Communiqué de presse « Les enfants de Tchernobyl » avril
2007:
Parmi elles figurent en tête les enfants qui habitent dans les regions d'Ukraine, de Russie et du Bélarus touchées par les retombées radioactives du printemps 1986: la contamination des sols et des organismes y reste élevée, la misère matérielle et psychologique également.
Une délégation de responsables
français et ukrainiens de l'association humanitaire alsacienne
« Les enfants
de Tchernobyl » est rentrée
l'automne dernier d'une mission dans les régions du sud-ouest
de la Russie fortement contaminées par les retombées
radioactives de Tchernobyl.
Les 11 participants
de la « MISSION SOLANGE FERNEX » (intitulée
ainsi en hommage à leur amie disparue quelques jours avant
leur départ) avaient un double objectif humanitaire et
scientifique : évaluer la situation sur le terrain plus
de 20 années après l'explosion du réacteur
ukrainien le 26 avril 1986.
André Paris, scientifique, auteur de l'ouvrage de référence
« Contaminations radioactives France et Europe »
accompagnait l'équipe alsaco-ukrainienne muni d'un spectromètre
gamma très performant pour évaluer la contamination
en césium 137 de la couche superficielle des sols. Deux
journalistes français (Jean-Claude Kiefer et Jean-Charles
Chatard) ont suivi la délégation durant ce premier
séjour en Russie des « Enfants de Tchernobyl ».
Si l'association française a sillonné le sud de
l'Oblast de Briansk, elle s'est essentiellement attardée
à Novozybkov, une
ville où vivent 47 000 habitants.
A la demande des autorités municipales de cette ville,
l'équipe française s'est chargée de faire
durant 4 jours des mesures de radioactivité des sols dans
une cinquantaine d'endroits : en ville, dans les potagers, au
parc municipal, près des usines, dans les espaces verts
des écoles, au théâtre, au stade, aux abords
de l'église municipale, dans les bois proches,
Et les mesures sont sans appel. Partout, les chiffres s'affolent
sur le compteur. Rares
sont les zones décontaminées. La moyenne, avec des
pics à 140 curies là où se déversent
les gouttières, donne environ 15 curies au kilomètre
carré à près de 200 km de la centrale de
Tchernobyl !
Les habitants consomment les légumes du potager, on donne
le lait des vaches aux enfants, on cueille les baies et les champignons
dans une forêt qui accuse des contaminations en césium
de l'ordre de 25 à 30 curies par kilomètre carré.
Pourquoi ce laxisme et cette négligence ? Parce que pour
les autorités russes, qui cherchent à supprimer
les avantages fiscaux et sociaux liés aux zones contaminées
par la radioactivité, « Tchernobyl, c'est fini ».
Certes l'administration mesure encore la radioactivité,
mais elle ne la communique plus sous prétexte que « tout
est normal ». Comme si la Russie ne voulait plus savoir
: « après tout, Tchernobyl est maintenant en
Ukraine » Un raisonnement, 20 ans après l'explosion
nucléaire, aussi stupide que celui des autorités
françaises en 1986 : « le danger est
arrêté aux frontières » !
Cette attitude coupable conduit à la disparition des mesures
et des comportements de radioprotection et engendrent de fait
des situations sanitaires dramatiques pour les populations de
Novozybkov. Alors que la radioactivité des sols baisse
naturellement lentement, la charge corporelle en composés
radioactifs de l'organisme des habitants augmente. L'essentiel
de la contamination se fait par les aliments. Qu'elle provienne
du jardin, du marché ou d'une nature généreuse,
la nourriture (légumes, lait, champignons, baies, gibier
et poissons) est contaminée par le césium 137 radioactif
qui s'est déposé en surface dans les jardins, les
bois et sur les pâturages.
