessité
d'une étude précise.
Pour les autorités sanitaires, tout excès de cancers
dus au rayonnement est considéré comme négligeable
s'il est faible comparé aux cancers qui se développent
naturellement. Ainsi, même l'évaluation haute que
nous avons faite serait pour eux totalement négligeable.
En effet, la mortalité par cancers naturels sera d'environ
20 000 pour les 135 000 évacués de 1986, 90 000
pour les liquidateurs, 11 millions pour les 75 millions pris en
compte pour l'Ukraine, la Biélorussie et la Russie. Pour
ces autorités, « négligeable » a un
sens strictement social. Le fait qu'il s'agit d'individus dont
la mort sera le résultat du fonctionnement catastrophique
d'une installation nucléaire ne les concerne pas. Karl
Morgan à propos de l'effet cancérigène des
retombées des tests de bombes nucléaires écrit
: « C'est comme si l'on disait à une mère
dont l'enfant se meurt de cancer induit par les radiations de
ne pas se faire de mauvais sang parce que 30 millions d'autres
personnes dans la zone humide des USA mourront naturellement de
cancers [2]. »
Les cancers radio-induits ne seront pas directement perçus.
Un cancéreux, même s'il a été bien
irradié, ne pourra pas dire que son cancer est dû
à cette irradiation. Il n'y aura pas de preuve formelle
mais une simple présomption. En toute logique, on devrait
dire, par effet de corollaire, que pour tout cancéreux
même faiblement irradié il existe une présomption
que son cancer a été radio-induit. Les cancers radio-induits
ne relèvent pas d'un déterminisme strict. Seules
des statistiques [1] très sophistiquées peuvent
éventuellement les mettre en évidence, à
condition que les individus aient été « correctement
» fichés et qu'on puisse les retrouver à tout
moment jusqu'à leur mort. Ce ne serait qu'après
plus d'un demi-siècle (si on veut connaître les dégâts
sur les descendants il faudra attendre bien plus longtemps) que
l'on connaîtrait le risque que la catastrophe a fait subir
aux individus. Quand on aura pris la mesure de l'ampleur du crime,
victimes et coupables auront disparu...
Les futurs cancéreux des territoires contaminés
ne pourront pas affirmer avec une certitude absolue qu'ils sont
des victimes de Tchernobyl. La catastrophe nucléaire a
des effets particulièrement vicieux. Elle peut nous atteindre
profondément sans pour autant qu'on puisse en prendre conscience.
Nous sommes réduits, dans le meilleur des cas, à
une donnée statistique, propriété de l'État.
Notre propre mort et celle de nos amis nous échappent mais
pour les promoteurs de l'énergie nucléaire tout
cela n'est que phantasme et imagination en délire. Pourtant,
cette mort, bien que statistique, n'en est pas moins réelle.
Notes:
1). R. Belbéoch, « Le risque nucléaire et la santé
» dans Pratiques ou les cahiers de médecine utopique,
revue du syndicat de la médecine générale
n° 45, fév.-mars 1981, chapitre III, « La mort
statistique », pp. 28-31.
2) Karl Z. Morgan « ICRP Risk Estimates - an Alternative
View », Radiation and Health, John Wiley,
1987. Ce texte a été traduit en français
: « Les estimations du risque par la CIPR - Un autre point
de vue », dans Santé
et Rayonnement, édité par le GSIEN
et la CRII-Rad, janvier 1988.
Extrait de Tchernobyl une catastrophe
Bella et Roger Belbéoch,
Edition Allia, 1993.