"Dans les heures qui suivirent l'explosion de la bombe d'Hiroshima, une pluie noire s'est mise à tomber sur la ville au grand étonnement des survivants, les hibakusha (les victimes de la bombe). La pluie était noire car elle était mêlée de cendres provenant des résidus calcinés par l'explosion. Les malheureux survivants en sursis l'ont bue pour se réhydrater sans savoir qu'elle était contaminée et les condamnait encore un peu plus rapidement à une mort dans d'atroces souffrances. En effet, toutes les personnes qui y furent exposées développèrent des symptômes similiaires à ceux des personnes exposées directement à l'explosion de la bombe atomique."
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Nippon.com, Ishii Masato, 5/8/2020:
Après le largage de la bombe atomique sur Hiroshima, il y a 75 ans, une fumée comprenant des substances radioactives s'est élevée et mélangée aux gouttes d'eau dans l'air avant de retomber en une pluie noire. Les personnes exposées à cette pluie ont été affectés dans leur santé à long terme et nombre d'entre elles se battent afin d'être reconnues comme victimes officielles de la bombe. Une décision historique en leur faveur est tombée le 29 juillet 2020.
Les survivants de la bombe atomique de Hiroshima,
appelés hibakusha, bénéficient d'une aide
nationale : le carnet de santé de hibakusha qu'ils
reçoivent leur donne droit à des soins et des examens.
Selon le ministère de la Santé, du Travail et des
Affaires sociales, 136 682 personnes étaient détenteurs
de ce carnet au 31 mars 2020, c'est-à-dire environ un tiers
de leur nombre en 1980, année où il était
le plus élevé, avec 372 000 personnes. Leur
âge moyen est de 83,3 ans.
Néanmoins, 75 ans après la bombe, il y a des gens
à qui le statut de hibakusha n'a pas été
reconnu jusqu'au 29 juillet dernier. Ils n'avaient pas pu
obtenir le carnet de santé parce qu'ils se trouvaient à
des endroits situés à l'extérieur du périmètre
défini par le gouvernement comme celui à l'intérieur
duquel la pluie noire était tombée.
Un mur qui conserve des
traces de la pluie noire. (Mémorial de la paix de Hiroshima)
Impossible d'oublier les taches noires
sur la chemise de son petit frère
Yuki est un village agricole qui se
trouve dans les collines à 19 kilomètres à
vol d'oiseau au nord-ouest de l'hypocentre de la bombe. Âgé
aujourd'hui de 80 ans, Honke Minoru, en avait cinq en 1945. Au
moment où la bombe est tombée, il se trouvait dans
la véranda de sa maison avec sa mère et son petit
frère.
« Il y a eu un éclair éblouissant, et
un énorme bruit, comme celui d'un éboulement. Un
nuage couleur de cendre est monté de la montagne devant
la maison, il a fait soudain sombre, puis des choses qui ressemblait
à des bouts de papier brûlé se sont mises
à tomber du ciel. Deux adultes du voisinage ont dit qu'il
avait dû se passer quelque chose à Hiroshima et nous
ont interdit de toucher à ce qui tombait. Selon eux, c'était
peut-être du poison. »
Honke
Minoru témoigne de la pluie noire. Il avait cinq ans en
1945. (Photo : Dôune Hiroko)
Honke Minoru était alors en train de
jouer avec son petit frère, mais lorsque le ciel est devenu
noir et que la pluie s'est mise à tomber, les deux enfants
sont rentrés dans la maison. Il a regardé son frère
et a remarqué des taches noires sur sa chemise.
« Je ne l'ai jamais oublié. J'ai été
mouillé par cette pluie, j'ai bu l'eau du torrent dans
laquelle elle est tombée, et nous nous sommes nourris des
légumes arrosés avec cette eau. Quand j'étais
enfant, je saignais souvent du nez, et quand j'allais me laver
la figure, parfois mon nez continuait à saigner. Malgré
ces faits, pourquoi le gouvernement a-t-il mal défini le
périmètre, après des enquêtes insuffisantes ?
Je n'arrive pas à le comprendre. »
Jusqu'où est tombée la pluie noire ?
En 1976, le gouvernement a divisé la zone arrosée
par la pluie noire en zone de forte pluie et zone de faible pluie,
et seule la première a été désignée
comme « zone spéciale pour les examens de santé ».
Dans celle-ci, les habitants bénéficiaient gratuitement,
comme les hibakusha, d'examens de santé, de détection
des cancers et de visites médicales détaillées.
Lorsque certaines maladies spécifiques, certains cancers,
leucémies, ou cataractes, étaient décelées,
les patients recevaient un carnet de santé de hibakusha.
Mais la zone de faible pluie n'était pas concernée.