A l'hôpital de Novozybkov, les pathologies et maladies sont
multiples. Outre les cancers de la thyroïde (16 rien qu'en
2005), on enregistre des taux élevés de tumeurs
au cerveau, des cancers osseux... Mais d'autres maladies se déclarent
aussi, alors qu'elles sont inhabituelles ailleurs chez des tout-petits,
comme l'ostéoporose et la cataracte. Autre inquiétude,
les malformations congénitales
(organes sexuels, système nerveux) : statistiquement, 238
nouveau-nés sur 1000 présentent des anomalies à
Novozybkov. Par ailleurs, les jeunes couples
ont de moins en moins d'enfants : dans la région, les naissances
sont ainsi inférieures de 25% aux décès.
Ivan Nesterov, le Maire de Novozybkov,
ne décolère pas: « Non, Tchernobyl
n'est pas fini. Tchernobyl ne fait que commencer en propageant
encore plus de mal, 20 ans après. Chez nous, c'est le génocide
nucléaire, un génocide rampant ».
Il se bat pour que ses administrés puissent conserver les
« privilèges » liés à
la radioactivité, comme l'exonération des impôts
fonciers, des retraites augmentées, de meilleures bourses
pour les étudiants et la priorité d'accès
dans les universités de Moscou, l'anticipation de l'âge
de la retraite, un séjour annuel en sanatorium, les soins
et les médicaments gratuits et une myriade de petites « aides ».
L'Etat russe veut déclasser Novozybkov au motif que la
situation radiologique serait à nouveau « normale »
et ainsi supprimer ces avantages. La ville de Novozybkov se lance
dans un procès contre les autorités centrales de
Moscou, les mesures de radioactivité « indépendantes »
réalisées par « Les Enfants de Tchernobyl »
seront utilisées dans ce procès.
Les mesures des sols réalisées par les bénévoles
français sous les regards des autorités locales
et des journalistes français mettent en évidence
un indiscutable et important risque sanitaire encouru par les
populations russes qui continuent de vivre sur des territoires
contaminés par les retombées radioactives, en particulier
le césium 137 qui reste très présent.
Les témoignages, les mesures scientifiques et les documents
rapportés de leur mission par les responsables de l'association
« Les Enfants de Tchernobyl » prouvent que,
plus de 20 années après l'explosion du réacteur
N°4 de Tchernobyl, une mobilisation réelle, sincère
et efficace de la communauté internationale s'avère
urgente et indispensable pour protéger et aider les victimes
de Tchernobyl. Ce n'est pas un choix, mais une nécessité
!
Pour sa part, l'association « Les Enfants de Tchernobyl » dont le siège se situe à Vieux-Thann (Haut-Rhin) apporte depuis début 2007 une aide aux populations russes de Novozybkov (aide financière pour la réhabilitation de la polyclinique pour enfants et projet d'accueil d'enfants en France en août 2007) tout en poursuivant son soutien aux « Enfants de Tchernobyl » qui vivent au nord de l'Ukraine et au Bélarus, les deux autres principales républiques victimes de cette catastrophe qui se poursuit.
Association LES ENFANTS DE TCHERNOBYL
84, route d'Aspach
68800 Vieux-Thann
Tel / Fax : 03 89 40 26 33
Courriel: les.enfants.de.tchernobyl@wanadoo.fr
Site internet: www.lesenfantsdetchernobyl.fr
Arritti, 22/10/2006:
Interview du journaliste Jean-Charles Chatard par le magazine corse ARRITTI
Pour le 20ème anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, l'ensemble des médias internationaux ont jeté unanimement un coup de projecteur sur la Bielorussie et l'Ukraine, mais les reportages et les investigations consacrées à la Russie de Wladimir Poutine ont été inexistants. Pourquoi ce silence ? Très peu de journalistes et d'ONG ont obtenu l'autorisation pour se déplacer dans les zones arrosées par le nuage. Le pouvoir russe, qui est loin d'avoir rompu avec les méthodes de l'époque communiste, n'est pas très favorable à la médiatisation des conséquences sanitaires du nuage radioactif. En septembre dernier, Jean-Charles CHATARD, journaliste insulaire et auteur du documentaire "Corse, le mensonge radioactif", a eu l'opportunité d'accompagner au coeur de la Russie l'association des enfants de Tchernobyl. De retour en Corse, il nous fait part de ses premières impressions:
ARRITTI : Dans un premier temps, quels étaient les objectifs de la mission en Russie ?
