Le système d'assurance des centrales nucléaires françaises est très insuffisant

A l'heure actuelle, seuls 345 millions d'euros sont couverts par sinistre, essentiellement par l'Etat. Et couvrir le coût d'un accident grave via un fonds d'indemnisation renchérirait celui du Mwh de plusieurs euros

Les responsables politiques l'ont assez dit et répété: une catastrophe de type Fukushima est impensable en France. Mais au cas où, mieux vaut quand même renforcer la sécurité des réacteurs, a tranché l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Et, toujours au cas où, la Cour des comptes s'est ouvertement posée une question rarement évoquée dans les milieux officiels: qui indemniserait les éventuelles victimes, réparerait les éventuels dommages et pour quels montants?

La réponse tient sur une bonne vingtaine de pages du rapport sur les coûts de la filière nucléaire remis en janvier, mais se résume en deux phrases: le système d'assurance mis sur pied pour les risques liés au nucléaire civil est très insuffisant et repose essentiellement sur l'Etat. Et non sur l'exploitant qui, du coup, voit ses coûts d'assurance indûment minimisés.

Trois tranches d'indemnisation

La question des assurances à contracter par le nucléaire civil, pourtant, a été posée très tôt. Dès 1960 était signée la convention de Paris, suivie, trois ans plus tard, par la convention complémentaire de Bruxelles [1]: signées par une douzaine d'Etats, elles ont ensuite été plusieurs fois révisées. Elles prévoient trois tranches d'indemnisation: la première tranche est payable par l'exploitant (jusqu'à 91,5 millions d'euros), la seconde par l'Etat où se trouve le réacteur (109,8 millions d'euros supplémentaires) et la troisième conjointement par les Etats ayant ratifié la convention (pour une nouvelle tranche de 143,7 millions d'euros). Mais les montants sont extrêmement limités: au total, 345 millions d'euros seulement!

Or, selon le très officiel Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (ISRN), un accident «modéré» de type Three Mile Island coûterait environ 70 milliards d'euros, et un accident grave comme Tchernobyl ou Fukushima 600 à 1.000 milliards d'euros. Un nouveau protocole, conclu en 2004, augmente certes les montants des indemnisations, les portant à 700 millions d'euros pour la part à la charge de l'exploitant, mais on reste loin du compte: 700 millions ne représentent que 1% du coût d'un accident modéré, comme le précise l'ASN. Et le processus de ratification n'est de toutes façons pas terminé.

Certains pays vont plus loin

Certains pays sont allés un peu plus loin que les conventions internationales. En Allemagne par exemple, la responsabilité de l'exploitant est illimitée (sauf cas de guerre, d'insurrection ou de catastrophe naturelle, où l'Etat prend la relève jusqu'à concurrence de 2,5 milliards d'euros), et l'exploitant doit contracter deux garanties financières. La première, à hauteur de 256 millions d'euros, via une assurance contractée auprès du pool nucléaire allemand (la prime s'élève à 700.000 euros par réacteur). La seconde, qui couvre jusqu'à 2,4 milliards d'euros, fonctionne selon un accord de solidarité entre tous les exploitants nucléaires allemands, qui doivent chaque année apporter la preuve qu'ils peuvent l'honorer.

Au Royaume-Uni, précise aussi EDF qui, via EDF Energy, contrôle les centrales de British Energy, la responsabilité civile de l'exploitant s'établit à 140 millions de livres sterling (168 millions d'euros) garantie par un pool d'assurance des risques nucléaires (NRI). La Suède, la Finlande, la Belgique ou encore l'Espagne ont eux aussi prévu des seuils de responsabilité civile des exploitants, certainement très faibles si une vraie catastrophe se produit, mais néanmoins plus élevés que les 91,5 millions d'euros auxquels se limite la responsabilité des exploitants en France.

Pour l'instant, EDF assure ses réacteurs hexagonaux auprès d'Allianz et d'Elini, une mutuelle spécialisée dans les risques nucléaires, qui eux-mêmes se réassurent auprès d'Océane Ré, une société de réassurance contrôlée par EDF.

L'électricien est aussi l'un des membres fondateurs de Blu Ré, une mutuelle de réassurance spécialisée sur ces risques créée en juillet dernier, qui devrait intervenir lorsque le protocole de 2004 rentrera en vigueur.

Une assurance trop bon marché

En attendant, les réacteurs sont extrêmement mal assurés, du moins pour les accidents importants. Mais ce n'est pas tout, souligne la Cour des Comptes: «L'indemnisation des dommages supportés par l'Etat pour les deuxième et troisième tranches d'indemnisation est actuellement gratuite. L'Etat pourrait donc légitimement réclamer (à l'exploitant) le paiement d'une prime.»

A combien pourrait-elle se monter? La Cour des comptes s'est livrée à un petit exercice, imaginant la construction d'un fonds d'indemnisation un peu comparable au Fipol mis en place pour les marées noires. En se basant sur l'estimation basse de l'IRSN (70 milliards d'euros) survenant pendant la durée de vie des centrales (40 ans), il faudrait doter ce fonds de 580 millions d'euros par an en tablant sur un rendement net réel des actifs de 5% par an. Ce qui augmenterait le coût du Mwh nucléaire de 1,41 euros (soit environ 3,5 à 4% du tarif de gros acté par le gouvernement).