Cette délimitation était basée sur l'enquête
de terrain menée immédiatement après la bombe
par un technicien à l'observatoire météorologique
du district de Hiroshima, Uda Michitaka, ce qui fait qu'on parlait
de la « zone pluvieuse Uda ».
Carte
des précipitations de l'observatoire météorologique
du district de Hiroshima. (photo fournie par le musée de
météorologie de Ebayama, ville de Hiroshima)
Immédiatement après, les habitants de la zone de
faible pluie ont protesté, et il y a eu un mouvement demandant
la révision du processus de délimitation. Certains
villages étaient divisés entre zone de forte pluie
et zone de faible pluie.
Le hameau où vit M. Honke constitue un exemple caractéristique.
La rivière Minochi coule juste devant son domicile. Les
habitants vivant au sud de celle-ci sont dans la zone de forte
pluie, tandis que la rive nord où habite M. Honke a été
désignée comme zone de faible pluie. Parmi les enfants
qui étaient partis au travail obligatoire le 6 août,
certains rentrés à pied sur la berge sud ont reçu
le carnet de santé de hibakusha, tandis que d'autres parmi
ceux revenus par la rive nord ne l'ont pas reçu, nous explique-t-il.
Alors
que la zone de forte pluie est celle à gauche de la rivière,
la rive d'en face, sur laquelle se trouve la maison de M. Honke,
a été désignée comme zone de faible
pluie. (Photo : Dôune Hiroko)
M. Honke est critique. « Ma mère
a perdu la vue, parce qu'elle a eu la cataracte et le glaucome,
et elle est morte d'un cancer de la vésicule biliaire.
J'ai moi-même été opéré de la
cataracte à trois reprises, et j'ai le glaucome. Il n'y
a rien d'étonnant à ce que je sois inquiet des conséquences
de la bombe sur mon organisme. Beaucoup de gens ont raconté
que la pluie noire était tombée ici, mais le gouvernement
n'y est jamais venu enquêter. »
De nouvelles enquêtes précieuses sur la pluie
noire
Il y a eu depuis 1976 plusieurs périodes pendant lesquelles
une révision du système semblait possible. À
la fin des années 1980, Masuda Yoshinobu, un ancien directeur
général de l'Institut de recherche météorologique,
a réalisé une nouvelle enquête de terrain.
Il a ensuite publié les résultats de ses recherches
qui concluaient que la pluie noire avait affecté une zone
plus étendue que celle officiellement délimitée.
De 2008 à 2010, la ville et la préfecture de Hiroshima
ont mené une enquête sur la situation réelle
des hibakusha. Elles ont ensuite annoncé, à partir
de l'analyse de cette enquête qui portait sur plus de 30 000
personnes, un nouveau périmètre six fois plus vaste
que l'existant pour la zone où la pluie noire était
tombée.
Elles ont ensuite adressé au gouvernement une demande pour
que l'ensemble de la nouvelle zone soit qualifiée pour
recevoir de l'aide. Une demande inchangée depuis...
Mais le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales a conclu en 2012 après une délibération rapide de la commission mise en place pour répondre à cette demande que la pluie n'avait pas affecté une zone plus large. Les habitants qui ne se satisfaisaient pas de cette réaction ont lancé en 2015 un recours collectif devant le tribunal de Hiroshima en demandant que leur soit attribué le carnet de santé hibakusha. Cette année-là, 70 ans s'étaient alors écoulés depuis la bombe, et 39 ans depuis la désignation de la zone de forte pluie.
« Moi aussi, j'ai compris que
j'étais un irradié »
Takatô Seiji, un homme âgé
de 79 ans qui a joué un rôle moteur dans ce recours
en justice, vit dans l'arrondissement de Saeki à Hiroshima.
Cet ancien enseignant au lycée a commencé à
s'occuper de la question quand il a pris sa retraite en 2002,
parce qu'une de ses camarades de classe est venue le trouver pour
lui demander conseil. Elle avait remarqué que beaucoup
de gens de son village mouraient de maladies inexplicables, ou
devenaient grabataires. Ensemble, ils se sont mis à aller
voir les malades de l'ancien village de Yahata, non loin du domicile
de M. Takatô, à environ 9 kilomètres à
l'ouest de l'hypocentre de la bombe.
« J'ai été choqué lorsqu'un homme
m'a dit de le laisser tranquille, en m'expliquant que sa maladie
était incurable et qu'il n'avait pas les moyens d'aller
à l'hôpital. Beaucoup de gens que nous sommes allés
voir avaient perdu la volonté de vivre. » Cette
zone aussi était à la limite de la zone de forte
pluie, et il y avait des habitants qui avaient renoncé
à se faire soigner parce qu'ils n'avaient pas de carnet
de santé de hibakusha. Quand il leur demandait si la pluie
noire était tombée, leur réponse était
positive.