JC : Après 15 années d'existence, cette ONG française qui a concrétisé près de 120 projets en Ukraine et en Biélorussie, a souhaité monter une mission de prospection à Novozybkov, une ville moyenne de 43000 habitants, située dans la province de Briansk et à seulement 200 kilomètres de la centrale de Tchernobyl. Dans l'optique d'un futur projet d'aide humanitaire apporté aux enfants russes, nous devions recueillir de précieuses informations sur les conséquences sanitaires de la catastrophe dans ce kolkhoze radioactif oublié de Moscou, gangrené par la pauvreté et une corruption d'un autre âge.
ARRITTI : Comment s'est déroulée votre arrivée en Russie ?
JC : Rocambolesque !!! La douane russe a bloqué trois heures notre petite délégation occidentale sous le prétexte fallacieux que nous étions porteur d'une caméra de télévision et d'un détecteur de radioactivité. Malgré nos papiers en règle, il a fallu l'intervention personnelle et influente du maire de Novozybkov pour que nous puissions enfin fouler le sol russe. Dès le franchissement de la frontière, le premier magistrat de la ville a insisté pour qu'André Paris, scientifique de l'association, fasse rapidement des mesures de radioactivité au coeur des zones forestières et urbaines de la commune.
André Paris et Ivan Nesterov, le maire de Novozybkov.
ARRITTI : Pourquoi cette demande soudaine du maire ?
JC : Avant notre
déplacement, très peu de données scientifiques
filtraient sur l'état actuel de la contamination mais aussi
sur les habitudes alimentaires des populations vivant dans ce
territoire reculé de la Russie. Nous étions loin
d'être informés qu'il existait, en fait, au centre
de cette région rurale, un scandale politico sanitaire
de grande ampleur lié aux conséquences de la catastrophe
de Tchernobyl. Au début de notre séjour, nous apprenons
de la bouche du maire que la région de Novozybkov avait
été fortement contaminée en avril 1986 par
les retombées radioactives, les terres étaient devenues
de fait incultes et l'économie locale avait été
quasiment anéantie. Les populations locales ont ainsi obtenu
pendant 20 ans de nombreux avantages sociaux : pension retraite,
bourse scolaire, allocation logement et une meilleure prise en
charge médicale.
Mais aujourd'hui, le Président Poutine, qui envisage de
tourner définitivement la page de Tchernobyl, compte supprimer
ces aides aux populations pauvres. Pour y parvenir, rien de tel
que la désinformation et l'utilisation d'une bonne vieille
méthode (bien connue en France) pour faire disparaître
d'un tour de magie la radioactivité : la falsification
des mesures de la contamination des sols et des aliments consommés.
Malgré une durée de vie de trois siècles,
l'Etat russe a osé annoncer, au nez et à la barbe
des autorités de cette région, que les quantités
de césium 137 étaient à présent négligeables
et ne représentaient aucun danger. Les enjeux économiques
ont à nouveau pris le pas sur la santé des populations.
La présence d'André Paris au sein de notre délégation
a donc pris une tournure inattendue. Devant les caméras
de télévision et la presse écrite russe,
André a pu réaliser des dizaines de mesures de terrain
avec le service local de radioprotection, le maire, le pope de
l'église orthodoxe, et les habitants de Novozybkov.
ARRITTI : Les mesures d'André Paris ont-elles révélées un nouveau mensonge russe ?
JC : Sans hésitation, oui !!! Vingt après la catastrophe, la radioactivité est encore très présente dans cette ville russe mais aussi, plus grave, dans les potagers des particuliers. André y a mesuré des taux de césium 137 supérieurs à 800 000 bq/m2 et des pics de 1 million de béquerels dans les zones agricoles et forestières. Pour vous donner un ordre d'idée, la zone interdite de Tchernobyl commence dès que le compteur Geiger crépite et dépasse le seuil des 555 000 bq/m2.. Nous étions conscients que nous soulevions un gros lièvre dans une région totalement abandonnée par le Soviet Suprême. Au cours d'une cérémonie publique de remise de diplôme (une célébration digne de l'héritage soviétique), l'association des enfants de Tchernobyl a pu révéler à la population le résultat de ses mesures ainsi que les possibles aides humanitaires apportées aux enfants de la région : financement de séjours en France dits « de décontamination », distributions de comprimés de pectine pour baisser le taux de radioactivité dans le corps et des aides pour la réhabilitation de l'hôpital délabré de la ville. Ce jour là, les citoyens de la ville étaient révoltés contre Moscou et une procédure en justice a été engagée pour contrer les trucages de Poutine.
