La création d'emplois est toujours mise en avant comme avantage important pour une région lorsqu'il est envisagé d'ouvrir de nouvelles mines d'uranium. La perte d'emplois est déplorée lorsque des mines d'uranium sont fermées et il est souhaité que d'autres mines soient ouvertes pour maintenir les emplois. Mais de quels emplois s'agit-il ? Quels sont les risques des mineurs d'uranium ? En plus des risques habituels du travail en mines (accidents, silicose, etc...), l'extraction du minerai d'uranium, élément radioactif conduit à une irradiation externe de l'ensemble du corps chez les mineurs et à une contamination interne, essentiellemnt les poumons, par les gaz et poussières radioactifs présents dans les galeries des mines.
De nombreux textes officiels insistent sur la nécessité d'informer les travailleurs sur les risques professionnels. Par exemple, une circulaire de 1985 du Ministère du travail sur la prévention des cancers d'origine professionnelle précise : " l'information nécessaire des travailleurs doit être réalisée de telle sorte que ceux-ci soient effectivement alertés sur les risques de leur travail et sur les conséquences néfastes dans ce contexte de certains modes ou habitudes de vie ".
Pour la plupart des cancers professionnels la prise de conscience directe du danger par les travailleurs est difficile car ils ne se discernent guère des cancers naturels si ce n'est par une fréquence plus élevée. Seules des études épidémiologiques sur des groupes de travailleurs peuvent mettre en évidence le risque professionnel. Comme le temps de latence entre l'induction d'un cancer et son apparition clinique est long, les études doivent porter sur des suivis de mortalité durant des périodes très longues. Ces études, qui nécessitent des données dont seules les autorités sanitaires liées aux entreprises peuvent disposer, échappent aux travailleurs concernés et rien n'est fait pour les informer de l'importance des risques qu'ils subissent de par leur profession et des conséquences réelles pour leur vie.
Les risques professionnels, dans une entreprise industrielle, ne devraient pas concerner uniquement les travailleurs de l'entreprise ou leur famille. En effet, généralement ce risque s'étendra autour de l'entreprise sur la population, mais à un niveau moindre bien sûr. L'étude de ce risque sur la population elle-même sera beaucoup plus difficile car les données que l'on peut collecter sur la population sont moins fiables que celles que l'on peut obtenir sur un groupe de travailleurs. La mise en évidence chez les travailleurs d'un risque particulier (par exemple le risque cancérigène dû au radon et aux produits radioactifs présents dans les mines d'uranium) devrait servir d'alerte pour la population qui vit dans un environnement pollué par les rejets de l'entreprise dangereuse. Ainsi, indépendamment des problèmes professionnels concernant le risque des mines d'uranium, les mineurs d'uranium doivent être considérés comme des bio-indicateurs vis-à-vis des problèmes sanitaires posés à la population par l'exploitation minière.
Les risques cancérigènes du rayonnement peuvent être abordés de plusieurs façons.
- une approche à motivation essentiellement scientifique nécessite d'établir avec une bonne certitude statistique la relation entre l'excès de décès par cancers et les doses de rayonnement reçues. Il est nécessaire pour ce genre d'étude de connaître avec précision les données de mortalité et les données sur les doses reçues et cela pour des cohortes importantes. L'excès de mortalité n'est pas, en lui-même, l'objet majeur de l'étude mais un moyen d'établir la relation effet / dose (le nombre de cancers en excès en fonction de la dose reçue). Il n'entrera donc pas dans les préoccupations de ceux qui produisent ce genre d'étude de savoir si la réglementation a été correctement appliquée par les responsables, si cette réglementation est suffisante ou non, s'il faudrait la modifier et enfin si le détriment qu'ils ont mis en évidence (un certain nombre de décès d'origine professionnelle) a été "correctement" indemnisé et même tout simplement enregistré. Ces motivations se placent dans le champ social et sont hors du domaine scientifique. On peut d'ailleurs observer assez souvent une dérive des études vers des préoccupations scientifiques afin d'éviter d'aborder les problèmes sociaux que les résultats de ces études pourraient soulever. Les récentes publications des experts CEA / COGÉMA sur les mineurs d'uranium en sont un exemple typique.
- Si le souci majeur est de protéger au mieux la population et les travailleurs, l'approche est sensiblement différente. La grande confiance statistique doit garantir que les personnes ayant subi le risque ne sont pas lésées. Habituellement la confiance statistique joue au profit des responsables du risque, pas au profit de ceux qui le subissent car il s'agit de ne pas léser ces responsables. Dans ce cas l'exigence d'une très grande confiance statistique nécessite que le risque soit considérable pour que les excès de décès constatés apparaissent comme significatifs d'un point de vue statistique. Par contre, à partir du moment où l'on a acquis la certitude que le risque existe et qu'il est maîtrisable totalement ou partiellement, il n'est pas nécessaire d'avoir une très grande précision statistique pour intervenir. Cela suppose évidemment que le critère majeur à retenir pour réduire les risques est fondé sur la protection sanitaire des travailleurs et de la population et non sur des considérations purement économiques.
I - Introduction
Les risques de cancer chez les mineurs d'uranium ont été mis en évidence depuis longtemps. Au XIXème siècle, les mineurs des premières mines de Bohême montrèrent assez rapidement un nombre important d'une maladie bizarre des poumons, identifiée comme cancer [1]. Des études épidémiologiques raffinées n'étaient pas nécessaires tant l'effet était énorme. Les conditions actuelles de travail sont très différentes ce qui a permis aux responsables de développer l'argument suivant : comme une meilleure protection a été mise en place, les doses de rayonnement reçues par les mineurs d'uranium ont été notablement réduites et l'effet a disparu. En fait il s'agissait là de l'application du postulat de l'existence d'un seuil : en dessous d'un certain niveau de rayonnement il n'y aurait aucun effet biologique.
Cependant des études menées aux États-Unis et en Tchécoslovaquie montraient chez les mineurs un excès de décès par cancers du poumon. Pendant longtemps les responsables du CEA ont affirmé que les mines françaises ne présentaient pas de risque car les mineurs français étaient bien mieux protégés que les mineurs indiens aux États-Unis ou les prisonniers politiques utilisés dans les mines tchèques. Il n'était donc pas nécessaire d'effectuer une étude épidémiologique sur la mortalité chez les mineurs d'uranium en France. Ce n'est qu' au début des années 80 que le CEA lance une telle étude, près de 40 ans après l'ouverture des mines françaises.
La pratique usuelle de ce genre d'étude épidémiologique de mortalité respecte généralement quelques règles assez simples :
- un certain nombre d'individus sont sélectionnés sur des critères clairement explicités ; ils formeront la cohorte de l'étude.
- le bilan de mortalité de la cohorte suivie est régulièrement publié et analysé. Le délai entre la date du bilan et celle de la publication scientifique ne dépasse guère 2 ans sauf circonstances tout à fait exceptionnelles.
- l'ensemble des causes de mort est publié même si l'étude est focalisée sur une seule cause (les cancers par exemple). Cela permet d'avoir une vue globale de l'état de santé du groupe suivi.
- la mortalité observée dans la cohorte est comparée à la mortalité que l'on observerait dans une population identique à la cohorte suivie mais n'ayant pas subi le risque que l'on cherche à identifier. Le choix de cette population de référence est particulièrement important et doit être soigneusement justifié.
- il est très mal venu de modifier la cohorte au cours de l'étude dès que certains résultats sont connus. Cela jette un doute sur l'objectivité de l'étude : la modulation des données permet de moduler à volonté les résultats.
- l'étude se poursuit jusqu'à l'extinction de la cohorte ou du moins jusqu'à ce que les survivants du groupe initial aient atteint un âge avancé.
Nous verrons plus loin que les experts CEA / COGÉMA ont pris beaucoup de libertés avec ces principes et que chaque fois cela conduit à diminuer l'évaluation du risque cancérigène. Il n'est donc pas étonnant que ces experts trouvent pour les mineurs d'uranium français un facteur de risque cancérigène le plus faible au monde. Les mineurs français résisteraient bien mieux au radon que leurs collègues étrangers !
