Postface du texte "Sortir de l'impasse nucléaire"

Nous avons écrit ce texte en février 1997 afin de montrer que l'industrie électronucléaire n'est pas une nécessité inéluctable du monde moderne. Réduire le choix énergétique au slogan, " le nucléaire ou la bougie", est une véritable escroquerie. C'est cependant l'argument qui a largement été développé, sans attirer beaucoup de critiques, pour répondre à l'angoisse des gens face à cette industrie. La réponse antinucléaire n'a guère été à la hauteur car elle a simplement dénoncé cette option "tout nucléaire" de la France. Que peut-on faire si nous sommes dans le "tout nucléaire" ? Le slogan qui se voulait anti-EDF reprenait en fin de compte le slogan pro-nucléaire. La France n'est pas dans le tout-nucléaire. Il n'est d'ailleurs pas possible d'être tout nucléaire car les centrales nucléaires ne produisent que de l'électricité alors que transports, consommations domestique et industrielle nécessitent d'autres sources énergétiques. Si la part des combustibles fossiles (pétrole, gaz naturel, charbon) a dépassé 60% de l'énergie primaire consommée en France en 1996, celle de l'électricité nucléaire a représenté 30,8% et ce chiffre inclut l'autoconsommation nucléaire. De plus, pour établir le bilan de la nucléarisation de la France, doit-on négliger les potentialités de l'hydraulique et des installations thermiques classiques (charbon et fioul essentiellement) et ne tenir compte que de la production du parc nucléaire parce qu'EDF, pour justifier son énorme surcapacité nucléaire, met en veilleuse ces installations classiques existantes ?

Les données fournies par EDF, indiquent pour le bilan au 31 décembre 1996, que la puissance maximum possible est sensiblement la même pour le nucléaire (60 gigawatts) et les installations non nucléaires, hydraulique, fioul, charbon (51,35 gigawatts). En terme de capacité de production électrique on est très très loin de ce "tout nucléaire", écho au "le nucléaire ou la bougie". Ce bilan que nous avons détaillé dans notre texte, montre que nous ne sommes pas dans une situation totalement verrouillée, condamnés à rester dans le nucléaire et à subir les conséquences qui résulteraient d'un accident majeur.

Le nucléaire n'est pas le résultat d'une fatalité des lois de la physique mais celui d'une rencontre entre l'économie, le politique et les fantasmes scientistes. Ce texte avait pour but, en partant de réalités concrètes, de mettre en évidence qu'un changement est possible et que la sortie du nucléaire peut être rapide. Mais plus on tarde et plus les possibilités se réduisent car la technocratie nucléaire s'active à EDF pour rendre le nucléaire irréversible en augmentant la capacité nucléaire et en démantelant ou en neutralisant les autres sources d'énergie électrique.

Certains points méritent d'être un peu plus développés. Ainsi, dans notre analyse, nous avons abordé le problème de l'angoisse de la population. Il nous paraît important d'y revenir car c'est une composante essentielle de la gestion des catastrophes et donc du dossier nucléaire.

Les gens sont inquiets de cette énergie "miraculeuse". Cette angoisse est bien perçue par les gestionnaires technocrates. De nombreuses études sociologiques, psychologiques ou autres sont financées par EDF et CEA (c'est une manne particulièrement appréciée des chercheurs de ces disciplines). Il ne s'agit pas d'étudier en détail les conséquences des accidents correspondant au risque nucléaire mais de connaître la façon dont la population perçoit ce risque. Les gestionnaires du nucléaire remplacent ainsi le risque d'accident par ce qu'ils nomment le "risque psychologique" qui nait de l'inquiétude, de la peur. Ainsi pour certains experts en psychologie le risque est le résultat de la peur et ils en déduisent que vaincre la peur fait disparaître le risque.

Comment gérer cette "irrationalité" populaire ? Mais cette angoisse est-elle aussi irrationnelle que les experts le prétendent ? N'est-elle pas la réponse parfaitement logique et rationnelle à un danger dont les "responsables" reconnaissent la possibilité et qu'ils se préparent à gérer avec, comme souci principal, la "maîtrise des turbulences sociales" selon leur terminologie ? Les médias peuvent les aider dans cette gestion. La maîtrise des crises nucléaires passe donc par la maîtrise médiatique de la crise, ce qui est beaucoup plus facile et moins coûteux que la maîtrise des conséquences objectives de la crise qui d'ailleurs n'est guère possible d'une façon satisfaisante. D'où ces séances de simulation où des experts en communication tentent de former des "communicants".

L'angoisse irrationnelle de la population vis-à-vis de l'industrie nucléaire est la mesure objective la plus correcte des conséquences redoutées de cette industrie. Ce n'est pas la marque d'une subjectivité de cerveaux sous-développés. Expliquer la catastrophe nucléaire c'est rationaliser cette angoisse parfaitement réaliste, premier stade d'une prise de conscience nécessaire pour provoquer le changement de politique des décideurs.

On observe cependant un décalage important entre ce qu'on pourrait appeler le discours antinucléaire et cette angoisse rationnelle vis-à-vis des catastrophes nucléaires. Il ne correspond en rien à l'attente inconsciente de la population.

Le mot catastrophe est condamné. Avant Tchernobyl si vous évoquiez la catastrophe nucléaire dans une réunion antinucléaire on vous accusait de déconsidérer le mouvement, de ne pas être crédible. Et ces antinucléaires ont été très surpris par Three Mile Island aux États-Unis (mars 1979), une catastrophe nucléaire loupée de peu, et par Tchernobyl (avril 1986), une grande première en matière de catastrophe nucléaire devenue le symbole de la catastrophe du monde industriel. Depuis Tchernobyl, le mot n'est plus complètement tabou, mais son usage est très réservé.

Dans le fonctionnement des installations nucléaires on distingue, suivant leur gravité, les incidents des accidents. La gravité est évaluée à partir des conséquences immédiates, rejets radioactifs à l'intérieur du site nucléaire, contamination du personnel, rejets à l'extérieur du site.

Les incidents n'ont que peu ou pas de conséquences immédiates et font partie de la routine des installations. Les accidents sont plus graves mais peuvent ne pas être dramatiquement exceptionnels. Le monde industriel dès son origine a été producteur d'accidents, disent certains, et la société s'en est accommodée ! Que pouvait-elle faire d'autre à moins de remettre en cause de façon radicale et explosive la mainmise totale des technosciences sur la société ?