ARRITTI : Vous étiez donc au coeur d'une polémique, existait-il un danger de vous faire expulser du pays ?
JC : Depuis la révolution orange en Ukraine, le Président russe a fait voter des lois draconiennes qui limitent sévèrement le champ d'action des ONG étrangères en Russie. Poutine, dernier directeur général du KGB, pense que les associations humanitaires occidentales regorgent d'agents de renseignement qui pourraient permettre, un jour, le renversement de son régime. Le jour où nous avons fait la Une de la presse écrite russe, le FSB (ex KGB) a rendu une petite visite de courtoisie à Monsieur le Maire. Malgré cette attention particulière de la police russe, nous avons pu poursuivre en toute liberté nos investigations.
ARRITTI : Quel est le type de régime alimentaire dans ces campagnes russes ?
JC : Il est identique à celui de la Corse rurale où les produits laitiers et les légumes frais sont présents tous les jours dans l'assiette du consommateur. En Russie, la pauvreté généralisée induit inexorablement une volonté prononcée pour la consommation des champignons radioactifs. Quand je me suis baladé dans le marché de la ville, en septembre dernier, c'était le produit local dangereux à bas prix qui se vendait le mieux.
ARRITTI : Aujourd'hui, les enfants russes, qui vivent dans ces zones contaminées, sont ils en danger ? Y a-t-il urgence ?
JC : Je crois qu'il est temps d'agir très vite, mais pas dans six mois.dès aujourd'hui !!! Chaque jour qui passe, au coeur de ce poison inodore et incolore, ce sont des milliers de gamins pour la plupart innocents qui cumulent des doses inhumaines de radioactivité. Le risque est de développer dans un cours délai des complications médicales de type cancer et d'accélérer des mutations génétiques indélébiles pour les générations futures. L'acte le plus fort, ce serait d'adhérer à l'association des enfants de Tchernobyl et d'accueillir pendant l'été les enfants russes de Novozybkov au sein de quelques familles en Corse.
Le Figaro, 26/4/2006:
La Biélorussie a été le pays proportionnellement le plus touché par la catastrophe de Tchernobyl, ainsi que les territoires ukrainiens situés aux alentours de la centrale. Mais plusieurs régions russes abritant 1,5 million d'habitants ont reçu des pluies radioactives en avril et mai 1986 dans les jours qui ont suivi la catastrophe. Presque dans l'indifférence. Vingt ans après, elles se sentent toujours les victimes abandonnées de Moscou. En dix minutes de voiture, la route défoncée mène à Novozybkov, ville de 40 000 habitants, à 160 kilomètres à vol d'oiseau de la funeste centrale nucléaire ukrainienne. «Novozybkov, c'est l'épicentre de la catastrophe de Tchernobyl. Les gens ne devraient pas y vivre tant le territoire est contaminé» : c'est le maire lui-même, Ivan Alexandrevitch Nesterov, qui s'exprime. A l'époque soviétique, il administrait déjà la ville. «L'attention de Moscou et du monde a porté sur l'Ukraine et la Biélorussie, pas sur la Russie», déplore-t-il, à l'unisson avec tous les responsables locaux. Aujourd'hui, 300 000 personnes vivent encore dans les territoires russes officiellement considérés comme contaminés.
Dans cette ville paisible où les ternes immeubles soviétiques n'ont pas entièrement supplanté les isbas peintes en bleu ou vert et les maisons pastel, 50% des habitants, soit 20 000 personnes, vivent sur des terrains où la radioactivité dépasse 2,9 millions de becquerels au mètre carré, selon le maire. Des chiffres vertigineux qui cependant équivalent pour les résidents, selon des estimations occidentales, à une dose annuelle de quelque 20 millisieverts, soit la norme autorisée en Europe pour des travailleurs du nucléaire. Le programme fédéral de construction pour reloger cette population n'a pas été achevé. Il existe des maisons neuves mais personne n'a les moyens d'y habiter, poursuit le maire, depuis son bureau où une icône voisine avec le portrait de rigueur du président Poutine.