II - Chronologie des diverses publications CEA/COGÉMA
1) La première publication date de mai 1984. Elle annonce dans un très court article [2] quelques unes des difficultés de l'étude. La cohorte qui sera suivie comporte environ 2000 mineurs. Il n'est envisagé d'étudier que la mortalité par cancer pulmonaire. Le rayonnement externe dans les galeries des mines d'uranium est loin d'être faible. Le risque cancérigène chez les mineurs peut donc affecter l'ensemble des organes. Ce point est négligé au départ de l'étude.
2) Les premiers résultats sont présentés dans un article de novembre 1984 [3]. Il s'agit d'un bilan de mortalité établi au 31 décembre 1983 portant sur une cohorte de 1957 mineurs ayant travaillé entre 1947 et 1972. Seule la mortalité par cancer du poumon est rapportée. L'excès observé est largement significatif (statistiquement). La fréquence observée pour les décès par cancer du poumon chez les mineurs d'uranium était alors 1,9 fois la fréquence observée dans la population nationale. L'influence du tabac est présentée comme cause possible.
3) Ensuite c'est le silence jusqu'en 1988. Le bilan établi au 31 décembre 1985 est présenté au 7ème congrès de l'association internationale de radioprotection en avril 1988 à Sydney [4]. On y trouve la mortalité générale (toutes causes confondues), la mortalité pour l'ensemble des cancers et pour le cancer du poumon.
Deux remarques :
- La cohorte a changé entre les deux bilans. Les mineurs ayant travaillé moins de 2 ans (et plus de 3 mois) ont été éliminés. Ceci est dommage car ils auraient pu constituer un sous-groupe de travailleurs ayant peu subi le risque minier qu'il aurait donc été intéressant de comparer aux groupes de mineurs ayant travaillé plus longtemps.
- La mortalité générale (toutes causes confondues) est indiquée, ce qui est un progrès. Cependant cette donnée est insuffisante pour avoir des indications sur le niveau de santé des individus suivis car la mortalité générale n'inclut pas seulement la mortalité par toutes maladies (critère de santé) mais aussi la mortalité par causes violentes (accidents divers, suicides etc...). De plus elle comprend la mortalité par maladies de l'appareil respiratoire autres que les cancers et qui peut être affectée par le travail minier. La connaissance de la mortalité générale et de celle par cancers ne permet donc pas d'estimer le niveau de santé hors risque professionnel.
D'une façon générale, ces publications sont loin de présenter les standards de qualité généralement atteints par les études épidémiologiques [5]. Les experts du CEA paraissent jouir d'un statut à part en n'étant pas tenus par leur hiérarchie de remplir les critères habituellement admis pour des études scientifiques. Cette pratique contribue à obscurcir les problèmes et ne semble pas être considérée comme répréhensible par la direction du CEA.
4) Un autre document est disponible [6]. Il s'agit du " Procès-verbal de la réunion du CCHS [Comité Central d'Hygiène et de Sécurité] de groupe [CEA] " du 22 juin 1988. Ce texte est daté du 13 juillet 1988.
Au cours de cette réunion le Dr Chameaud (présenté comme " COGÉMA-Mines, en retraite ") fait le point sur " l'étude épidémiologique des mineurs d'uranium en France ".
Il s'agit du même bilan que celui d'avril 1988 : la mortalité est comptabilisée jusqu'au 31 décembre 1985. Les résultats sont sensiblement les mêmes que ceux publiés antérieurement avec cependant des valeurs numériques différentes (la cohorte a perdu quelques uns de ses membres) alors que le rapporteur est un des signataires de l'article précédent. Cette valse des valeurs numériques peut jeter des doutes sur la fiabilité de l'étude.
A cette réunion du CCHS le Dr Chameaud mentionne un excès significatif des décès par cancer du larynx. Il n'explique cependant pas pourquoi cette donnée importante ne figure pas dans l'article qu'il a signé deux mois plus tôt. Après avoir fait le bilan des excès de décès par cancer le Dr Chameaud conclut : " Les données sont plutôt réconfortantes " ! (Nous avons publié des analyses de ces rapports [7]).
En résumé :
Pour cette étude démarrée au début des années 80 par CEA/COGÉMA sur la mortalité par cancers chez les mineurs d'uranium français, nous ne disposions fin 1991 que de textes publiés par le CEA en 1988 sur un bilan de mortalité établi au 31 décembre 1985.
La conclusion était la suivante :
" Dans l'état actuel de l'étude, nous confirmons l'excès de mortalité par cancer du poumon pour ces mineurs de fond français qui est significatif pour les deux cohortes " [il s'agit des mineurs ayant commencé à travailler avant 1956 et ceux ayant commencé après 1956]. Les auteurs avançaient cependant des réserves : " mais la vérification du facteur tabac dans les deux cohortes est nécessaire avant d'effectuer l'analyse dose/réponse en relation avec l'exposition au rayonnement ou d'estimer un facteur de risque "[4].
Les valeurs brutes publiées pour le bilan de mortalité, au 31 décembre 1985, des mineurs ayant commencé à travailler avant 1956 étaient les suivantes, rapportées à la population nationale pour la même répartition en âge d'individus de sexe masculin :
- fréquence de l'ensemble des cancers : 1,4 fois la fréquence nationale
- fréquence des cancers du poumon : 2,7 fois la fréquence nationale
- fréquence des cancers du larynx : 2,5 fois la fréquence nationale
L'estimation du risque professionnel ne tenait pas compte du fait que les mineurs de fond sont sélectionnés à l'embauche sur des critères sanitaires très stricts. Ils forment donc une population ayant un niveau de santé bien supérieur à la moyenne nationale. Prendre comme référence l'ensemble de la population masculine française conduit dans ce cas à minimiser considérablement le risque professionnel (d'un facteur probablement voisin de 2).
Les mineurs d'uranium suivis par CEA/COGÉMA devraient, en principe, avoir un taux de mortalité générale bien inférieur à la moyenne nationale. En fait la mortalité générale (hors cancers) qui est observée est supérieure de 30 % à la moyenne nationale. Cela montre que le risque professionnel ne se limite pas seulement au risque cancérigène du rayonnement, il affecte aussi certaines causes de mortalité autres que les cancers. Ce point était négligé par les experts CEA/COGÉMA alors qu'ils ont suffisamment de données pour l'éclaircir et le préciser.
La recherche d'une population de référence bien représentative du groupe étudié est fondamentale pour estimer correctement le risque qu'il a subi.
III - Les dernières publications de CEA/COGÉMA
Dans le compte rendu de la réunion du 22 juin 1988 du CCHS du groupe CEA effectué par le syndicat CFDT [6], le Dr Lafuma de l'IPSN (Institut de Protection et Sûreté Nucléaire, ayant en charge les études épidémiologiques effectuées au CEA) intervenait sur le problème des cancers chez les mineurs d'uranium français en réponse à une question posée par le représentant du syndicat CFDT :
" CFDT : pouvez-vous nous remettre la dernière publication faite sur ce sujet ?
Dr Lafuma : nous faisons un point tous les 6 mois. La dernière publication a été faite récemment en Australie ".
Il s'agissait dans cette publication [4] du bilan de mortalité établi au 31 décembre 1985. Si les experts CEA/COGÉMA font le point tous les 6 mois les résultats demeurent confidentiels !
Depuis la fin de 1991 différents textes des experts CEA / COGÉMA ont été publiés [8] [9] [10] [11]. Ils apportent des éléments nouveaux par rapport aux textes de 1988, mais il s'agit encore du bilan de mortalité au 31 décembre 1985. Ainsi depuis 5 ans c'est toujours le même bilan que les experts CEA/COGÉMA présentent dans diverses publications.
Remarque :
Au 1er janvier 1986 la cohorte suivie comptait 1428 individus en vie dont 400 étaient encore en activité. Pour ces derniers le suivi est évidemment très facile. Pour le millier d'autres qui ne sont plus en activité le suivi peut éventuellement poser quelque problème. La difficulté majeure n'est pas de savoir si un individu de la cohorte est vivant ou décédé, mais, en cas de décès, d'identifier la cause de mort. Cependant pour un millier de personnes dans les tranches d'âge concernées, le nombre de décès est inférieur à une vingtaine par an. La procédure de recherche des causes de mortalité et leur exploitation est certainement bien établie et rodée depuis plusieurs années. Le retard considérable pour la publication des bilans de mortalité ne peut donc pas s'expliquer par des difficultés techniques.