La Cour des comptes le précise cependant: elle refuse de chiffrer la probabilité d'un tel sinistre et part donc simplement du principe qu'il doit être financé en 40 ans. Si le sinistre devait être financé en 20 ans et non en 40 ­puisque les réacteurs français ont déjà bien entamé leur espérance de vie­, la facture annuelle serait bien évidemment environ du double . Et si le sinistre à financer n'est plus de 70 milliards d'euros mais de 700 milliards (un accident grave), on arriverait, sur les mêmes hypothèses, à un coût quelque dix fois supérieur. Mais, une fois encore, sans aucun calcul de probabilité.

Benjamin Dessus, de l'association Global Chance, a lui extrapolé l'accidentologie grave constatée dans le monde (quatre réacteurs victimes d'accidents majeurs , un à Tchernobyl et trois à Fukushima) au parc français: le risque d'un accident grave serait alors de 0,5 accident sur trente ans. Avec un coût du sinistre estimé à 200 milliards d'euros et un rendement des fonds provisionnés réduit à 3% net, cela renchérirait le coût du Mwh de 6 à 12 euros selon la durée sur laquelle l'on souhaite constituer ce fonds.

Mais pour constituer un fonds vraiment solide, encore faudrait-il réunir les experts du nucléaire et accepter de mettre en probabilité un accident qui, théoriquement, ne devrait pas survenir...

Catherine Bernard, www.slate.fr, 7 avril 2012.

[1] Une autre convention, la convention de Vienne, regroupe une trentaine d'autres pays, essentiellement dans l'Est de l'Europe, l'Amérique du Sud, l'Afrique et le Pacifique.

 


Le nucléaire "roule" sans assurance

Une convention internationale, signée par 22 pays en 1988, prévoit que la responsabilité civile de l'exploitant d'une centrale nucléaire est limitée à 50 millions de ff ou 300 millions de fb. Les assurances travaillent en "pools". Elles se sont organisées mondialement en 28 groupes, notamment pour ne pas faire monter les prix des primes. Autant dire que le secteur "roule" sans assurance.

Roger Belbéoch: "Dans de nombreux pays industrialisés, il y a une loi nationale qui limite la responsabilité civile des exploitants nucléaires en cas de catastrophe. Cette loi établit un plafond: quoi qu'il arrive, les indemnisations ne devront pas dépasser un niveau donné. En France, par exemple, la limite est beaucoup plus basse qu'aux Etats-Unis, pour le même type de réacteurs. La santé des Français vaut-elle moins que celle des Américains? La loi française limite à 600 millions de ff la responsabilité de l'exploitant.
Vous faites un calcul simple, qui se rapporte au terrain perdu seulement en traçant un cercle de 30 ou de 50 km autour d'une centrale, et vous vous rendez compte: moins d'1 ff au mètre carré. Allez expliquer cela aux propriétaires des terrains des grands vins de Bordeaux, par exemple, et qui sont éventuellement menacés de la ruine par les centrales de Golfech et du Blayais.
Quand on évacue un territoire, on ne perd pas que du terrain. Il y a aussi toutes les infrastructures, les routes, les hôpitaux, les écoles, les usines, les maisons, les appartements, avec tous les meubles et objets divers: tout est contaminé et reste sur place.
Aux Etats-Unis, l'énergie nucléaire n'a pu se développer de façon industrielle que lorsque ses promoteurs ont été assurés qu'en cas d'accident leur responsabilité serait limitée. Le "Price Anderson Act" fut adopté en 1957. La responsabilité civile des producteurs d'électricité s'arrêtait à 60 millions de $. Au-delà de cette somme, le gouvernement pouvait intervenir pour les indemnisations jusqu'à 500 millions de $. Cette loi, en principe votée pour dix ans, fut régulièrement reconduite. Même si les limites de responsabilité ont été révisées à la hausse, elles n'atteignent pas les montants prévisibles en cas d'accident. Aux Etats-Unis, c'était la première fois que la responsabilité civile d'une entreprise privée était légalement limitée par une loi.
Mais à quel montant peuvent se chiffrer les dommages en cas d'accident majeur? Selon une estimation officielle,
la catastrophe de Tchernobyl aurait coûté 300 milliards de dollars à l'économie ex-soviétique.
Si l'industrie était entièrement responsable des dommages en cas d'accident, plus personne n'investirait dans ce secteur.

Greenpeace: En dehors des accidents majeurs, dans quelles mesures les dangers que fait courir le nucléaire aux populations sont-ils réellement pris en compte?

Roger Belbéoch: Chaque pays a la sûreté qu'il mérite. On peut, par exemple, voir quel fut le comportement vis-à-vis de la contamination des aliments après Tchernobyl. On s'est aperçu que les pays où la population était la plus sensible aux problèmes de santé et d'environnement ont édicté les normes les plus rigoureuses. Et inversement, les pays -comme la France- dont la population est traditionnellement indifférente aux problèmes écologiques et de santé, n'ont pas eu de normes du tout. En Allemagne, les normes étaient d'autant plus strictes que, dans le Land correspondant, les Verts étaient plus puissants. Cela veut dire que l'opinion publique joue un rôle direct dans l'établissement des normes. A partir du moment où elle est indifférente, on ne voit pas pourquoi les industriels se casseraient la tête... C'est vrai pour n'importe quel type de pollution.