[La photo a été rajoutée par Infonucléaire]

La Saga des transports contaminés
un récit personnel par Mycle Schneider

«La transparence est un concept d'escamoteur»
Daniel Pennac

Au début, il y avait une fuite. Une des ces fuites rares, un tuyau interne venant d'une source bien informée au sein de l'industrie nucléaire à Paris : des conteneurs de transport de combustible irradié arrivent à l'usine de plutonium de La Hague contaminés bien au-delà de la limite réglementaire. C'était fin décembre 1997. Au début du mois de janvier 1998, j'allais en Normandie pour enquêter sur le sujet. L'histoire, qui éclata quatre mois plus tard, eut l'effet d'un tremblement de terre pour l'establishment nucléaire français et provoqua une crise majeure au sein du gouvernement allemand, paralysant quasiment tous les transports de combustible irradié en Europe de l'Ouest. Valognes est une petite ville de moins de 20.000 habitants, à environ 20 km de Cherbourg, dans le département de la Manche. A quelques centaines de mètres de la gare voyageurs de Valognes, le plus grand producteur mondial de plutonium, la COGEMA (1), exploite un terminal ferroviaire où les conteneurs arrivant par train sont transférés sur des camions. Le site de Valognes-Armanville est situé à une trentaine de kilomètres au sud-est de l'usine de La Hague. Environ 300 transports de combustible irradié passent chaque année par ce terminal COGEMA en provenance de toute la France (environ deux tiers), d'Allemagne et de Suisse, avant de finir leur parcours par camion jusqu'à l'usine. En France, seuls les combustibles de la centrale de Flamanville, proche de La Hague, sont acheminés directement par camion. Le combustible japonais arrivant en France par bateau était également transporté directement par camion depuis le port de Cherbourg. Tout le combustible japonais sous contrat a déjà été envoyé à La Hague. En France, les transports par rail sont réalisés par TRANSNUCLÉAIRE (100 % COGEMA) et les transports par camion entre Valognes et La Hague par la compagnie de transport Lemaréchal (elle-même filiale à 100 % de TRANSNUCLÉAIRE). En d'autres termes, le secteur des transports nucléaires dans sa totalité est contrôlé par COGEMA. Au terminal de Valognes-Armanville, les wagons sont pris en charge par du personnel COGEMA et conduits dans un grand hangar. Là, le taux de contamination et d'irradiation des emballages et des wagons est contrôlé par du personnel COGEMA. La réglementation internationale , basée sur les recommandations de l'Agence Internationale (2) de l'Energie Atomique (AIEA), stipule que : "La contamination sur toutes les surfaces extérieures et, en outre, sur les surfaces internes des véhicules, conteneurs, citernes et suremballages utilisés pour le transport des colis doit être maintenue à un niveau aussi bas que possible et de doit pas dépasser les limites suivantes :

a) émetteurs bêta/gamma/alpha de faible toxicité :
* 0,4 Bq/cm2 pour les envois qui comportent aussi des colis exceptés et/ou des marchandises non radioactives ;
* 4 Bq/cm2 pour tous les autres envois;

b) autres émetteurs alpha :
* 0,04 Bq/cm2 pour les envois qui comportent aussi des colis exceptés et/ou des marchandises non radioactives ;
* 0,4 Bq/cm2 pour tous les autres envois."

Terminal COGEMA-Valognes, aire de manutention des chateaux.

Cela fait de nombreuses années que les employés de COGEMA trouvent des niveaux de contamination sur les emballages et les wagons largement supérieures aux limites mentionnées ci-dessus. Au cours de mon enquête, j'obtiens un document de TRANSNUCLÉAIRE qui donne une image étonnante de la situation en France. Il indique qu'en moyenne 26 % des emballages de combustibles irradiés et 36 % des transports arrivant à Valognes en provenance des centrales françaises entre janvier et novembre 1997 étaient contaminés. Alors que ce document, le procès-verbal d'une réunion qui s'est tenue au siège d'EDF à Saint-Denis le 10 décembre 1997, avec des représentants de TRANSNUCLÉAIRE, de COGEMA et d'EDF, ne précise pas explicitement si les "transports" désignent les camions, les wagons ou les deux, il donne, centrale par centrale, une répartition des taux de contamination détectés et le pourcentage de transports contaminés. Pour quatre centrales (Bugey, Saint-Laurent-des-Eaux, Nogent, Penly) sur les dix-sept sites, aucun emballage n'avait été identifié comme contaminé, et un seul site (Saint-Laurent-des-Eaux) était informé qu'aucune contamination de véhicule de transport n'avait été constatée. Sur un total de 192 emballages et transports contrôlés, 50 étaient identifiés comme contaminés jusqu'à 200 Bq/cm2. Pire, le document précise sous le titre "Cas du transport de Gravelines 1/03/97".

"Constat de contamination effectué à Valognes le 26/11/97. Une grande partie des surfaces accessibles au public était contaminée de façon uniforme à un niveau de quelques centaines de Bq/cm2. EDF interrogera le site concerné pour expliquer le phénomène."