Les maisons contaminées sont un moindre mal. «La population continue de recevoir des radiations par l'alimentation, déplore le Dr Anatoli Prochine, directeur du centre de diagnostic de Briansk, la capitale régionale. On contrôle la radioactivité des champignons, des poissons et du gibier sur les marchés, mais de manière insuffisante.» Chaque jour, des dizaines de malades qui attribuent leurs maux aux radiations viennent consulter gratuitement dans l'établissement du Dr Prochine. Quinze mille personnes chaque année défilent pour mesurer leur dose de césium radioactif dans le corps.
Principale conséquence sanitaire du nuage radioactif : les cancers de la thyroïde, cinq fois plus nombreux dans la région que dans le reste de la Russie (27 cas pour 100 000 habitants détectés dans les régions contaminées, contre moins de 5 pour 100 000 habitants dans le reste du pays). Des cancers que l'on aurait pu éviter, pour la plupart, si des comprimés d'iode stable avaient été distribués aux populations dans les premiers jours de la catastrophe. «On n'en a distribué qu'à partir du 10 mai, quand c'était inutile», déplore le Dr Prochine. L'iode 131, qui se concentre dans la glande thyroïde, en particulier chez les enfants, perd en effet la moitié de sa radioactivité au bout de huit jours.
Tout n'est pas noir pour autant. «Le pourcentage de personnes contaminées baisse», constate le Dr Prochine, découvrant dans un sourire ses dents en or. Parce que la radioactivité diminue naturellement, et que les enfants ont tout de même une alimentation «propre». Son confrère, le Pr Nikolaï Rivkind, spécialiste de la détection de la contamination dans les chromosomes, est optimiste. Sur un point au moins. Vu l'absence d'augmentation de leucémies au bout de vingt ans chez les moins de 25 ans, il ne s'attend pas à une explosion des cas de leucémies dans les prochaines années. Reste que «nous avons toujours plus de questions que de réponses», admet le Dr Prochine. En particulier sur toutes les pathologies non cancéreuses, malformations, maladies cardiaques, ostéoporoses précoces, cataractes de l'enfant, peut-être liées à l'exposition chronique aux rayonnements et encore trop peu étudiées.
Or, établir le lien entre telle maladie et la radioactivité issue de Tchernobyl est déterminant pour des milliers de personnes. Sans lien officiel, pas de pension. Et c'est une commission à Moscou qui statue. Parmi les premiers concernés, les fameux «liquidateurs», les 600 000 civils et militaires mobilisés sur le site de la centrale après l'accident. Au centre de diagnostic de Briansk, 2 700 «liquidateurs» sont suivis. «Ils présentent plus de maladies cardiaques précoces que la moyenne, poursuit le Dr Prochine, mais quelle est la part du stress, des mauvaises conditions sociales et celle des radiations ? La propagande des premiers temps a installé un sentiment d'abandon.»
Et puis, toujours cette rumeur lancinante depuis vingt ans : «Dans les jours qui ont suivi l'explosion, j'ai vu la pluie en même temps que le soleil, raconte Stanislav Kovalov, élu de Klimtsy à la douma régionale. Tout le monde sait que les autorités ont artificiellement déclenché la pluie au-dessus de nous en bombardant les nuages de produits chimiques pour préserver Moscou.» La capitale, si lointaine aux yeux des habitants, à une nuit de train, n'est en réalité qu'à 360 kilomètres de Briansk. Il y a aussi cet officiel moscovite qui, récemment, a déclaré que les 35 000 morts annuels sur la route étaient autrement plus importants que les victimes de Tchernobyl.