M. Takatô a entrepris de créer le « groupe
pour la pluie noire de Saeki » afin de parvenir à
l'élargissement de l'aide. Une centaine de personnes sont
venues à l'assemblée de création, et il explique
qu'il a alors réalisé à quel point étaient
nombreuses les personnes inquiètes des répercussions
de la pluie noire.
Takatô
Seiji tente de venir en aide aux habitants touchés par
la pluie noire. (Photo de Ishii Masato), voir la vidéo du témoignage de Takatô
Seiji (Extrait du site de Nos
Voisins Lointains 3.11)
Lui-même avait quatre ans au moment de
la bombe. Il se trouvait chez lui, une maison juste à l'ouest
de la zone de forte pluie, dans le quartier de Kannon du même
arrondissement. Il se souvient de l'éclair, du grondement
sourd, du ciel rouge au-dessus de la ville, et de l'obscurité
qui avait suivi. Il ajoute qu'en toute honnêteté
il ne se souvient guère de ce qui est arrivé ensuite.
Dans son témoignage au tribunal, il a déclaré
ceci : « J'ai fait une enquête de voisinage parce
que je voulais savoir dans quel environnement je m'étais
trouvé au moment de la bombe. Une femme qui était
alors âgée de 14 ans m'a dit qu'elle était
en train de revenir de l'école, que tout était devenu
sombre, et qu'elle avait ensuite brossé de son uniforme
les cendres, la poussière et les saletés qui tombaient
du ciel. Lorsque je l'ai entendue, j'ai pris conscience que moi
aussi j'avais ingéré des substances radioactives
avec ces cendres et ces saletés. »
Enfant, il était de constitution fragile, et il a été
opéré parce que ses glandes lymphatiques étaient
enflées. Par la suite, il n'a plus été malade,
et il a pu mener sa carrière d'enseignant jusqu'à
la retraite. Il dit que cela l'a souvent conduit à se demander
s'il était juste qu'il soit à la tête du mouvement
alors qu'il ne se souvenait même pas de la pluie noire.
En 2019, on lui a diagnostiqué de l'hypertension, et il
a été hospitalisé pendant deux semaines suite
à un léger AVC. Cette année, il a dû
être ré-hospitalisé parce que son pouls était
irrégulier. La maladie cardiaque hypertensive fait partie
des maladies à propos desquelles on ne peut exclure l'influence
de la radioactivité selon la loi de protection des hibakusha.
Il dit que cela lui a fait comprendre que lui aussi faisait partie
de ce groupe. Dorénavant, chaque jour compte pour lui,
parce qu'il voudrait vivre jusqu'à la conclusion du procès.
Le procès de la pluie noire et une décision historique
Le procès de la pluie noire a débuté
en 2015. Il y a eu 22 plaidoyers, et les débats se sont
clos en janvier 2020. Le principal point litigieux portait sur
la question de savoir si la zone de protection définie
par le gouvernement était appropriée. Takemori Masayasu,
l'avocat à la tête du groupe d'avocats des plaignants,
explique : « Il n'y a aucune raison de limiter
la zone de protection à la zone de forte pluie, et les
enquêtes faites pour le rapport Uda qui sont à l'origine
de la démarcation mise en place par le gouvernement étaient
physiquement et temporellement limitées. Dans la confusion
qui a suivi la bombe, il n'y a pas eu d'enquêtes dans les
zones plus éloignées où se trouvaient les
plaignants. »
Il ajoute : « Si l'on réfléchit
à l'intention de la loi de protection aux hibakusha, il
ne fait aucun doute que les plaignants devraient être protégés.
Les victimes de la pluie noire étaient dans une situation
où il est indéniable qu'ils ont subi l'influence
de la radioactivité de la bombe, de quelque manière
que l'on envisage la question. »
Quatre des 88 plaignants originaux sont décédés
dans l'intervalle, et ils ne sont aujourd'hui plus que 84. Parmi
eux, 9 personnes le font en tant que descendants de victimes,
et trois personnes sont décédées après
la clôture des débats. Ce qui revient à dire
que des 88 plaignants qu'il y avait au départ, 16 sont
morts dans les quatre années qui se sont écoulées
depuis le début du procès. Le plaignant le plus
âgé a 96 ans (il en avait 21 au moment des faits),
et le plus jeune 75 ans (il était âgé de quatre
mois). Il y a déjà eu de nombreux procès
administratifs à ce sujet depuis la fin de la guerre, mais
Takemori Masayasu estime que celui-ci a sans doute valeur de corpus
(compilation).
Le procès de la pluie noire s'est conclu par une décision
historique le 29 juillet en faveur des plaignants. Le président
du tribunal de Hiroshima, Takashima Yoshiyuki, a ordonné
au gouvernement de les inclure officiellement comme hibakusha
et de les faire bénéficier des mêmes soins
de santé que les survivants de la bombe déjà
reconnus. Une grande bataille vient de prendre fin.