Les rapports des experts en sûreté nucléaire envisagent des événements particuliers, les "accidents majeurs". La Commisssion Internationale de Protection Radiologique (CIPR), elle, préfère une expression moins traumatisante : "les urgences radiologiques". Ces événements, en langage clair et explicite, ce sont les catastrophes nucléaires. Si les experts en sûreté nucléaire envisagent la possibilité de ces catastrophes pourquoi ne pas utiliser ce mot ? Pourquoi accepter cette censure de la part de ceux, qui, en cas de catastrophe, seraient les coupables ? On comprend l'importance de ce mot car si les "responsables" acceptent de cautionner une industrie productrice éventuelle de catastrophes, on pourrait, on devrait les accuser de mise en danger délibéré de la société, incrimination reconnue par le nouveau code pénal (loi de 1992, entré en vigueur en 1994), à moins que les dispositions administratives ne les y autorisent.

Il est important de déculpabiliser les gens vis-à-vis de cette angoisse et de montrer que c'est la "logique" des décideurs qui est irrationnelle en refusant de reconnaître la possibilité du possible. Que penser de ce dialogue entendu il y a quelque temps à la radio :

- le journaliste : " l'accident grave est-il possible ? "

- M. Chaussade (grand communicant à EDF) : " l'accident nucléaire grave est impossible ".

- le journaliste interrogeant M. Tanguy (haut responsable à la sûreté du CEA après avoir été Inspecteur général pour la sûreté et la sécurité à EDF) : " Qu'en pensez-vous ? "

- M. Tanguy : " Oui l'accident grave est impossible et nous faisons tout notre possible pour cela ".

Admirons la rationalité de l'argumentation de ces responsables car ils font tout leur possible pour éviter l'impossible ! Cela n'a choqué en rien le journaliste.

Que penser des "incidents " nucléaires ? Ce terme est, la plupart du temps, remplacé par "accident" chez les antinucléaires. Cette banalisation de l'accident n'est pas anodine : si un incident peu grave est baptisé accident, cela occulte la possibilité et la réalité d'un véritable accident.

Pourtant il faut souligner un point qui peut paraître paradoxal : faut-il s'inquiéter de ces incidents dont les conséquences paraissent négligeables ? Oui. En effet, quand on examine attentivement l'histoire des grandes catastrophes industrielles, on s'aperçoit qu'elles ne se sont pas produites à l'improviste, sans passé. Elles ont toujours été précédées d'une série de petits événements qu'on a négligés car ils n'avaient guère de conséquences, mais qui étaient le signe de dysfonctionnements qui dans certaines circonstances pouvaient rendre catastrophiques des situations inattendues. Les "incidents" doivent être considérés comme des événements précurseurs d'accidents graves possibles. Ce ne sont donc pas leurs conséquences immédiates qui importent mais les dysfonctionnements dont ils sont les révélateurs. La fameuse échelle de gravité mise en place par les gestionnaires nucléaires pour classer incidents et événements à fins de communication avec les médias et que les journalistes utilisent comme si elle représentait une véritable échelle de sûreté (cela évite de réfléchir) n'a guère de sens et fonctionne comme un leurre. De plus, en cas d'événements anormaux ce sont les exploitants qui fixent leur position dans l'échelle de gravité ou qui fournissent les éléments pour le faire. Cette cotation peut être modifiée ultérieurement après l'analyse faite par les autorités de sûreté mais c'est généralement la première évaluation de l'exploitant qui est répercutée par les médias. En somme, dans ces situations, les médias ne font que représenter les exploitants, responsables des incidents.

C'est la possibilité des catastrophes qui, selon nous, doit être l'élément déterminant pour aborder le dossier nucléaire vis-à-vis de l'acceptabilité de cette industrie et de l'urgence de mettre fin aux menaces qu'elle implique. Impossible de placer les conséquences des accidents nucléaires graves dans un pur schéma économiste cher à la pensée unique. Les gestionnaires ont beaucoup appris de Tchernobyl et tentent de mettre en place des critères de gestion pour les situations post-accidentelles (évacuation, normes strictes de contamination alimentaire etc.) afin de faire entrer ces catastrophes dans des cadres économiques où les problèmes sanitaires et sociaux nécessaires à la protection des populations sont totalement évacués.

Curieusement ces préoccupations fébriles des experts gestionnaires (y compris les spécialistes en médecine de catastrophe) n'ont guère d'écho bien que leurs publications n'aient rien de secret, de confidentiel. Pour certains, se préoccuper de ces problèmes relèverait de la paranoïa !

Occultons la possibilité de catastrophe dans le problème de la sortie du nucléaire et l'on tombe dans un schéma économiste familier : laissons les réacteurs nucléaires fonctionner jusqu'à à la fin de leur vie pour récupérer les sommes considérables qui ont été investies. Et donc, sortie douce, progressive et quand cela sera possible, à bas coûts, nous placerons partout des éoliennes, des panneaux photovoltaïques. Et nous pourrons continuer à vivre comme maintenant d'une façon "propre", à bas prix.

Plaçons sur le devant de nos préoccupations la possibilité de catastrophe et l'on se trouve dans une tout autre perspective. Les considérations économiques deviennent stupides et dangereuses (car pour elles la protection sanitaire de la population n'est pas une exigence absolue) et c'est donc le plus rapidement possible qu'il faut sortir du nucléaire devant la menace.

Se pose alors le problème : est-ce possible ou sommes-nous coincés dans un tout nucléaire incontournable ? Notre étude répond à cette question. L'équipement de production électrique hors nucléaire est suffisant pour mettre à l'arrêt immédiat 70% du parc nucléaire EDF en arrêtant bien sûr les exportations d'électricité et l'auto-consommation nucléaire.

Cela peut paraître surprenant. Pourquoi EDF, si confiante dans sa technologie nucléaire a-t-elle conservé à un niveau assez important ces installations de production électrique que sont les centrales thermiques classiques (essentiellement au charbon et au fioul) ? Cela est curieux mais pourrait s'expliquer non par la prise en considération par les notables EDF de la potentialité d'un accident majeur sur un de leurs réacteurs mais par la possibilité d'incidents "génériques" assez graves pour mettre en cause la sûreté sur un grand nombre de réacteurs obligeant leur mise à l'arrêt. Si aucune installation ne venait prendre le relais il en résulterait une pénurie d'électricité condamnant sans appel la gestion de ces notables EDF. D'autre part EDF doit tenir compte des pointes de consommation électrique que le nucléaire tout seul ne peut assurer à moins d'une énorme surcapacité très coûteuse. L'électricité produite dans ces centrales à fioul et charbon assurent ces pointes de consommation.