La seule explication plausible est la volonté délibérée pour CEA/COGÉMA de ne pas rendre publics des résultats particulièrement dramatiques concernant les cancers professionnels chez les mineurs d'uranium français.
Les données se sont stabilisées dans les divers textes publiés en 1991, 1992 et 1993 qui indiquent les mêmes valeurs numériques [8][9][10]. Par contre elles sont différentes de celles fournies en 1988 alors qu'il s'agit du même bilan. Aucune explication n'est donnée pour justifier ces différences. On peut remarquer que la cohorte a augmenté de 8 % et que le nombre de décès attendus a augmenté de 17 % alors que que le nombre de décès observés n'a augmenté que de 4 %. La population ajoutée à la cohorte initiale n'a donc pas les mêmes caractéristiques moyennes (en ce qui concerne, entre autres, l'âge, la date d'embauche, la durée du travail en mine, la mortalité), que la population déterminée au début de l'étude. Il s'agit là d'un ajout effectué sur certains critères manifestement différents de ceux qui ont été adoptés au départ de l'étude. Il en résulte (est-ce un hasard ? ) que la mortalité par cancer du poumon normalisée à la moyenne nationale est réduite de 12 % ce qui réduit le risque cancérigène professionnel de 30 %. Il ne s'agit donc pas là d'une modification mineure et quelques explications de la part des auteurs de l'étude auraient été les bienvenues.
Le tableau I résume quelques caractéristiques de la cohorte (bilan du 31 décembre 1985) où figurent deux sous-groupes : ceux qui ont commencé à travailler dans les mines entre 1946 et 1955 et ceux qui ont commencé leur travail entre 1956 et 1972.
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cohorte totale |
première exposition entre 1946 et 1955 |
première exposition entre 1956 et 1972 |
nombre de mineurs |
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âge moyen des vivants au 31/12/1985 (ans) |
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Le bilan de mortalité pour l'ensemble de la cohorte est résumé dans le tableau II qui donne, pour diverses causes, la mortalité normalisée SMR (Standardised Mortality Ratio), rapport entre le nombre de décès observés et le nombre de décès masculins attendus d'après les statistiques nationales de mortalité, compte tenu des âges et des années calendaires [8][9][10].
Causes de mortalité |
(décès observés/ décès attendus) |
Toutes causes |
1, 07 |
Toutes maladies autres que les cancers
Toutes maladies autres que celles de l'appareil respiratoire et les cancers Maladies infectieuses et parasitaires Causes extérieures |
0, 42 |
Tous cancers |
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Cancers significativement en excès :
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IV - Commentaires
1) - Excès des décès par cancers : le tableau II montre que les décès par cancers sont nettement en excès. Les principaux organes concernés sont le poumon, le larynx, le cerveau et l'estomac. Les leucémies et les cancers des os sont en excès mais leur nombre est trop faible pour avoir une bonne certitude statistique. Un suivi plus long devrait pouvoir préciser ce point.
2) - Excès des décès par les maladies de l'appareil respiratoire (autres que le cancer). Cet excès est d'environ 74 % pour l'ensemble de la cohorte et de près de 120 % pour les mineurs ayant commencé à travailler au fond des mines entre 1946 et 1956. " Cette cause est fortement tributaire d'un excès de décès par silicose (22 silicoses sur les 25 décès par maladies respiratoires) "[10].
L'examen médical à l'embauche est particulièrement attentif aux anomalies respiratoires : " A l'embauche, il paraît sage d'éliminer ceux qui présentent des anomalies de l'appareil respiratoire susceptibles de favoriser l'inhalation et la rétention des particules radioactives. L'insuffisance de perméabilité nasale, les allergies respiratoires, les bronchites et les séquelles importantes de maladies respiratoires sont des contre-indications. La fonction rénale doit être normale. La radiographie pulmonaire de face et de profil et au besoin une épreuve fonctionnelle respiratoire sont les examens à pratiquer ". Ce texte est du Dr Chameaud, médecin de la COGÉMA [12]. On devrait donc attendre de ce tri sévère à l'embauche un déficit de décès par maladies respiratoires. C'est ce qu'on observe effectivement si on ne tient pas compte des silicoses dans les décès par maladies du système respiratoire. L'excès de mortalité par des causes d'origine professionnelle est donc en réalité bien plus important qu'il n'y paraît lorsqu'on utilise sans précaution la population nationale comme population de référence.
3) - Les décès par " causes extérieures ". Ils sont en excès d'une façon significative. L'excès est de 42 % pour l'ensemble de la cohorte, de 53 % pour ceux ayant commencé à travailler entre 1946 et 1956 et 65 % pour les autres. Les " causes extérieures " de mortalité rassemblent les morts violentes, accidents de la circulation, suicides, homicides, accidents divers etc... Une question doit donc se poser à propos de ces morts : y-a-t-il ou non, parmi ces décès en excédent, des décès par accidents du travail ou consécutifs à des accidents du travail ? Dans l'affirmative ils contribueraient à alourdir le risque professionnel des mineurs en s'ajoutant au risque cancérigène.
4) - Le déficit de décès par maladies autres que les cancers : le problème de la population de référence.
Ce déficit est de 19 % pour l'ensemble de la cohorte. Il traduit " l'effet du travailleur en bonne santé " (healthy worker effect) que l'on observe couramment parmi les travailleurs soumis à des travaux pénibles ou à des risques importants. En effet des critères de santé très stricts à l'embauche sélectionnent des personnes particulièrement résistantes. L'effet de la sélection est encore plus net lorsque l'on prend en compte les décès par maladies infectieuses et parasitaires. Cette classe de causes de mortalité figure sous la dénomination "autres causes" dans les tableaux des publications CEA/COGÉMA [8] [10]. Le déficit de décès par maladies infectieuses et parasitaires est de 60 % pour la cohorte totale (50 % pour les mineurs dont la première exposition intervint entre 1946 et 1955, 75 % pour les autres). Un faible taux de mortalité par maladies infectieuses dans une population est le signe d'un système immunitaire bien meilleur que la moyenne. On voit par là que le tri sanitaire à l'embauche a été particulièrement strict et efficace. Une telle population doit présenter une meilleure résistance aux cancers et devrait avoir un taux de mortalité par cancers "naturels" (hors risque professionnel) faible.
Il est ainsi clairement démontré, même si cela n'est pas explicité dans les publications, que les mineurs suivis dans cette étude sont des individus qui jouissaient avant leur activité dans les mines d'une santé bien supérieure à la moyenne nationale. Prendre cette dernière comme référence pour évaluer les excès de mortalité dus à l'activité professionnelle, introduit un biais très important qui conduit à minimiser considérablement le risque professionnel.
Pour expliquer l'excès des décès par cancers qui était manifeste dès le début de l'étude en 1984, les experts CEA/COGÉMA avancent [3][8] qu'il pourrait être dû à un effet de classe sociale, ce que l'on a dénommé " l'inégalité sociale devant la mort "[13]. Les ouvriers et les manoeuvres ont un taux de mortalité par cancers supérieur à celui des classes plus élevées dans la hiérarchie sociale. Cependant les études de l'INSEE [13][14] montrent que cet excès de mortalité se constate pour l'ensemble des causes de mortalité et non pas seulement pour les cancers du poumon.
Pour les travailleurs des professions à risque, même s'ils sont classés en bas de la hiérarchie sociale, le tri sanitaire à l'embauche renverse l'effet social habituel. On obtient alors une population d'individus présentant un taux de mortalité pour les diverses causes bien plus faible que pour le sommet de la hiérarchie sociale. C'est cet effet que dans la littérature scientifique anglo-saxonne on a appelé "the healthy worker effect" (l'effet du travailleur en bonne santé).
Cet effet peut s'atténuer au cours de la vie professionnelle car le travail à risque élevé va affecter l'état de santé initialement excellent des travailleurs sélectionnés. Cette hypothèse pourrait expliquer que le déficit des décès par maladies infectieuses - et qui mesure le niveau de santé - passe de 75 % pour la cohorte la plus jeune, à 50 % pour celle des plus âgés qui ont travaillé plus longtemps au fond des mines.
Conclusion : Il n'est pas du tout justifié de comparer une population triée à l'embauche sur des critères de santé très stricts, à l'ensemble de la population nationale. Pour évaluer correctement le risque professionnel il faut tenir compte de cet effet.