Dans un petit bureau du centre, celui du Dr Prochine, des hommes au visage marqué attendent patiemment sur des chaises et discutent, comme dans une réunion d'anciens combattants. Face à eux, dans une bibliothèque qui occupe tout le pan de mur, s'entassent des centaines de livrets de papier jauni reliés par une bande de papier à fleur incongru. Ce sont les dossiers médicaux des «liquidateurs». Vladimir, 55 ans, a travaillé trois mois tout près du réacteur. Il mesurait la radioactivité afin de contrôler le temps durant lequel ses camarades pouvaient travailler sans danger. Des périodes de vingt minutes pour limiter la dose. Avait-il une tenue de protection ? Eclat de rire. «Juste un masque», confie-t-il.
Trois ans après, à 38 ans, Vladimir a ressenti les premiers maux. Os, coeur, foie, cerveau, rien ne va plus. Le gouvernement le prend-il suffisamment en charge ? Nouvel éclat de rire. Vladimir et ses camarades ont même fait une grève de la faim l'an dernier. Et ils ont intenté un procès aux autorités. Une entreprise qui promet de durer.
Le ressentiment des victimes n'a fait qu'empirer avec les réformes sociales de Poutine. Aujourd'hui, assure un fonctionnaire local, les «liquidateurs» touchent autant que les invalides de guerre. Avant, les médicaments étaient gratuits ; aujourd'hui, il faut les acheter avec de maigres pensions. Dans ce morne contexte, «on ne fait plus d'enfants, déplore le maire de Novozybkov, qui voit là le principal problème régional. Sur les dix premiers mois de 2005, nous avons eu 456 naissances pour 654 décès.» Soit une baisse annuelle de la population de près de 0,5%. La démographie de cette région qui n'attire pas d'investisseurs est encore plus sinistrée que celle de la Russie.
Tous ne se résignent pas. Dans une grande maison de brique prêtée par la ville de Novozybkov, Svetlana et son mari, Pavel Vdovichenko, accueillent depuis vingt ans des enfants handicapés dans des classes colorées, bien pourvues en jouets. C'est la maison des Radimichis, une dynamique association soutenue par une ONG allemande. Des petits malades bénéficient de consultations médicales gratuites. En 1986, Svetlana ne savait rien. Son père, qui était au Parti, lui a enjoint d'aller se réfugier à Briansk, ce qui était interdit : «Je travaillais dans une école maternelle. Un an après la catastrophe, ils ont enlevé 25 centimètres de terre dans la cour de l'école pour décontaminer. Moi, je faisais attention à ce que je mangeais alors que mes voisins continuaient à consommer du gibier et des champignons. Et puis, en 1991, avec la pénurie, nous n'avions plus le choix.» Elle a eu envie de quitter la région, «en 1989-1990, lorsque nous avons commencé à avoir des informations sur la situation».
Aujourd'hui, Svetlana se bat pour que les jeunes restent, et pourtant, elle avoue qu'elle préférerait que son fils Anton, 29 ans, quitte la région avec ses deux enfants, Alek, 8 ans, et Xenia, 2 ans. Chaque été, plus de 400 bambins partent dans le camp de vacances de l'association, dirigé par Anton, situé dans des territoires propres, plus à l'ouest. Dans une vaste pièce du havre des Radimichis, quatre adolescentes au visage encore enfantin suivent un cours d'informatique. Tchernobyl ? «Oui, on en parle souvent à l'école, répond Ioulia, qui veut devenir avocate. Oui, ça me fait peur.»
Enfants, «liquidateurs», médecins et édiles, la plupart craignent l'oubli. «Les gens qui ne sont pas directement touchés ne veulent pas en entendre parler», nuance Katia, jeune traductrice au centre médical, née à Briansk deux ans avant l'explosion. Le maire de Briansk, Dimitri Chapotko, a tenu à ériger dans un square pour l'anniversaire du 26 avril, un monument à la mémoire des victimes. Son but, affiché sans détour : «Attirer l'attention du gouvernement fédéral pour recevoir plus d'aides.»
En ville, plusieurs magasins affichent dans leur vitrine des cartes de la région remplie de taches de couleur. Représentation de la contamination des sols, pour se souvenir ? Non, il s'agit de la couverture du réseau de téléphone portable, une préoccupation plus immédiate que ce sale souvenir de Tchernobyl qui continue à hanter la région.