Cet arrêt brutal de l'électronucléaire en France résoudrait-il tous les problèmes ? Bien sûr que non mais il supprimerait la possibilité d'une catastrophe ce qui n'est pas rien.

Reste le problème énorme du démantèlement de ces réacteurs mis à l'arrêt. La stratégie disponible actuellement pour le démantèlement est des plus rudimentaires. Mais que la mise à l'arrêt soit immédiate ou différée le problème existe. Le démantèlement n'est pas une opération anodine. C'est un gros producteur de déchets nucléaires et la tentation serait grande de rejeter dans l'environnement le plus possible de ces déchets dans la phase initiale du démantèlement. La population ne devrait donc pas relâcher sa vigilance si la décision d'arrêt du nucléaire était arrachée. Le risque de pollution est grand si on laisse faire mais il n'y a aucune commune mesure avec les conséquences d'une catastrophe nucléaire qui peut transformer des surfaces considérables en site de stockage de déchets radioactifs à ciel ouvert.

Quant aux travailleurs, EDF serait tentée d'utiliser les intérimaires bien moins coûteux que les personnels EDF (la "viande à rem" comme on les appelait autrefois), que la précarité de leur emploi rend vulnérables et faciles à irradier.

On a assisté récemment à des prises de position très ambiguës de la part de certains qui ne prennent pas en compte la possibilité de catastrophe nucléaire. Ils exigent une "décision immédiate" pour un arrêt futur du nucléaire, par le non-renouvellement des réacteurs (vers 2010 et même plus tard). Cela leur permet de se placer dans la mouvance antinucléaire tout en faisant alliance avec des pronucléaires notoires. Cette stratégie politico-électoraliste est particulièrement néfaste pour la crédibilité du mouvement antinucléaire dans une population de plus en plus écoeurée par les magouilles politicardes.

Les "antinucléaires" partisans d'une sortie douce, progressive, bien adaptée à la gestion sociale par la "pensée unique" - car on attend l'amortissement des investissements financiers des réacteurs qui est d'environ 25 ans, (mais EDF veut faire durer ses réacteurs 40 ans ce qui retarde d'autant cette sortie douce) - ne mettent pas en priorité la possibilité d'un accident grave, qui, si on veut l'éviter, exige une sortie la plus rapide possible. Cependant, assez curieusement ils avancent qu'en cas d'accident on pourrait sortir rapidement du nucléaire, ce qui est la reconnaissance implicite de la possibilité de ce type d'accident. Si l'arrêt du nucléaire est possible après l'accident, il est possible avant et certainement d'une façon plus facile. Pourquoi attendre l'accident ? Cette question n'est jamais posée par ces partisans de la douceur. La sortie après une crise majeure est quasiment, voire totalement impossible car sa gestion exige du courant électrique et un arrêt rapide non programmé des réacteurs nucléaires conduirait à une pénurie électrique difficile à assumer. De plus les coûts de cet arrêt s'ajouteraient à ceux des conséquences de l'accident.

Il est peu vraisemblable, compte tenu de la surcapacité nucléaire d'EDF, que des réacteurs nucléaires soient mis en construction dans les prochaines années. Reste cependant la possibilité du réacteur EPR (le réacteur à eau pressurisée européen). Il s'agit d'un réacteur que les spécialistes appellent "réacteur pardonnant". Sa conception permettrait, d'après eux, de corriger, de "pardonner" toutes les erreurs des opérateurs. Donc on serait dans la sûreté absolue. Fantasme. C'est un projet européen qu'EDF voudrait bien mettre en place en France. Le site du Carnet (près de Nantes) était envisagé mais l'opération a capoté suite à une forte opposition des habitants de la région. Mais attention, ce n'est pas le réacteur qui a été éliminé mais uniquement le site qui a été protégé. Le réacteur EPR est toujours en piste. Il pourrait être mis en avant non par une nécessité économique de production électrique impossible à justifier mais au titre de réacteur de démonstration en vue d'exportations éventuelles ou d'expérimentation des réacteurs du futur pour renouveler le parc nucléaire. En somme on ne serait pas dans une vision économiste à court terme, il s'agirait d'une simple vitrine préparant l'avenir. Impossible de trouver un site vierge sans soulever de gros problèmes de refus de la population. EDF est donc obligée de se rabattre sur un site nucléaire existant mais non saturé en réacteurs. Cette tactique ne semble pas avoir été perçue par les antinucléaires.

Il est intéressant de lier ce problème à celui des déchets. Les déchets nucléaires ont soulevé des réactions assez vives dans les régions où étaient envisagés les sites d'enfouissement pour les déchets de très haute activité et à très longue durée de vie. Rappelons qu'il s'agit de déchets très radiotoxiques et ayant des durées de vie de dizaines et de centaines de milliers d'années. Des comités très actifs se sont créés, mais, attention, il ne s'agissait pas de "comités anti-déchets" mais de "comités anti-enfouissement". Ils ne prennent pas position sur l'arrêt immédiat du nucléaire, seule façon de ne pas créer de nouveaux déchets radioactifs.

La loi de 1991 (dite Loi Bataille) qui est souvent mise en avant contre l'enfouissement fait obligation de développer trois voies de recherche : l'enfouissement profond, le stockage en surface, la transmutation. Mais qui va accepter d'avoir en surface ou en faible profondeur des déchets hautement radioactifs près de chez soi ? "Ni ici, ni ailleurs" thème fréquent dans les feuilles écolos. Mais "Ni ici, ni ailleurs" c'est nulle part. Et un objet que l'on ne peut pas mettre quelque part est un objet non existant. Vient à la rescousse le fantasme de la transmutation que les écologistes ont remis en vedette. Il serait possible (en donnant des crédits à des scientifiques honnêtes) de transmuter ces déchets redoutables en d'anodins éléments. En attendant ce miracle de la science, que les déchets restent en attente sur les sites des réacteurs. Cela tombe bien car l'usine de retraitement de La Hague est en passe d'être saturée et sa capacité est loin d'être suffisante pour retraiter tous les coeurs usés des réacteurs français (les contrats étrangers sont prioritaires). Avec la transmutation on arriverait à un nucléaire sans déchets à condition qu'il ne s'arrête pas (la transmutation est inimaginable hors des réacteurs). Ce serait la justification d'une énergie nucléaire perpétuelle et en plus sans danger avec le nouveau réacteur européen ! Ce sera probablement le thème des campagnes EDF futures pour préparer l'opinion publique au renouvellement de son parc.