5) - La recherche d'une population de référence représentative de la cohorte triée à l'embauche.
La population de référence la plus correcte serait celle composée d'individus recrutés à partir des mêmes critères de santé et n'ayant pas subi le risque professionnel des mineurs de fond. L'existence d'une telle population est mentionnée dans les premières publications des experts CEA/COGÉMA : " Un second groupe de travailleurs de surface incluant ces mineurs qui n'ont travaillé que dans des mines à ciel ouvert et ayant commencé à travailler pendant les mêmes périodes calendaires que les mineurs de fond, seront aussi suivis. Ils peuvent constituer, s'ils sont assez nombreux, un groupe de contrôle adéquat pour le groupe des mineurs de fond. Par conséquent il pourrait être possible de comparer les causes de mortalité de ces deux groupes de mineurs ne différant essentiellement que par leur exposition professionnelle au radon et à ses descendants. Les autres facteurs de confusion sont supposés être comparables entre ces deux groupes ".
Tel était le point de vue des experts en 1984 [3]. Dans la publication de 1988 [4] il n'est plus fait mention de ce groupe de mineurs particulièrement intéressant pour servir de référence. Les mineurs de surface réapparaissent en 1991 dans le compte rendu au conseil scientifique de l'IPSN [8] mais, " le nombre de ces mineurs entrés entre 1946 et 1972 est relativement faible ", ce qui n'était pas mentionné dans la publication de 1984. D'autre part les experts indiquent que " la recherche des décès de ce groupe est en cours mais reste incomplète " alors qu'elle semble avoir été incluse dans l'étude dès l'origine. La recherche des causes de décès pour ces mineurs de surface aurait-elle posé des problèmes beaucoup plus difficiles à résoudre que pour les mineurs de fond ? Les mêmes affirmations non argumentées sont données dans la publication de 1993 [10]. Aucune valeur n'est présentée pour qualifier la faiblesse numérique de ce groupe de mineurs de surface. On note ainsi une complète incohérence entre les propos de 1984 et ceux exposés ultérieurement.
6) - L'effet du tabac
Les experts CEA/COGÉMA insistent beaucoup dans toutes leurs publications [3] [4] [8] [9] [10] [15] [16] sur le fait que la surconsommation de tabac chez les mineurs pourrait expliquer une partie de l'excès des décès par cancer du poumon et du larynx. Pour ces deux types de cancer le facteur tabac est un problème important. Dans toutes les études qui sont faites sur les mineurs d'uranium on envisage le tabac comme facteur de confusion. On ne comprend pas pourquoi les experts CEA/COGÉMA n'ont pas inclus, dès le départ de l'étude, les habitudes tabagiques dans les données à collecter. Cela était d'autant plus facile que la plupart des données devaient être recueillies auprès des familles et des médecins traitants.
Le suivi de mortalité des mineurs de surface qui pouvaient servir de référence, aurait grandement diminué le biais du tabac car on pouvait supposer que les habitudes tabagiques étaient chez eux assez voisines de celles de leurs collègues mineurs de fond.
Ce n'est qu'après dépouillement des résultats et la mise en évidence d'un effet cancérigène important que les experts décident de recueillir des informations sur le tabagisme. L'objectivité d'une telle procédure peut être contestée quand on sait qu'elle est censée aboutir à une réduction du risque.
L'article publié récemment dans le British Journal of Cancer [10] apporte au sujet du tabagisme chez les mineurs d'uranium quelques précisions intéressantes : " La consommation de tabac est bien connue comme un facteur important de confusion pour les cancers du poumon et du larynx ; des interviews des mineurs d'uranium français employés en 1988 a montré que la proportion de fumeurs, d'ex-fumeurs et de non-fumeurs est comparable à la distribution observée parmi la population masculine française ". L'article fait référence à une étude publiée en 1988 [17].
Si la consommation de tabac n'est pas très différente de celle observée dans la population nationale, elle ne peut introduire un biais important dans l'évaluation du risque. Les interviews mentionnées dans l'article ont été faites en 1988, la seule question qui pourrait se poser est de savoir si avant cette date les habitudes tabagiques des mineurs étaient très différentes de la moyenne nationale. Cependant les experts CEA/COGÉMA maintiennent le tabac comme facteur important de confusion. Ils y ajoutent d'autres facteurs qu'ils n'avaient pas envisagés auparavant tels que la consommation d'alcool bien qu'un net déficit de mortalité par maladies du système digestif, alcoolisme compris soit observé.
Les publications CEA/COGÉMA ne font pas mention d'études faites sur des mineurs d'uranium non fumeurs, les populations de référence étant prises également parmi des non fumeurs. Par exemple l'étude publiée en 1989 sur des mineurs du Colorado (USA) [18] montre un facteur de risque élevé pour les cancers du poumon chez les non fumeurs, assez voisin de ce qui est généralement trouvé dans des groupes non triés par rapport au tabagisme.
L'excès des décès par cancers du poumon et du larynx est flagrant chez les mineurs d'uranium français et il y a une forte présomption pour des cancers d'autres organes. Les experts CEA/COGÉMA laissent entendre que les habitudes malsaines des mineurs, leur surconsommation de tabac et d'alcool pourraient avoir notablement contribué à cet excès de mortalité. Culpabiliser les mineurs est bien utile pour innocenter la mine !
V - Le risque professionnel chez les mineurs d'uranium en France
D'après les données les plus récentes publiées par les experts CEA/COGÉMA chargés d'étudier les risques professionnels des exploitations minières de CEA/COGÉMA on peut, avec toutes les réserves que nous avons faites sur la validité de leurs études, résumer les risques professionnels français de la façon suivante pour l'ensemble de la cohorte suivie entre 1946 et 1972 et le bilan de mortalité au 31 décembre 1985 :
1) - Le risque cancérigène
Le tableau III donne pour les divers cancers déjà répertoriés dans le tableau II, la fréquence observée de ces cancers rapportée à la moyenne nationale (valeurs SMR du tableau II) et la fréquence corrigée pour tenir compte du tri à l'embauche. Pour effectuer cette correction nous avons utilisé le déficit de mortalité par maladies infectieuses et parasitaires comme critère général de la santé de la population triée [fréquence corrigée = fréquence normalisée dite SMR divisée par 0,42]. Il est possible que cette procédure conduise à sous-estimer le risque professionnel des mineurs car le travail pénible en fond de mine atténue l'effet du tri sanitaire à l'embauche.
Cause de mortalité par cancer |
fréquence des décès par cancers rapportée à la moyenne nationale |
fréquence corrigée |
probabilité pour qu'un décès par cancer soit professionnel |
tous cancers larynx poumon os cerveau leucémies |
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Lorsqu'un mineur d'uranium meurt d'un cancer, on peut, en s'appuyant sur ces résultats, évaluer la probabilité pour que ce cancer soit professionnel à partir de la fréquence des décès corrigée fc. Cette probabilité est égale à (1 - fc) / fc. La situation pour les mineurs décédés avant le 31 décembre 1985 est résumée dans la dernière colonne du tableau III.
Ainsi la plupart des décès par cancer chez les mineurs d'uranium aurait pour origine leur activité professionnelle. Quel que soit le type de cancer la présomption est très forte pour qu'un décès par cancer soit dû au travail au fond des mines. Combien de ces décès ont-ils été reconnus comme ayant une origine professionnelle et indemnisés en tant que tels ?
Pour les experts CEA/COGÉMA cet aspect de l'étude dont ils ont la charge n'entre pas dans la problématique scientifique qui les intéresse.
Les dernières publications des experts CEA/COGÉMA [8][10] présentent les résultats concernant la relation entre l'excès des cancers du poumon et du larynx et les quantités de radon inhalé par les mineurs. Pour établir cette relation il est nécessaire de connaître la quantité de radon inhalé par chaque mineur de la cohorte. La dosimétrie individuelle n'est acquise que depuis 1983. Avant cette date étaient prises en compte des moyennes individuelles calculées à partir des analyses d'air effectuées à certains moments en divers points des galeries. La précision d'une telle dosimétrie est certainement très médiocre.
Le facteur de risque des mineurs français est environ 2 fois plus faible que celui trouvé en moyenne dans les autres pays, ce qui n'a rien d'étonnant étant donné les biais introduits dans les études françaises.