Fabrice Nodé-Langlois
·
Libération, 24 avril 2006:
Novozybkov (Russie) envoyée spéciale
Vingt ans après l'explosion d'un réacteur nucléaire en Ukraine, la population restée dans la région paie le prix fort de la radioactivité.
Une centaine de kilomètres de Tchernobyl,
Novozybkov est une ville russe de 50 000 habitants très
soignée, avec ses grandes églises bleues ou jaunes,
ses maisons repeintes à chaque printemps... et ses enfants
malades. Rebaptisée «capitale du Tchernobyl russe»,
cette charmante petite ville de province fondée par des
vieux-croyants en 1701 est officiellement toujours considérée
comme «zone à évacuer», avec un niveau
de contamination entre 15 et 40 curies au kilomètre carré.
Si quelques familles sont parties, le gros de la population, qui
n'avait nulle part où aller, paie aujourd'hui le prix de
la radioactivité, dans l'indifférence des autorités
russes et du reste du monde.
Cancer de la thyroïde, tumeur au cerveau, leucose, malformations
congénitales, anémie, retards de croissance, cataractes,
perturbations psychiques, épilepsie, retard mental... L'air
las, le directeur de la clinique pour enfants de Novozybkov, Valeri
Prikhodko, feuillette ses statistiques. «Dans la région,
nous diagnostiquons 3 434 maladies par an pour 1 000 enfants,
contre une moyenne de 2 103 pour 1 000 en Russie, résume-t-il.
A l'hôpital, nous soignons une soixantaine d'infections
de la thyroïde par an. Nous avons eu 81 goitres nodulaires
en 2005, 16 cancers de la thyroïde, 13 tumeurs du cerveau...»
Seuls les cancers de la thyroïde sont reconnus comme liés
à Tchernobyl, et refuser de reconnaître la cause
des autres maladies permet aux autorités de ne pas trop
s'inquiéter. La petite clinique de Valeri Prikhodko manque
de tout, mais des dessins d'enfants égayent les murs :
«C'est pour cacher les écailles de la peinture»,
explique-t-il. Comme médecin chef, il touche un salaire
de 3 700 roubles par mois (environ 110 euros), plus une indemnité
de 560 roubles par mois (environ 17 euros) comme tous les habitants
de la «zone d'évacuation». A ce tarif, les
travailleurs qualifiés ne se bousculent pas et la polyclinique
a six postes de médecins non pourvus. «Seuls les
fatalistes sont finalement restés ici.», soupire-t-il.
A Klimovo, comme
dans les localités voisines, la situation sanitaire pour
les "gavroches" est alarmante dans cette partie de la
région de Briansk les médecins diagnostiquent annuellement
3434 maladies pour 1 000 enfants.
Devant l'hôpital de Novozybkov, Viatcheslav,
19 ans, fume cigarette sur cigarette et murmure d'une voix cassée
: «Je suis hospitalisé pour la cinquième
fois, pour une laryngite.» Né en février
1987, neuf mois après l'explosion de Tchernobyl, Viatcheslav
est régulièrement hospitalisé depuis l'âge
de 14 ans. «C'est pas de chance d'être né
ici, mais que voulez-vous y faire ?» résume-t-il,
maigre et extrêmement pâle. «Tout le monde
nous a oubliés», complète Vera, mère
de deux garçons de 12 et 6 ans : l'aîné a
une maladie de la cornée et a déjà pratiquement
perdu un oeil, le petit enchaîne les infections. «Je
sais bien que tout ça est lié aux radiations. Nous
servons de cobayes, ici, accuse sa mère, mais où
aller ? Personne ne nous attend ailleurs.»