Le CEA, et certainement tous les organismes de recherche en matière nucléaire, se sont préoccupés de ce problème de transmutation il y a fort longtemps, dès les années 70. L'argument de vente aurait été particulièrement avantageux : on pouvait faire disparaître des déchets nucléaires en faisant fonctionner des réacteurs nucléaires. Hélas il est évident pour les spécialistes en physique nucléaire que les produits de fission et les produits d'activation (dont la durée de vie était suffisamment courte pour n'envisager pour eux qu'un stockage pendant trois ou quatre siècles...) ne pouvaient pas être transmutés en éléments stables ou à vie très courte. Les experts en la matière le reconnaissent dans leurs rapports scientifiques mais se gardent bien de le crier sur les toits. Il ne faut pas briser l'illusion de ceux qui redoutent les déchets nucléaires. Pour certains déchets, les actinides mineurs, dangereux émetteurs alpha à vie extrêmement longue (américium, neptunium, curium) la capture de neutrons nécessaire pour assurer leur disparition est si faible que la mise en oeuvre d'une transmutation industrielle est impensable. Mais réclamons de l'argent pour une bonne recherche, exigeons que des moyens soient donnés aux chercheurs scientifiques et nous aurons la solution, tel est le discours de ceux qui refusent l'enfouissement des déchets mais non leur production et leur accumulation par la poursuite du programme nucléaire. Si des recherches sont financées, et c'est obligatoire d'après la loi de 1991, c'est certainement pour les spécialistes sans espoir de succès. Ils ne cachent pas les difficultés, ce qui justifie de ne proposer aucune solution valable avant longtemps. Personne ne réclame que des études de faisabilité industrielle soient effectuées en priorité.

La transmutation fait partie de ces recherches qu'on peut intituler à but purement subjectif. Les responsables n'en attendent aucun résultat concret utilisable mais simplement une action médiatique qui peut servir à renforcer les fantasmes scientistes dans la population et qu'il faut soigneusement entretenir afin d'éviter sa colère éventuelle devant les impasses technologiques.

De plus, en ce qui concerne les déchets existants qui sont actuellement conditionnés dans des blocs de verre, il n'est pas possible de les reprendre pour y récupérer ces éléments dits transmutables. Quant aux coeurs usés à retraiter, il n'existe pas aujourd'hui d'installation capable de séparer ces éléments. Il faudrait construire une extension de l'usine de La Hague après avoir développé une méthode industrielle de leur séparation. Il n'y a donc pas d'urgence pour obtenir des résultats dans les études de transmutation car les déchets déjà conditionnés sont de toute façon irrécupérables. Le cercle se referme logiquement : les études de transmutation sont difficiles, les résultats seront longs à obtenir mais de toute façon on n'en a pas besoin d'ici une vingtaine d'années.

Les experts savent que cette transmutation "possible" aurait un rendement beaucoup trop faible pour anéantir les redoutables déchets de l'industrie nucléaire et que les études ne risquent guère de changer les lois de la physique. Mais la transmutation pourrait avoir son rôle à jouer pour mystifier ceux qui refusent les déchets nucléaires et aussi pour préparer l'opinion publique à approuver le projet de loi sur le renouvellement du parc électronucléaire français vers 2010 avec pour thème "un nucléaire sans déchets". La transmutation est un leurre, mais sa logique est redoutable. Son rendement est quasi nul sauf dans des surgénérateurs de type Superphénix où il ne peut être que très faible. Des études sont nécessaires pour accroître le rendement et aboutir à une meilleure efficacité. Phénix peut faire l'affaire pour des études mais Superphénix c'est bien mieux. De plus la transmutation exigera un retraitement préalable des déchets pour séparer les actinides. Donc il serait néfaste de fermer l'usine de retraitement de La Hague. Comment imaginer que ce sont des écologistes qui ont exigé simultanément : des recherches sur la transmutation, la fermeture de Superphénix, la fermeture de La Hague ? Situation étrange qui mériterait certainement une analyse détaillée. Les études de transmutation ont été faites au CEA et ont été abandonnées il y a une vingtaine d'années faute de perspectives. Ce sont les écologistes qui ont relancé l'affaire.

Notre étude sur la possibilité d'une sortie rapide du nucléaire a été accueilli fraîchement par les écologistes, une certaine hostilité s'est même manifestée. Quant à ceux qu'on pouvait considérer comme des antinucléaires convaincus ils n'ont guère exprimé le soutien qu'on pouvait attendre, et, s'il est vrai que leur accord commence à se préciser, la réflexion n'a démarré que très lentement.

Nous portions atteinte aux énergies renouvelables qui bénéficient d'un statut relevant du sacré. Nous faisions appel au charbon et au fioul pour arrêter le nucléaire. Bien sûr, utiliser le gaz serait plus satisfaisant mais, en France, nous n'avons que très peu d'installations de production électrique fonctionnant au gaz. Avec le gaz, la sortie implique donc la construction de nouvelles installations (usines et transport du gaz) elle ne peut donc pas être rapide. Après une sortie avec les moyens existants il semble évident que l'usage du gaz devrait être envisagé.

Les énergies renouvelables (vent, soleil) ne peuvent pas, compte tenu de leur faible efficacité, remplacer ces monstres nucléaires menaçants qui nous alimentent en électricité. Il faut bien voir que ce sont des installations gigantesques. Notre analyse des performances possibles des énergies renouvelables, à partir des données relatives aux équipements existants et à partir des projets envisagés a hérissé les écologistes. Avec la diabolisation du charbon c'est la descente aux enfers que nous proposions.

Venons-en au problème de la "maîtrise de l'énergie". Nous avons souligné l'hypocrisie de cette expression : il n'est pas nécessaire de "maîtriser" l'énergie. EDF et les pétroliers ont réalisé cette maîtrise (maîtriser=se rendre maître) avec un certain talent. L'important n'est donc pas cette maîtrise mais la réduction de notre consommation d'énergie, tant industrielle que domestique. De plus, réduire la consommation du fioul dans les voitures, améliorer le chauffage des habitations actuellement réalisé par gaz ou fioul ne changera pas la demande en électricité.