2) - Les autres risques professionnels
Les mineurs d'uranium sont des travailleurs qui, en plus des risques cancérigènes, subissent les risques habituels des mineurs de fond. On doit en tenir compte si l'on veut établir un réel bilan des risques professionnels des mineurs de fond de la COGÉMA.
- les décès par causes extérieures (morts violentes) sont largement en excès d'une façon significative. Il y a parmi eux un certain nombre d'accidents du travail qu'il aurait été intéressant de comparer avec ceux observés dans d'autres types d'exploitation minière et dans les professions non minières.
- les décès par maladies de l'appareil respiratoire. Il s'agit essentiellement des décès par silicose, maladie fréquente chez les mineurs de fond. La quasi totalité des décès de cette catégorie est due à la silicose (22 cas sur 25) dont l'origine professionnelle ne peut être niée.
VI - L'avenir de l'étude
1) - La durée du suivi de mortalité est beaucoup trop courte pour établir correctement le risque cancérigène du travail dans les mines d'uranium. La durée moyenne du suivi est de 25 ans pour l'ensemble de la cohorte, 28 ans pour ceux ayant commencé à travailler entre 1946 et 1955, 23 ans pour les autres (Tableau I), ce qui est beaucoup trop court compte tenu des longs temps de latence (temps qui s'écoule entre l'irradiation des individus et le décès par cancer). En fait la durée des suivis effectifs par rapport aux doses de rayonnement reçu (irradiation externe et contamination interne) est bien plus courte car les doses ont été reçues pendant tout le temps de travail au fond de la mine (14,5 ans en moyenne [8] [10] ).
L'âge moyen des vivants au 31 décembre 1985 est trop jeune, 57 ans, pour que ce bilan représente correctement l'expression des risques cancérigènes subis par les mineurs.
Signalons qu'en comparant les bilans au 31 décembre 1983 [3] et celui du 31 décembre 1985 [4] on voit qu'un suivi plus long de 2 ans seulement a fait passer la fréquence des cancers du poumon rapportée à la moyenne nationale de 1,9 à 2,4. Il n'est donc pas possible d'admettre que le bilan de mortalité publié jusqu'à présent soit une représentation correcte de la réalité. Ceci est reconnu par les auteurs de la publication de 1992 [9] au chapître " Perspectives " : " Il est prévu de prolonger la surveillance de cette cohorte pour deux raisons principales : d'une part, la cohorte est encore trop jeune pour que la totalité du risque de cancer du poumon se soit exprimée [souligné par nous]. D'autre part, la faible exposition annuelle observée présentement devrait permettre de mieux préciser le risque associé aux faibles expositions " Dans le bulletin de l'IPSN n1 [16] ce point est à nouveau précisé : " A la fin de 1985 la moyenne d'âge du sous-groupe des mineurs les plus jeunes était trop faible (moyenne d'âge 55 ans) pour que la plupart des risques potentiels de cancer du poumon se soient exprimés ".
La publication du bilan de mortalité au 31 décembre 1992 que les experts CEA/COGÉMA ont certainement établi actuellement permettrait d'avoir une bien meilleure précision sur l'estimation du risque professionnel des mineurs d'uranium français. Pourquoi le CEA continue-t-il à ne publier que le bilan de 1985 ?
2) - Comment le CEA envisage-t-il de poursuivre l'étude ?
" Au début de ce travail, l'analyse de risque de cancer lié au radon était demandé dans le cadre professionnel "[8]. En clair cela signifiait : les mineurs d'uranium français ont-ils subi des risques cancérigènes d'origine professionnelle ? S'agissait-il là d'une motivation sociale afin de réparer un préjudice qui n'aurait pas été pris en compte ? Les textes publiés ne permettent pas de répondre par l'affirmative, mais la suite du texte cité plus haut précise : " Depuis, des questions ont été soulevées par des organismes internationaux (CCE), et des positions adoptées par des agences de l'environnement (comme l'EPA aux USA), relatives à l'exposition des populations au radon dans leurs habitations. Donc l'évaluation quantitative du risque lié aux faibles expositions a pris une importance primordiale. L'étude des mineurs entre dans ce nouveau contexte et dans un programme plus global de l'estimation du risque lié au radon ".
Ainsi le CEA ne semble plus être désireux de mesurer le risque professionnel subi par ses mineurs d'uranium. La poursuite de l'étude sera désormais consacrée à établir la relation entre les décès par cancer du poumon et le radon inhalé. Le texte déjà cité précise " Elle [l'étude] sera conduite parallèlement à une étude cas-témoin traitant du risque lié au radon en milieu domestique en Bretagne et dans les Ardennes ". La publication de 1993 [10] apporte quelques précisions : " La première analyse sur les mineurs d'uranium français doit être considérée comme une étape dans l'étude du risque cancérigène lié aux faibles doses de radon ". Si les décès par cancers sont en excès chez les mineurs, c'est parce que le radon et ses descendants sont dangereux. Faut-il attendre d'avoir une meilleure précision dans l'évaluation du risque pour intervenir ?
Les mineurs cancéreux n'entrent plus dans les préoccupations des experts CEA/COGÉMA. Tenter de connaître le nombre de mineurs qui ont été tués par la radioactivité au fond des mines n'a guère d'intérêt scientifique. Ces experts se consacreront dorénavant à des recherches purement scientifiques. C'est moins dramatique. Si les décès par cancers sont en excès chez les mineurs c'est parce que le radon, ses descendants, les poussières radioactives sont dangereux. Faut-il attendre d'avoir une grande précision dans l'évaluation d'un tel risque avant d'intervenir ? Le décret du 9 mars 1990 qui réglemente les mines d'uranium pour la protection de l'environnement est-il suffisamment contraignant ? La réponse à ces questions est non [19].
3) - Ce qu'envisage CEA/COGÉMA est contraire à ce qui est recommandé pour les études épidémiologiques
En effet il est généralement recherché pour les études épidémiologiques des groupes homogènes et stables par rapport au risque que l'on veut étudier. C'est d'ailleurs cette démarche qui a conduit les experts CEA/COGÉMA à scinder la cohorte initiale en deux sous-groupes définis par leur date d'embauche pour le travail minier. Il est bien évident que le risque est d'autant plus facile à identifier et à évaluer que les individus sont plus exposés. Dans ce cas il n'est pas nécessaire de suivre la mortalité d'une très grande cohorte. Les données collectées peuvent être précises et fiables. En 1985 la Commission nationale des cancers précisait à propos des cancers professionnels : " Il apparaît (...) raisonnable de localiser les populations les plus exposées "[20]. C'est pourquoi on ne peut que rester perplexe devant la perspective d'étendre l'étude sur les mineurs français à des groupes de mineurs étrangers aux caractéristiques socio-sanitaires disparates et aussi à des populations hétérogènes et aux caractéristiques mal définies de Bretagne et des Ardennes (le Limousin ne semble pas préoccuper les experts CEA/COGÉMA). Les études des risques subis par la population sont beaucoup plus difficiles. Les risques étant plus faibles que pour les travailleurs elles nécessitent des cohortes bien plus importantes et le choix de la population de référence est beaucoup plus délicat que pour les groupes de travailleurs. Loin d'améliorer la précision du risque ce genre de pratique introduit des biais par la non prise en compte de nombreux facteurs de confusion.
Nota 1998
Une publication de 1994 (M. Tirmarche, Radioprotection vol. 29, supplément au n3, p. 101-114) indiquait que l'étude allait " (...) être étendue à une population plus large incluant les mineurs jour et les mineurs fond entrés depuis 1972 (...) ". Il n'y a pas eu de nouveau bilan de mortalité depuis le 31 décembre 1985 sur la cohorte de mineurs d'uranium ayant travaillé en France entre 1946 et 1972.
Il est impératif que cette étude sur les mineurs ayant travaillé entre 1946 et 1972 soit poursuivie sans modification de la cohorte initiale car leur mortalité par cancer est liée au risque professionnel qu'ils ont subi et pour lequel leur famille devrait au minimum obtenir " réparation "...