Déglingués. Quand d'ordinaire en Russie
les autorités ont plutôt tendance à assurer
que tout va pour le mieux, à Novozybkov, la radioactivité
a aussi rongé toutes les pudeurs : «Imprimez notre
numéro de compte dans votre journal !» implore
le médecin chef de l'hôpital, Serguei Boury, faisant
visiter sa détresse : un bâtiment construit en 1927
dont le toit a déjà failli tomber sur les malades,
des lits déglingués et des appareils qui semblent
dater d'avant la révolution. A part quelques lits allemands
d'occasion et quelques savants venus faire des relevés,
l'hôpital dit n'avoir guère vu la trace de la solidarité
internationale. Il s'inquiète
aussi surtout pour les enfants de la région. «Nous
avons aujourd'hui un taux de malformations congénitales
de 238 pour 1 000 enfants ? contre 62 pour 1 000 en 1985 ?, avec
beaucoup d'anomalies des organes sexuels et du système
nerveux», expose-t-il. «D'une façon
générale, les enfants nés après Tchernobyl
ont une immunité bien plus basse que la normale, ils développent
toutes sortes de maladies, y compris des maladies de vieux comme
la cataracte. Leurs os sont moins solides : ils se fracturent
pour un rien et mettent énormément de temps à
se ressouder.»
Le taux de malformations congénitales
est aujourd'hui à Novozybkov de 238 pour 1000 enfants,
avec beaucoup d'anomalies des organes génitaux et du système
nerveux.
Le gouvernement russe cherche «à
refermer le problème de Tchernobyl», résume
le médecin chef de la région de Novozybkov, Valeri
Vassilevitski. «Depuis 1994, il n'y a pratiquement plus
de financement pour réhabiliter notre région, acheter
des engrais qui absorbent le césium, nettoyer les écoles,
asphalter les routes, raccorder les maisons au gaz pour éviter
que les habitants ne se chauffent au bois», raconte-t-il.
Du coup, la contamination ne baisse plus. «Nous étions
à 15,72 curies au kilomètre carré en 1991,
et nous sommes maintenant encore à 13,63 curies. La plupart
des gens s'irradient aujourd'hui en mangeant des produits contaminés,
lait, champignons, baies et poissons, parce qu'ils n'ont pas les
moyens de manger autre chose.» Les laborantines de Novozybkov,
chargées de contrôler la radioactivité des
produits locaux sur des machines préhistoriques, avouent
qu'il leur arrive de mesurer des échantillons de lait qui
montent à plus de 1 000 becquerels par litre, quand la
norme russe est à 320.
Record. «Nous avons des quartiers
où la radioactivité atteint encore 100 curies au
kilomètre carré», lance le maire de
Novozybkov, Ivan Nesterov, comme d'autres énonceraient
un record de production. «Les habitants auraient dû
être évacués et relogés depuis longtemps,
mais le gouvernement fédéral ne nous en donne pas
les moyens», explique-t-il, assis sous la photo, réglementaire
en Russie, de Vladimir Poutine. «Mais qu'attendre d'autre
dans un pays où on laisse mourir plus d'un million de personnes
par an ?» interroge-t-il, faisant allusion à
l'alcoolisme et au manque général de soins qui tuent
des centaines de milliers de Russes chaque année. Lui-même
qui dénonce l'oubli de Moscou est d'ailleurs le premier
à vanter la façon dont il a développé
et embelli sa «zone d'évacuation» ces dernières
années, construit une école, une maison de la culture,
des immeubles et des cottages...
Briques et petit bois. Dans le village voisin de Vieux-Vychkov,
qui aurait aussi dû être évacué d'urgence,
des réfugiés d'Asie centrale ont été
invités à prendre la place des quelques familles
parties. «Mes parents ont obtenu une maison et touchent
les indemnités de vie dans une région contaminée,
à condition qu'ils travaillent au kolkhoze»,
raconte une jeune Kazakhe, arrivée en 1995 dans la région.
Un peu plus loin, le village de Sviatsk vient enfin d'être
évacué, mais des ouvriers sont en train de démonter
les briques des maisons pour les emporter ailleurs et brûlent
du petit bois pour se réchauffer. «C'est bien
payé, 300 roubles [environ 9 euros] la journée»,
expliquent-ils. N'est-ce pas dangereux de travailler dans
une zone d'évacuation ? «Mais non, assurent-ils.
Vous voyez des radiations quelque part ici, vous ?»
Lorraine MILLOT