Est-il nécessaire de préciser qu'il ne devrait pas y avoir d'opposition entre une sortie rapide du nucléaire avec les moyens dont on dispose (hydraulique, charbon, fioul) et le développement d'une stratégie énergétique pour une société vivable à plus long terme. Ce sont là deux objectifs non contradictoires qui répondent à des préoccupations différentes. La sortie rapide du nucléaire est une réponse adéquate à l'inquiétude justifiée des conséquences d'une catastrophe. La maîtrise de l'énergie ou plutôt la réduction massive de notre consommation d'énergie, se préoccupe, elle, de promouvoir à plus long terme une société vivable. Une catastrophe nucléaire, si elle se produisait, ne favoriserait certainement pas, bien au contraire, cette évolution de la société vers un beaucoup mieux.

Il faudrait aussi éviter certaines incohérences. Réclamer de mettre les camions dans les trains électriques réduirait certainement la consommation de fioul et la pollution correspondante mais cela serait une bénédiction pour EDF qui verrait un nouveau débouché pour ses centrales avec, bien sûr, une pollution radioactive accrue. Il serait certainement plus profitable de poser la question des transports : ne pourrait-on pas réduire les transports routiers et par rail en modifiant notre système de production qui exige que tout ce que nous consommons vienne de plus en plus loin et que tout ce que nous produisons aille de plus en plus loin ?

Pourquoi donc opposer ces deux préoccupations légitimes pour justifier la non-sortie rapide du nucléaire ?

Diabolisation du charbon. Curieusement ce n'est pas la condition du mineur qui diabolise le charbon, mais le gaz carbonique de sa combustion. Quant à ceux qui nous reprochent de ne pas prendre en compte les conditions de travail des mineurs, se sont-ils préoccupés des mineurs d'uranium qui meurent tranquillement de cancers du poumon, du larynx, des os etc. ? Maintenant que les mines françaises du Limousin sont fermées, trop pauvres en uranium pour être exploitées, on laissera ces travailleurs mourir de leur cancer généralement non reconnu comme maladie professionnelle par la sécurité sociale. Cet uranium qui assure notre "indépendance énergétique" n'est français que parce que la COGEMA est propriétaire de mines en Afrique, au Canada. Qui s'en inquiète ? Qui s'inquiète de la façon dont la COGEMA exploite les Africains pour alimenter nos centrales nucléaires ? Qui a été voir au Niger, dans les mines d'Arlit, comment est assurée la sécurité radiologique des travailleurs ? Y a-t-il des ventilations ? Des adolescents touaregs sont-ils employés dans ces mines comme l'avait indiqué un journaliste anglais ? Tout le monde s'en moque. Le travailleur africain ne coûte pas cher, nous avons ainsi un uranium "français" bon marché. Nous avons, il y a une dizaine d'années, posé ce problème à des responsables de Médecins du Monde. Ce fut un fiasco intégral et pourtant ils avaient des médecins au Niger et certains avaient même visité les mines d'Arlit. Rien ne les avait choqués mais pour eux, parler des effets du radon et des autres radioéléments dans les poussières inhalées par les mineurs cela n'avait aucun sens.

Bien sûr que le charbon ce n'est pas l'idéal, mais il y a une menace immédiate, la catastrophe nucléaire, et elle n'épargnera pas nos descendants. La sortie rapide répond à une urgence mais cette sortie ne résout pas tous les problèmes de notre société.

Les énergies "propres" alternatives interviennent dans cette question car nombreux sont les écologistes pour qui le nucléaire peut être remplacé par ces énergies. Nous avons montré, à partir des données quantitatives disponibles, que ces énergies ne peuvent pas remplacer, même d'une façon faible, l'électricité nucléaire. Pour beaucoup d'écologistes c'est un choc car, pour eux, la nature est fondamentalement bonne. Dire que la nature n'est ni bonne ni mauvaise mais qu'il faut l'envisager dans sa réalité, leur est insupportable. Remplacer le nucléaire par le vent ou le soleil implique de comparer des grandeurs mesurables, quantifiables. On est bien obligé d'avancer des nombres : combien de térawattheures le nucléaire produit-il ? Combien de térawattheures le soleil et le vent pourraient-ils nous fournir ? Combien de térawattheures consomme-t-on ? On tombe dans l'obscénité du quantifiable mais que faire d'autre si l'on veut substituer une industrie à une autre sans modifier la production ?

Ce que révèle cette attaque "écologiste" contre ce texte c'est que la réflexion sur notre société, sur l'utopie d'une société plus "naturelle" est totalement faussée si l'on ne tient pas compte des possibilités réelles de la nature. Penser que nous pourrons éternellement vivre en consommant sans inquiétude l'énorme quantité d'énergie que notre société met à notre disposition en remplaçant charbon, nucléaire, fioul, gaz par le vent, le soleil, le bois, est particulièrement pervers car cela ne permet pas le développement d'une réflexion cohérente sur une question fondamentale, "Société et Énergie". Développer d'une façon quantitative ce qu'il est possible de réaliser avec le vent et le soleil dans une réunion écologiste c'est déclencher des traumatismes. " Nous pensions que la nature était bonne et vous nous démolissez nos espoirs ", tel est le reproche habituel qui nous est fait lors des réunions antinucléaires que nous avons animées.

En fait, le thème de la nature bonne a déjà beaucoup servi. Nous étions adolescents en 1945, et avec Hiroshima (qui n'a pas traumatisé grand monde à cette date, en France, à part Albert Camus, contrairement à ce qu'on raconte généralement) on nous a dit, et nous y avons cru, la nature est bonne, elle a fait que la durée de vie de l'uranium 235 a été suffisamment grande pour que cet élément ait subsisté jusqu'à ce que les scientifiques puissent l'utiliser. Et grâce à cette nature et aux scientifiques nous allions avoir une énergie gratuite, inépuisable et sans danger. La nature était bonne jusqu'à faire que les résidus de cette énergie nucléaire (on les appelle maintenant des déchets) allaient pouvoir aider la médecine à guérir. Nous avons été suffisamment douchés d'avoir cru en ces sornettes pour être vigilants sur ce que l'on nous raconte maintenant, que ce soient les experts EDF, CEA, ou les experts en écologie.