Références
[1] L. Tomasek, T. Muller, E. Kunz, V. Placek, Lung cancer mortality in uranium miners in western Bohemia (Mortalité par cancer du poumon chez les mineurs d'uranium dans l'ouest de la Bohême). Proc. 8th Int. Conf. on Occup. Lung Dis. (1992).
En introduction les auteurs écrivent " Un taux élevé de décès par maladies pulmonaires chez les mineurs de cette région est connu depuis le XVIème siècle (Agricola, 1556, De Re Metallica Basel). Des rapports détaillés sur les cancers du poumon chez les mineurs de Jachymov ont été publiés dans les années 30 (Lowy, 1929, Med. Klinik ; Pircham et Sikl, 1932, Cancer du poumon chez les mineurs de Jachymov). Ces derniers suggérèrent que la radioactivité était la cause la plus probable ".
[2] M. Tirmarche, J. Chameaud, J. Piéchowski, J. Pradel. Enquête épidémiologique française sur les mineurs d'uranium : difficultés et progrès. Congrès international sur la protection du risque du rayonnement, Berlin, mai 1984.
[3] M. Tirmarche, J. Brenot, J. Piéchowski, J. Chameaud, J. Pradel. The present state of an epidemiological study of uranium miners in France (État actuel d'une étude épidémiologique sur les mineurs d'uranium en France), Conférence internationale sur la sécurité vis-à-vis de l'irradiation professionnelle dans les mines, Toronto, nov. 1984.
[4] M. Tirmarche, A. Raphalen, F. Allin, J. Chameaud. Lung cancer mortality of uranium miners in France (Mortalité par cancer du poumon chez les mineurs d'uranium en France), VIIème congrès international de protection contre les rayonnements, Sidney, 10-17 avril 1988.
[5] Par exemple l'étude épidémiologique sur la mortalité chez les travailleurs de l'industrie nucléaire britannique (NRPB - R251 janvier 1992) est un document de 102 pages et dont les données et les résultats sont présentés dans 42 tableaux numériques. Ce document peut être obtenu par quiconque en fait la demande auprès du National Radiological Protection Board.
[6] Dr J. Chameaud (COGÉMA-La Crouzille). Bilan sur les mineurs d'uranium, procès-verbal de la XXXème réunion du Comité Central d'Hygiène et de Sécurité du Groupe, tenue le 22 juin 1988 au siège du CEA.
UFSN/CFDT-BUF note 185/88. Compte-rendu de la réunion du CCHS de groupe du 22 juin 1988. Saclay, 13 juillet 1988.
[7] R. Belbéoch Les risques de cancer chez les mineurs d'uranium. La radioprotection dans les mines d'uranium, La Gazette nucléaire, 111/112, nov. 1991, p. 6-13.
Les risques de cancer chez les mineurs d'uranium, Travail, n26, automne 1992, p. 133-137.
[8] M. Tirmarche, A. Raphalen, F. Allin, J. Chameaud, P. Bredon. Étude épidémiologique de la mortalité d'un groupe de mineurs d'uranium en France. Conseil scientifique de l'Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire (CEA) du 23 octobre 1991, note SEGR-LEADS 91/30.
[9] M. Tirmarche, A. Raphalen, F. Allin, J. Chameaud, P. Bredon. Étude épidémiologique de la mortalité d'un groupe de mineurs d'uranium en France. IRPA 8 (VIIIème Congrès international de l'Association internationale de radioprotection), Montréal, 17-22 mai 1992.
[10] M. Tirmarche, A. Raphalen, F. Allin, J. Chameaud, P. Bredon. Mortality of a cohort of French uranium miners exposed to relatively low radon concentrations (Mortalité dans une cohorte de mineurs d'uranium français exposés à des concentrations relativement faibles de radon), Br. J. Cancer, 1993, p. 1090-1097. (Ce texte a été reçu par la revue British Journal of Cancer le 23 mars 1992 et dans sa forme définitive le 24 nov. 1992).
[11] S. Bernhard, J. Pradel, M. Tirmarche, P. Zettwoog. Bilan et enseignement de la radioprotection dans les mines d'uranium depuis 45 ans (1948-1992), RGN, 1992, n6, nov./déc. [Le titre de cet article publié dans la Revue Générale Nucléaire est un abus de langage car le bilan dont il est fait état s'arrête au 31 décembre 1985 et non en 1992 ! D'autre part les auteurs dans ce " bilan " ne donnent aucune indication sur les excédents de décès par cancer observés chez les mineurs français. La radioprotection dans les mines ne serait-elle pas concernée par cet aspect du travail minier ? (note de l'auteur)].
[12] Dr J. Chameaud. Prévention médicale dans les mines d'uranium. Session d'étude organisée par le CEA (IPSN) sur la protection contre les rayonnements de l'exploitation et du traitement des minerais d'uranium, Vassivière, sept. 1988.
[13] Guy Desplanques. L'inégalité sociale devant la mort ; extrait d'Économie et Statistique (revue de l'INSEE) n162, janvier 1984.
[14] Guy Desplanques. La mortalité des adultes, résultats de 2 études longitudinales (période 1955-1980. Les Collections de l'INSEE, n479D-102, janvier 1985.
[15] Margot Tirmarche. Irradiation et risque de cancers, l'apport de l'épidémiologie. CLEFS CEA, n16, printemps 1990.
[16] M. Tirmarche, A. Raphalen, F. Allin, J. Chameaud, P. Bredon. Mortalité d'un groupe de mineurs d'uranium français exposés à des concentrations relativement faibles en radon, Bulletin de l'IPSN, n1 (non daté), p. 14-24.
[17] A. Hirsch. The fight against smoking in France, Eur. Respir.J. , 1, 399-402, 1988. (La lutte contre le tabagisme en France).
[18] R. J. Roscoe, K. Steenland, W. E. Halperin, J. J. Beaumont, R. J. Waxweiler, Lung cancer mortality among non smoking uranium miners exposed to radon daughters, JAMA, August 4, 1989 Vol. 262, n5. (Mortalité par cancer du poumon parmi les mineurs d'uranium non-fumeurs exposés aux descendants du radon).
[19] Roger Belbéoch, La réglementation des mines d'uranium pour la protection de l'environnement, La Gazette Nucléaire 111/112, nov. 1991.
[20] H. Sancho-Garnier et P. Schaffer Pour améliorer la connaissance et la prévention des cancers professionnels, Commission nationale des cancers, la lutte contre le cancer en France. La Documentation française, nov. 1985.
Suite : Le suivi de mortalité chez les mineurs d'uranium français. (Mise à jour)
Depuis déjà plusieurs années les experts internationaux et les responsables de la santé publique de la plupart des pays se préoccupent de l'induction de cancers du poumon dans la population par le radon présent dans les habitations. Les niveaux de radon que l'on trouve dans les maisons dépendent très fortement de la nature du terrain sur lesquels elles sont bâties, de la nature des matériaux utilisés pour la construction, de la conception intérieure de la ventilation, de l'isolation. Il est généralement reconnu que ce risque cancérigène n'est pas du tout négligeable et une certaine réglementation semble de plus en plus nécessaire.
Des réglementations sont mises en place dans de nombreux pays. Elles sont assez laxistes dans leur application pratique et ressemblent plus à des recommandations ou à des conseils qu'à de véritables réglements. En France le problème est totalement ignoré, voire nié par les responsables de la santé publique et aucune tentative n'est faite pour faire prendre conscience de ce problème de santé.
Il est intéressant de mentionner quelques unes des recommandations de diverses commissions d'experts internationaux à ce sujet.
I - Les recommandations de la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR)
Les recommandations adoptées en novembre 1990 par la CIPR (publication 60, [1]) reprennent à l'article 218 des considérations développées en octobre 1983 dans la publication 39 de la Commission [2]. Dans l'article 17 de ce rapport le niveau d'intervention proposé est de 200 Bq/m3 de radon en équilibre avec ses descendants. Il est ajouté que cette concentration conduit à une dose efficace d'environ 20 mSv (2 rem). Cette dose de rayonnement ne peut en aucun cas être considéré comme négligeable. L'article 28 de ce même rapport indique comme limite supérieure pour les nouvelles constructions 100 Bq/ m3 et que cette limite devrait influer sur les normes de construction.
Le rapport 50 de la CIPR de septembre 1986 [3] apporte des précisions sur cette question du radon dans les habitations. Au chapître sur les principes de protection contre le rayonnement il est précisé : " Il a été dit explicitement que la limite annuelle de 1 mSv recommandée pour l'équivalent de dose efficace relatif aux expositions chroniques des membres du public aux sources artificielles [note de l'auteur : ce rapport date de 1986, actuellement la réglementation française définit une limite de dose annuelle 5 fois plus élevée] ne s'applique pas aux sources naturelles telles que le radon dans les maisons. Cependant, la partie maîtrisable des expositions naturelles doit être maintenue aussi faible qu'il est raisonnablement possible, les facteurs économiques et sociaux étant pris en compte " [souligné par moi]. Il est regrettable que ces experts n'aient pas été plus explicites sur ce qu'ils entendent par la prise en compte des facteurs socio-économiques, la composante " économique " de ces facteurs (les coûts financiers) est en opposition avec la composante " sociale " (la protection sanitaire).
Après avoir attiré l'attention sur la nécessité de réduire les niveaux de radon dans les habitations compte tenu des dangers pour la santé, les experts de la Commission font marche arrière et déclarent " qu'il ne serait pas utile de suggérer pour un niveau d'action, une valeur applicable d'une façon générale pour le radon dans les maisons. Cependant [la Commission] déclare que si le remède est assez simple, un niveau d'action pour la concentration d'équivalent en équilibre du radon 222 dans les maisons de 200 Bq/m3 pourrait être pris en considération (...). Pour les maisons futures, la Commission recommande (...) l'application d'une limite supérieure acceptable. Cette limite devrait être plus basse que le niveau d'action pour les maisons existantes (...). Une limite supérieure raisonnable pour la concentration d'équivalent en équilibre de radon 222 est de l'ordre de 100 Bq/m3 ". Le groupe d'experts précise que "dans de nombreux pays, une valeur de cet ordre éviterait que le radon devienne une source dominante de risque dans les habitations ".
Si l'on prend le facteur de conversion donné par ces experts de la CIPR : 10 mSv/an pour 100 Bq/m3 et le facteur de risque cancérigène du rayonnement adopté dans les dernières recommandations de 1990 soit 5 10-2 décès par cancers par Sievert, on obtient un risque global de décès par cancer de 50 10-5/an pour une concentration de 100 Bq/m3. C'est à dire 50 cancers mortels du poumon par an pour 100 000 personnes dont l'habitation aurait une concentration en radon de 100 Bq/m3. Les tables de mortalité indiquent pour la population française (tous âges et sexes confondus) un taux de mortalité annuelle par cancer de 250 pour 100 000 personnes dont 40 cancers du poumon. Accepter la limite de 100 Bq/m3 revient, en adoptant les risques établis par la CIPR, à accepter un doublement du risque de cancer du poumon.
Une concentration moyenne dans les habitations de 10 Bq/m3 rendrait le radon responsable d'environ 10% des cancers " naturels " du poumon. Bien sûr, pour les régions où le risque radon est important et où peu de précaution, voire aucune, n'a été prise pour la construction des habitations et des bâtiments publics tels que les écoles, la contribution du radon dans sa partie maîtrisable mais non maîtrisée est certainement loin d'être négligeable.
Les limites d'intervention proposées par les experts de la CIPR, de 200 Bq/m3 lorsque les remèdes sont faciles (et peu coûteux) justifient des non-interventions pour des niveaux bien plus élevés lorsque les coûts sont importants. On voit bien que la CIPR, tout en reconnaissant la nocivité du rayonnement pour les populations, ne désire pas mettre les autorités sanitaires nationales dans l'embarras en les obligeant à des dépenses importantes pour la protection des populations dont elles ont en principe la charge. La réduction de la concentration en radon dans les habitations et les bâtiments publics ne peut en aucun cas être considérée comme conduisant à des dépenses somptuaires. Les habitants qui ont mal conçu leur maison et qui, dans les régions minières d'uranium ont utilisé des résidus miniers dans les constructions ne peuvent être tenus pour responsables de la situation qu'ils doivent vivre car aucune autorité médicale, officielle ou non, ne les a avertis du danger du radon malgré l'existence de nombreux textes explicitant clairement ce danger. En ce qui concerne les bâtiments publics (écoles par exemple) la responsabilité des gestionnaires (administrateurs ou élus) locaux, régionaux et nationaux est entière.
Remarque : la CIPR a fixé à 1mSv/an pour la population la dose efficace résultant de l'activité industrielle. Ainsi, si une habitation révèle une concentration en radon résultant de cette activité (contamination par les poussières relâchées par les camions transportant sans précaution des déchets miniers par exemple) les normes de la CIPR sont sans ambiguïté : 1 mSv/an soit une contamination provoquée par cette activité industrielle de 10 Bq/m3. La réglementation française définie par le décret du 9 mars 1990 relative à la protection de l'environnement pour les mines d'uranium est très insuffisamment contraignante pour être efficace [4].
II - Les recommandations de la Commission des Communautés européennes
La Commission des Communautés Européennes a adopté le 21 février 1990 une recommandation " relative à la protection de la population contre les dangers de l'exposition au radon à l'intérieur des bâtiments (90/143 Euratom) ".
Curieusement ce texte divise par 2 le facteur de conversion du Bq/m3 en Sv donné par la CIPR bien qu'il fasse référence dans une note à la publication 50 de la CIPR et que celle-ci leur serve de justificatif. La CCE recommande des limites doubles de celles de la CIPR, c'est à dire 400 Bq/m3 pour les habitations anciennes et 200 Bq/m3 pour établir les normes de construction des habitations nouvelles.
La CCE a publié cette recommandation " après consultation d'un groupe d'experts désignés conformément à l'article 31 du traité [Euratom] par le comité scientifique et technique ". Signalons que parmi les experts désignés par la CCE qui ont adopté des limites supérieures d'un facteur 2 à celles de la CIPR on trouve le Français H. Jammet, le vice-président de la CIPR. Comment expliquer que le même personnage accepte la responsabilité de deux textes dont les conclusions diffèrent d'un facteur 2 ?
III - L'Organisation Mondiale de la Santé
Selon l'OMS, si les remèdes sont simples, des concentrations supérieures à 100 Bq/m3 doivent être prises en compte. Des concentrations supérieures à 400 Bq/m3 doivent conduire à des interventions rapides. La limite de 100 Bq/m3 doit être introduite dans les normes pour les constructions nouvelles [5].
IV - Les diverses réglementations nationales
Le rapport des experts de la CCE [6] fait état des diverses réglementations nationales. Dans la plupart des pays industrialisés des normes réglementent les limites des concentrations de radon dans les habitations. La France fait exception puisqu'elle n'a aucune réglementation en la matière. Pour tous les pays mentionnés les réglementations tournent autour des recommandations de la CIPR et de la CCE mais avec des fluctuations importantes. Il règne à ce sujet une très grande incohérence dans les réglementations nationales qui cependant s'appuient généralement, quant au risque, sur les évaluations de la CIPR. Le facteur économique semble ainsi l'élément déterminant des réglementations, le facteur social (protection sanitaire) étant très secondaire.
En résumé
Les conséquences économiques qui résultent de la fixation des normes pour la concentration du radon dans les habitations sont importantes. Elles poussent les responsables à adopter des limites assez élevées sans contraintes pour les faire respecter. Cette pratique se fait au détriment de la protection sanitaire de la population. Il est à craindre que si la population n' intervient pas dans le conflit social/économie pour l'établissement des normes et leur respect, ce sont les critères financiers qui seront prépondérants dans les décisions des autorités responsables de la santé.
Nota 1998
Soulignons qu'en ce qui concerne le risque dû au radon dans les habitations, l'évolution au cours du temps du facteur de conversion, permettant de passer des Bq/m3 inhalés à l'équivalent de dose efficace annuel, a diminué le risque cancérigène officiellement admis du radon. Une concentration en radon de 10 Bq/m3 correspondait en 1984 (CIPR 39) à un équivalent de dose efficace de 1 mSv par an. En 1987 la Commission des Communautés Européennes doublait la concentration en radon pour le même équivalent de dose efficace (20 Bq/m3 pour 1 mSv par an). En 1988 le Comité UNSCEAR des Nations Unies faisait passer la correspondance à 40 Bq/m3 pour 1mSv par an.