Les fantasmes sur les énergies alternatives, non dangereuses, non polluantes, sont finalement un frein à la réflexion à mener sur les réels problèmes énergétiques de notre société. Ce sont des antidotes puissants contre l'utopie d'une société vraiment vivable. Il y a là une conjonction assez paradoxale entre l'idéologie technico-bureaucratique fondée sur le mythe scientiste, et l'idéologie écologiste qui se fonde sur les mêmes fantasmes que l'idéologie qu'elle est censée combattre ou qu'elle croit combattre.

Il y a un exemple concret assez curieux où écologie et EDF se rejoignent d'une façon évidente, c'est ce que les techniciens appellent la petite hydraulicité. Il s'agit d'équipements électriques de faible puissance (inférieure à 10 MW) installés sur les rivières. Cela perturbe la vie de ces rivières, les barrages empêchent les saumons de remonter le courant, les turbines modifient l'oxygénation de l'eau ce qui nuit aux poissons. Il y a de nombreux petits producteurs privés et leurs installations, d'une puissance inférieure à 8 MW, (EDF a également des installations de ce type) sont devenues la cible conjuguée des écologistes, qui défendent le droit à la vie des poissons, et d'EDF qui est fort ennuyée par l'entretien de ses petites installations et par la gestion des contrats qu'elle doit obligatoirement accepter lorsque ces installations appartiennent à des producteurs privés. La production décentralisée d'électricité entre difficilement dans la structure centralisée d'EDF. Récemment la presse a fait état du démantèlement d'une de ces petites installations sur la Vienne. EDF était ravie de ne plus avoir à se préoccuper de cette installation parasite et les écolo-pêcheurs se sont réjouis de ce que les saumons allaient pouvoir remonter un peu plus loin.

Le débat n'est pas simple. Mais il faut bien préciser les données : notre mode de vie, (domestique et industriel) insouciant de la consommation énergétique et électrique est-il compatible avec une protection de l'environnement ? Les écolo-pêcheurs devraient préciser, si, à consommation électrique équivalente, la vie des poissons les concerne davantage que la vie des humains. Il est assez consternant de s'apercevoir que dans ce domaine il y a convergence entre les revendications écologistes et les intérêts d'EDF. Cela pose un problème important. La protection de l'environnement, thème fondamental des écologistes, prend-elle en compte la protection des individus de la population ?

Délirer sur les capacités de production électrique des éoliennes ou des tuiles photovoltaïques ne permettra certainement pas une prise de conscience des réels problèmes énergétiques de la société. Cela laisse entendre qu'il serait possible de supprimer ces pollueurs -charbon, fioul, nucléaire- sans modifier notre façon de vivre, que ce soit dans la quotidienneté ou dans l'activité industrielle.

Il est pénible de voir que l'on tente de culpabiliser les consommateurs : remplacez vos lampes d'éclairage, remplacez vos machines à laver linge ou vaisselle, frigidaires, encore en état de marche par des équipements plus performants consommant moins de courant (mais dont la durée de vie est moindre, ce qu'on évite de dire) et EDF sera coincée. Cela revient à faire porter la responsabilité de l'impasse nucléaire et en fin de compte de ses conséquences au simple consommateur et à innocenter la technocratie nucléaire.

Ce texte, publié en février 1997 était basé sur les bilans établis au 31/12/1995. La situation a évolué mais n'a guère fondamentalement changé.

Les États-Unis ont couplé leur dernier réacteur le 17 février 1996 (ce réacteur avait été commandé en 1970, les travaux ont commencé en 1973 : 23 ans entre le début des travaux et le couplage au réseau ! ). Comme ils en ont mis un à l'arrêt définitif le bilan n'a pas changé, 109 réacteurs et pas d'autre en vue.

En France, le gouvernement socialiste a décidé la mise à l'arrêt de Superphénix, le décret est annoncé pour l'automne 98, mais ce n'est que lorsque le coeur sera définitivement retiré qu'on sera vraiment sûr que la décision prise est irréversible, indépendante des aléas politiques...Quand va commencer le déchargement du coeur ? Cela va demander un délai assez long car la gestion administrative implique de multiples dossiers, des consultations de divers ministères, commissions avant d'aboutir à un décret impératif. Toute cette procédure sera-t-elle traitée en urgence ou avec l'indolence de certaines administrations qui ne cachent pas leur opposition à cette décision.

D'autre part, incroyable mais vrai, la mise à l'arrêt de ce réacteur n'a pas été prévue par les géniaux concepteurs du CEA. Le matériel qui permettrait de sortir le combustible du réacteur est le même que celui qui a servi à sa mise en place à l'origine. On apprend maintenant qu'il a été jeté à la poubelle ! De plus, des études sont nécessaires et on peut supposer qu'elles seront longues, compte tenu de la difficulté des problèmes à résoudre mais aussi de la mauvaise volonté prévisible des technocrates que le pouvoir n'osera pas contrer. Si quelqu'un a l'idée saugrenue d'exiger une enquête d'utilité publique (démocratie oblige) cela retarderait la décision définitive de plus d'un an.

La justification officielle de cette mise à l'arrêt c'est le coût élevé de l'électricité de ce réacteur. Cela évite de mettre en évidence ce magnifique échec technologique de la science française. Il ne faut surtout pas évoquer le danger d'accident d'autant plus probable et redoutable que depuis plus de 12 ans (la première divergence de Superphénix date de septembre 1985 après 8 ans de construction) le dysfonctionnement de ce réacteur illustré par un nombre impressionnant de pannes, d'incidents, est le signe évident d'une fragilité qui ne peut qu'affecter la sûreté.

La campagne des Européens contre Superphénix, quand elle faisait allusion au danger d'un accident ne mentionnait que les feux de sodium. Ce type d'accident serait particulièrement spectaculaire et grave mais assez anodin comparé à une explosion du coeur avec éjection du plutonium, une "excursion nucléaire" d'après les experts. [Notre Superphénix possède la particularité, qu'il partage avec le réacteur RBMK qui a explosé à Tchernobyl, d'avoir un "coefficient de vide positif" qui le rend particulièrement instable en cas de défaut de refroidissement du coeur]. Ne pas mentionner la possibilité de ce type de désastre pouvait laisser penser que le danger n'était pas nucléaire mais résultait de la seule présence du sodium. Cela n'attirait pas l'attention sur les réacteurs nucléaires sans sodium. L'oubli n'était donc pas forcément tout à fait innocent.