Ainsi depuis que la CIPR a augmenté le facteur de risque cancérigène d'un facteur 4 pour la population, la concentration limite en radon a, elle, augmenté d'un facteur 4. Le radon n'est pas le seul cas de cette étrange conception de la radioprotection.
Alors qu' il apparaît que les rayonnements en général sont plus dangereux pour la santé et que les limites de dose annuelles ont été abaissées, on aurait pu s'attendre à une réduction correspondante des limites " acceptables " d'incorporation des radioéléments. Or certaines limites ont même augmenté, permettant une gestion économiquement plus facile de l'industrie du rayonnement. Les modèles sophistiqués sur lesquels s'appuient les experts sont impossibles à vérifier et leurs conclusions s'apparentent davantage à des postulats sans fondement qu'à des jugements scientifiques.
Références
[1] ICRP 60 Recommendations of the International Commission on Radiological Protection. ICRP Publication 60, Pergamon Press 1991.
[2] ICRP 39 Principles for Limiting Exposure of the Public to Natural Sources of Radiation (rapport adopté par la Commission en octobre 1983) ICRP Publication 39, Pergamon Press, 1984. (Principes pour la limitation de l'exposition du public aux sources naturelles de rayonnement).
[3] ICRP 50 Lung Cancer Risk from Indoor Exposures to Radon Daughters (risque de cancer du poumon par exposition aux descendants du radon dans les habitations. Rapport adopté par la Commission en septembre 1986), ICRP Publication 50, Oxford, Pergamon Press 1987.
[4] Roger Belbéoch Les nouvelles réglementations de la Commission Internationale de Protection Radiologique, La Gazette Nucléaire, 117/118, août 1992.
[5] World Health Organisation. Indoor Air Quality : Radon and Formaldehyde. Report on WHO meeting, Dubrovnik, 26-30 August 1985 ; World Health Organisation. Regional Office for Europe, Copenhagen, 1986.
[6] Commission of the European Communities, Radiation Protection. Exposure to natural radiation in dwellings of the European Communities (Radioprotection, exposition au rayonnement naturel dans les habitations de la communauté européenne). Luxembourg, mai 1987.
On parle beaucoup de normes de radioprotection sans préciser la signification de ces normes. Il est intéressant de se reporter aux reccommandations adoptées en 1990 par la Commission Internationale de Protection Radiologique (publication 60) qui définit précisément ce concept de norme [1]. En préambule à ses recommandations, la CIPR, aéropage de scientifiques, déclare qu'il n'est pas possible de fonder la radioprotection (dont en principe le but est la protection des hommes) sur la base de critères scientifiques.
" (Le ) but ne peut pas être atteint sur la base des seuls concepts scientifiques " (Art. 15).
" Le cadre de base de la protection radiologique doit inclure nécessairement des jugements d'ordre social aussi bien que scientifique, car le but premier de la protection radiologique est de fournir un modèle approprié pour la protection des hommes qui ne limite pas indûment les pratiques bénéfiques qui donnent lieu à des irradiations " (Art. 100).
En reprenant l'article 15 mentionné plus haut il semble assez clair que la CIPR privilégie les jugements économiques par rapport aux jugements scientifiques (biologiques) pour l'établissement d'un système de radioprotection.
Bien sûr la Commission ne peut pas recommander de négliger les effets du rayonnement, mais ceux-ci ne doivent pas dominer dans les prises de position :
" La Commission recommande que, lorsque des pratiques sont envisagées qui impliquent des expositions ou des expositions potentielles au rayonnement, le détriment dû au rayonnement doit être explicitement inclus dans les processus du choix. Le détriment à considérer n'est pas confiné à celui associé au rayonnement, il inclut d'autres détriments et le coût de la pratique " (Art. 115).
" Pour toute source particulière relative à une pratique (d'irradiation), l'importance des doses individuelles, le nombre de personnes exposées, la probabilité du risque encouru lié à des irradiations dont il n'est pas certain qu'elles seront reçues, devraient tous être maintenus à des facteurs aussi faibles qu'il est raisonnablement possible de les réaliser, les facteurs économiques et sociaux étant pris en compte" (souligné par nous) (Art. 112) ".
Il est bien évident, qu'en pratique, seuls les experts décideurs peuvent être habilités à faire ce genre d'optimisation. Les individus susceptibles d'être irradiés auraient naturellement tendance à considérer leur propre protection comme l'élément déterminant pour juger de la validité de la pratique qui les implique.
La Commission exprime clairement qu'elle ne peut fonder son système de radioprotection sur des considérations de santé alors que ses membres sont censés avoir été sélectionnés pour leur compétence en ce domaine.
" L'intention de la Commission est de choisir les valeurs des limites de dose telles que toute irradiation continue, juste au-dessus des limites de dose, conduise à des risuqes additionnels qui peuvent être raisonnablement décrits comme "inacceptables" dans des circonstances normales. Ainsi, la définition et le choix des limites de dose implique des jugements sociaux (...) Pour des agents tels que le rayonnement ionisant pour lesquels on ne peut supposer l'existence d'un seuil dans la courbe de réponse aux doses pour certaines conséquences de l'exposition, cette difficulté est incontournable et le choix de limites ne peut être basé sur des considérations de santé (Art. 123) " [souligné par nous].
" L'approche multifactorielle de la Commission pour la sélection des limites de dose, inclut nécessairement des jugements sociaux appliqués aux divers facteurs de risque " (Art. 170.
Malheureusement la Commission reste très vague sur ces divers facteurs qui ont déterminé ses jugements si ce n'est qu'elle considère qu'ils ne sont pas de son ressort mais doivent être sous la responsabilité des États :
" Ces jugements ne seraient pas nécessairement les mêmes dans tous les contextes et pourraient en particulier être différents dans diverses sociétés. C'est pour cette raison que la Commission propose que son guide soit suffisamment souple pour s'adapter aux variations nationales ou régionales " (Art. 170.
Certaines remarques de la Commission sont intéressantes à mentionner :
" Puisqu'il y a des seuils pour les effets déterministes [maladie des rayons, cataracte etc.], il est possible de les éviter en limitant les doses reçues par les individus. Par contre les ffets stochastiques [cancers et effets génétiques] ne peuvent être complètement évités car pour eux on ne peut invoquer l'existence d'un seuil " (Art. 100).
Le système de radioprotection ne peut donc pas protéger intégralement les individus. On doit accepter pour eux un certain détriment (peut-être un cancer, peut-être une descendance génétiquement affectée).
" Dans la pratique, plusieurs idées fausses sont apparues dans la définition et la fonction des limites de dose. En premier lieu, la limite de dose est largement, mais d'une façon erronée, considérée comme une ligne de démarcation entre l'"inoffensif" et le "dangereux". En second lieu elle est aussi largement, mais aussi d'une façon erronée, vue comme le moyen le plus simple et le plus efficace pour maintenir les irradiations à des niveaux faibles et pour contraindre à faire des améliorations. Troisièmement, elle est communément considérée comme la seule mesure de contrainte du système de protection. Ces idées fausses sont , dans une certaine mesure, renforcées par l'insertion des limites de dose dans les documents réglementaires " (Art. 124).
Le respect des normes, quelles qu'elles soient, n'est pas une garantie de protection des individus. Dans les discours officiels, si les normes ne sont pas dépassées il n'y a aucun danger. La CIPR considère ces discours comme résultant de conceptions erronées. Dans ces conditions, la notion de " dangereux ", très couramment utilisée demande à être précisée. A la question " Est-ce dangereux ? " on ne peut répondre avant de répondre à une question préalable : à partir de combien de morts dans un groupe donné considérez-vous qu'une situation est dangereuse ?
La Commission se place délibérément dans une logique floue fondée sur des critères purement subjectifs qu'elle est totalement incapable de définir.
En fin de compte la fixation d'une limite de dose acceptable implique que l'on considère comme acceptable un certain nombre de morts. En démocratie les citoyens ont-ils délégué leur pouvoir à certaines personnes pour décider à leur place de ce nombre de morts acceptable ? Et qui pourra se déclarer démocratiquement représentatif des générations futures qui auront à subir les détriments de pratiques décidées aujourd'hui ?
[1] ICRP 60 Recommendations of the International Commission on Radiological Protection. ICRP Publication 60, Pergamon Press 1991.