L'arrêt de Superphénix par les socialistes est la réplique du coup de Plogoff : on renonce à Plogoff mais laissez-nous continuer le développement du programme nucléaire d'EDF. Avec Mitterrand cela a bien marché. Jospin est peut-être moins à l'aise avec Superphénix. Mentionnons ici que la campagne dite Des Européens contre Superphénix n'a jamais lié ses revendications à une remise en cause du programme électonucléaire français. En somme, c'était un : Non à Superphénix, mais les autres réacteurs on s'en moque.

Concernant la production électrique en France, notre analyse quantitative était arrêtée au 31 décembre 1995. Nous avons signalé le couplage des réacteurs nucléaires de 1450 MW d'abord de Chooz-B1 en août 1996 puis en 1997 de Chooz-B2 et Civaux-1. Civaux-2 devrait suivre en 1999. Cela augmentera la capacité de production électronucléaire de 10% (si ces réacteurs, présentés comme une pure création de la technique française, arrivent à surmonter les erreurs de conception déjà visibles lors de l'informatisation à outrance de Chooz-B1). Ainsi la surcapacité électronucléaire ne fait qu'augmenter et le lobby nucléaire à l'intérieur d'EDF tente de développer une stratégie de démantèlement ou de neutralisation à long terme des centrales à charbon et à fioul. La conférence de Kyoto sur l'effet de serre est un appoint qu'EDF n'a pas l'intention de négliger. Pour ses centrales fioul et charbon EDF annonce que sur les 17 GW existant actuellement seuls 10 GW sont nécessaires jusqu'en 2005. C'est ainsi qu'avant la fin 1998 est prévu le déclassement de centrales fioul et charbon correspondant à 3,350 GW et la mise en réserve de 3,850 GW. Cette mise en réserve permet leur réactivation avec un délai de deux ans en cas de besoin mais le déclassement, lui, est une manoeuvre de démantèlement irréversible.

Il faut bien comprendre les contradictions qui agitent EDF car elle doit assurer en même temps sa compétitivité au plan international et elle est bien placée pour les centrales charbon avec des débouchés importants notamment en Inde et en Chine grâce aux techniques performantes qu'elle a développées pour réduire les émissions polluantes. Avec un mauvais charbon comme à Gardanne, et même avec du brai, les chaudières à "lit fluidisé circulant" (qui utilisent sans transformations le reste de l'installation) ont d'excellents résultats. Elles ont été introduites par EDF en Pologne et en Ukraine. D'autre part les jeux ne sont pas faits au niveau français pour le renouvellement du parc de production électrique vers 2010 et à l'intérieur d'EDF des conflits existent car ces techniques nouvelles lorsqu'elles auront été expérimentées au plan international pourraient s'opposer au renouvellement du parc nucléaire. On voit là combien il est important de ne pas laisser démanteler le potentiel thermique classique... et cela dépend de notre prise de conscience de l'importance de l'enjeu et c'est maintenant que la partie se joue.

Plus l'on tarde à sortir du nucléaire, plus la sortie sera difficile. En 1993 quand nous avons commencé à développer cette possibilité d'une sortie rapide de l'impasse nucléaire ce fut un échec au sein du mouvement antinucléaire ou plutôt dans ce qui reste de ce mouvement. Les responsables et les militants des organisations écologistes les plus importantes et les plus médiatisées (Greenpeace, les Verts) avec leurs rêves d'énergies alternatives pouvant remplacer le nucléaire et leur diabolisation du charbon n'ont pas du tout perçu les problèmes spécifiques qui se posent en France et ont fait leurs les scénarios de sortie différée, les délais de sortie variant selon les interlocuteurs.

Ces scénarios ont été élaborés en confondant la durée d'amortissement des réacteurs (25 ans) avec la durée de vie escomptée par EDF de 40 ans. Fonder une sortie du nucléaire sur une durée de vie de 25 ans n'a pas de sens lorsque cette durée de vie est estimée officiellement à 40 ans par EDF. Les premiers réacteurs sortis "en douceur" seraient ceux de Fessenheim vers 2017 alors que pour les Verts c'est en 2002 que leur mise à l'arrêt devrait être décidée. Quant à Civaux-1 mis en service en 1997, suivant les hypothèses d'une sortie progressive et douce il ne serait mis à l'arrêt que vers 2037 et Civaux-2 encore plus tard ! (Annexe 1).

Aujourd'hui la sortie rapide est déjà beaucoup plus difficile qu'en 1993. Peut-être que dans quelques années cela sera impossible et le mouvement qui se dit antinucléaire aura une part de responsabilité dans cette situation qui pourrait bien conduire à un renouvellement du parc nucléaire.

La technocratie nucléaire à EDF et ses alliés (ce qui couvre pas mal de monde dans le domaine scientifique, médical etc.) fait tout ce qui est nécessaire dans l'indifférence générale pour rendre cette sortie impossible. Il y a à l'intérieur d'EDF des technocrates qui tentent de s'opposer à cette inéluctabilité du nucléaire, certainement pour des raisons qui ne sont pas les nôtres (la compétitivité économique est probablement déterminante pour eux, notamment le prix du gaz naturel), des travailleurs qui s'opposent à ce que les centrales thermiques classiques soient démantelées. Les petites installations hydrauliques d'une puissance inférieure à 8 MW dont EDF veut se débarrasser, même si elles ne représentent pas un potentiel important, doivent être prises en compte car elles posent le problème d'une énergie renouvelable et décentralisée. Mais ces forces, conjoncturellement "antinucléaires", ne trouvent aucun écho dans le mouvement antinucléaire.

Pour être complets nous aurions dû faire le bilan de l'énergie nucléaire dans les pays autres que ceux que nous avons sélectionnés (Europe, États-Unis, Japon). Cela aurait demandé de longs développements. Donnons quelques pistes de réflexion (voir annexe 2).

Le nucléaire attire les pays d'Asie et les pays de l'Est qui, pour la plupart, sont à faible développement industriel ou sont dans des régions où les risques de conflit sont élevés. Les nécessités économiques ne sont certainement pas le moteur de cette nucléarisation car ces pays n'ont guère les capacités d'investissements financiers pour réaliser leurs projets. On peut considérer que le nucléaire civil est vu comme une avancée vers une technologie militaire et aussi comme l'image de marque de la modernité que les pays occidentaux et l'ex-URSS ont imposée.

L'accroissement du parc nucléaire dans les pays fortement industrialisés n'étant pas envisagée, la nucléarisation de l'Asie et des pays de l'Est présente une perspective de débouchés intéressants pour les industries nucléaires en voie d'extinction dans leur propre pays. Cette nucléarisation pourrait conduire à des situations assez dramatiques en cas d'accident grave ou de conflit et la responsabilité occidentale serait entière pour avoir favorisé ce développement. Il est certain que la dénucléarisation de ces pays passe d'abord par la dénucléarisation en occident et en particulier en France, l'exemple nucléaire par excellence.

On nous a parfois reproché de vouloir arrêter l'énergie nucléaire sans exiger au préalable un changement de société. Il semble évident que si l'on attend que la société change fondamentalement avant d'arrêter l'industrie nucléaire, il est fort possible qu'on ait cette catastrophe nucléaire que nous redoutons et qui remettrait en cause tous les schémas utopiques de changement de société.

Pour terminer soulignons qu'un arrêt du nucléaire, s'il était obtenu par l'irruption de la population dans un réel débat sur l'énergie, représenterait un changement énorme dans la gestion politique de la société. Cette gestion, à propos du nucléaire, est aberrante d'une façon caricaturale, une aberration qui se retrouve dans tous les domaines. Imposer l'arrêt rapide du nucléaire, ce serait pour la population une prise de conscience que la gestion techno-bureaucratique de notre société est incompatible avec la protection de sa santé et que les a priori scientistes des gestionnaires sociaux avec la complicité des représentants officiels du monde scientifique qui prétendent résoudre tous les problèmes, sont particulièrement pervers. Il deviendrait clair que cette gestion politique est une menace pour le rituel démocratique, ce reste de démocratie qu'on nous accorde encore.

Une telle prise de conscience et son émergence sur la scène politique serait certainement un événement considérable, même si en apparence il semble mineur, pour changer cette société dont on voit de plus en plus (et pas uniquement dans le domaine énergétique) les effets néfastes, niant l'être humain et le transformant en objet jetable. La catastrophe nucléaire ne pourrait que renforcer l'autoritarisme que souhaitent les gestionnaires de notre société. On peut se demander si certains d'entre eux ne voient pas dans l'accident nucléaire le moyen d'asseoir la pérennité de leur pouvoir.

Bella et Roger Belbéoch, février 1998.

 

Annexe 1

Ce que signifie une sortie progressive, "raisonnable" de l'énerge nucléaire pour les réacteurs français en activité.

Nous donnons pour chacun des 57 réacteurs en fonctionnement la date de couplage au réseau, la date de mise à l'arrêt pour une durée de vie du réacteur de 25 ans et pour une durée de vie de 40 ans comme le prévoit EDF. Le couplage du 58ème réacteur (Civaux-2) est prévu pour 1998-1999.
(+ réacteurs de 890 à 915 Mwé, x réacteurs de 1300 à 1330 Mwé, xx 1450 Mwé)

Date de couplage

Date de sortie des réacteurs
Réacteurs

au réseau
durée de vie 25 ans durée de vie 40 ans


xBelleville-1

xBelleville-2

+Blayais-1

+Blayais-2

+Blayais-3

+Blayais-4

+Bugey-2

+Bugey-3

+Bugey-4

+Bugey-5

xCattenom-1

xCattenom-2

xCattenom-3

xCattenom-4

+Chinon B1

+Chinon B2

+Chinon B3

+Chinon B4

xxChooz B1

xxChooz B2

xxCivaux-1

xxCivaux-2

+Cruas-Meysse-1

+Cruas-Meysse-2

+Cruas-Meysse-3

+Cruas-Meysse-4

+Dampierre-1

+Dampierre-2

+Dampierre-3

+Dampierre-4

+Fessenheim-1

+Fessenheim-2

xFlamanville-1

xFlamanville-2

xGolfech-1

xGolfech-2

+Gravelines B1

+Gravelines B2

+Gravelines B3

+Gravelines B4

+Gravelines B5

+Gravelines B6

xNogent-1

xNogent-2

xPaluel-1

xPaluel-2

xPaluel-3

xPaluel-4

xPenly-1

xPenly-2

xSt-Alban-1

xSt-Alban-2

+St-Laurent B1

+St-Laurent B2

+Tricastin-1

+Tricastin-2

+Tricastin-3

+Tricastin-4


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1997

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1983

1984

1984

1984

1980

1980

1981

1981

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1977

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1993

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1980

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1984

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1981

1980

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1981

1981


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2037

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2020

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2025

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2021

2021

2020

2020

2021

2021

Ainsi la sortie progressive en 25 ans signifierait la fin du nucléaire en 2022. Si la durée de vie des réacteurs est de 40 ans la fin du nucléaire se situerait vers 2037.

 

 

Annexe 2
Situation des installations nucléaires et les perspectives

Bilan établi au 31 décembre 1996
(d'après Elecnuc. Les centrales nucléaires dans le monde, 1997, publié par le CEA).

Nombre de réacteurs installés, en construction, en commande, en projet

Pays

installés

en construction

en commande

en projet


Argentine

Arménie

Brésil

Bulgarie

Canada

Chine

Corée du Nord

Corée du Sud

Finlande

Hongrie

Inde

Iran

Kazakhstan

Lituanie

Mexique

Pakistan

Pays-Bas

Rép. Tchèque

Roumanie

Russie

Slovaquie

Slovénie

Suède

Taïwan

Ukraine


2

1

1

6

21

3

0

11

4

4

10

0

1**

2

2

1

1

4

1

29

4

1

12

6

14


1

0

1

0

0

1

0

7

0

0

4

1

0

0

0

1

0

2

4

12

4

0

0

0

4


0

0

0

0

0

7

2

2

0

0

8

0

0

0

0

0

0

0

0

4

0

0

0

2

0


0

1

1

1

0

20*

0

7

1

2

5

4

4

1

0

1

0

0

0

14

0

0

0

2

2
* dont 1 réacteur à neutrons rapides, ** réacteur à neutrons rapides.

Pour les pays n'ayant ni installation nucléaire en fonctionnement, ni en construction, ni en commande, on trouve pour les projets de construction : Bengladesh 1, Biélorussie 1, Egypte 2, Indonésie 1, Pologne 1, Thailande 1, Turquie 1, Viet-Nam 1.