Ceci veut dire que l'on avait constaté qu'une grande partie de la surface extérieure des wagons provenant de la centrale de Gravelines était contaminée à des niveaux atteignant environ cent fois la limite réglementaire.
Le 20 avril 1998, je retourne en Normandie avec une équipe de télévision engagée par la chaîne publique allemande ARD. Nous prévoyons de filmer pendant la semaine puis de monter le reportage la semaine suivante, pour une diffusion le 3 mai 1998 dans la soirée à une heure de grande écoute. Nous filmons un train composé de wagons pour le transport des combustibles irradiés et du nitrate d'uranyle, stationné à quai en gare de voyageurs de Valognes. Les wagons sont directement accessibles. Personne ne semble s'en soucier. Mais le chef de gare veut que nous quittions le quai. "Vous avez une autorisation pour filmer ?", nous demande-t-il. "De qui ?" "De COGEMA", répond-il. "Ah bon, je croyais que c'était un lieu publics ", lui dis-je. Mais il insiste : "Vous ne pouvez pas filmer de la marchandise COGEMA sans autorisation". C'est une gare, un lieu public quelque part en Normandie. Nous partons, après avoir demandé une interview au conducteur du train qui refuse d'être filmé. Une des différences frappantes entre la France et l'Allemagne est la facilité avec laquelle des centaines de transports de combustible irradié prennent la route chaque année, avec pour simple escorte deux motards de la gendarmerie, alors que le moindre transport en Allemagne mobilise jusqu'à 30.000 policiers. Nous apprenons également que les camions ne sont bâchés que depuis l'année dernière. Nous allons voir les gendarmes mobiles responsables de l'escorte du camion. On leur a dit que les bâches ont été mises en place pour les transports par camion car les clients japonais s'étaient plaints que les conteneurs vides étaient souillés, notamment par de la fiente de mouettes Personne n'avait entendu parler du problème de contamination, personne ne porte de dosimètre. Nous allons à la société de transport Lemaréchal où nous discutons avec le très sympathique directeur général. Il dit qu'il n'a pas l'autorisation de TRANSNUCLÉAIRE, la maison-mère à Paris, de nous accorder une interview télé. De toute façon, il n'a jamais entendu parler de problème de contamination, nous dit-il. "Il y a des gens au volant, des gens dans la rue ce serait quand-même étonnant qu'on laisse faire et qu'on accepte soi-même ce risque, à la limite. Tout est parfaitement contrôlé." Quand on sait que TRANSNUCLÉAIRE est au courant du problème depuis de nombreuses années, soit ce directeur a raté sa vocation d'acteur, soit le transporteur n'a effectivement pas été mis au courant des résultats de mesure de contamination que les employés de COGEMA archivent après l'entrée des camions à La Hague. Une de nos sources nous informe qu'il y aura un transport le lendemain matin entre le terminal de Valognes et l'usine de La Hague et que vers la même heure un conteneur vide quittera La Hague pour Valognes. Nous sommes là pour accompagner le camion de combustible irradié sur la totalité du parcours et filmer ces deux monstres de 120 tonnes, 9 essieux et 36 roues, se croiser sur une route de campagne étroite. Les images sont spectaculaires. Quelques semaines plus tard, elles seront rediffusées à maintes reprises par les chaînes de télé allemandes (3). Bien souvent, les camions et leur cargaison sont contaminés lorsque les habitants les voient longer jardins et maisons. Inquiets ? Non, pourquoi seraient-ils inquiets ? Jamais entendu parler des problèmes de contamination. Mais ce n'est pas qu'ils aiment particulièrement les transports "Ne serait-ce que pour la circulation, sans se préoccuper des dangers radioactifs".

1- COGEMA : Compagnie générale des matières nucléaires détenue à 81,5%, par le CEA (Commissariat à l'Energie Atomique), à 15 % par le groupe pétrolier TOTAL et à 35 % par la société d'ingénierie TECHNIP
2- Journal Officiel, "Transport des marchandises dangereuses par route - Arrêté du 5 décembre 1996 (dit «Arrêté ADR»), Janvier 1997
3- Nous avons envoyé nos images à la chaine de télé franco-allemande ARTE, mais elle n'a pas couvert le sujet « pour des raisons politiques interne » nous a confié une source bien informée. Les Allemands étaient pour, les Français contre. En fait, bien que les médias des deux pays n'aient pas cessé de couvrir cette affaire pendant plusieurs semaines, ARTE y a à peine touché. Mais ceci est une autre histoire...

 


Electricité de France en flagrant délit de mensonge

Le 22 avril, nous quittons la région de Cherbourg pour la centrale de Gravelines, à 450 km au nord, près de la frontière belge. Six réacteurs de 900 MW chacun sont en service, c'est l'un des plus grands sites de production nucléaire du monde. Nous avons choisi cette centrale, intrigués par les niveaux de contamination de "quelques centaines de Bq/cm2 sur des surfaces accessibles au public" rapportés dans le document de TRANSNUCLÉAIRE mentionné plus haut.

Nous arrivons tard, le chargé des relations publiques et l'ingénieur responsable des combustibles irradiés nous attendent. Ils sont très avenants et "complètement transparents". C'est ce qu'ils prétendent. L'ingénieur EDF nous dit face à la caméra : "Avant le départ, le service radioprotection réalise de nouveau un certain nombre de contrôles de manière à s'assurer que le château n'est pas contaminé, et l'emballage ne quittera le site que s'il est dans les seuils de non-contamination. Un emballage contaminé ne pourrait pas quitter le site raisonnablement. Et ne quitterait pas le site de toute façon."

Voilà pour la transparence. Ce n'est qu'après que nous ayons insisté lourdement que le représentant d'EDF admet qu'il y a des problèmes de contamination "occasionnels" et "insignifiants". En dépit de notre insistance, il nous dira que 20 % des emballages arrivant à Valognes en provenance de Gravelines en 1997 étaient contaminés, rien de plus. Il continue à prétendre n'avoir jamais entendu parler du cas de contamination importante de novembre 1997. Quand je sors le document TRANSNUCLÉAIRE où l'on trouve le chiffre de 43 % (indiquant la proportion de conteneurs de Gravelines arrivés contaminés à Valognes en 1997), le chargé de la communication, alors très nerveux, interrompt l'interview. L'ingénieur, à peine plus frais que son collègue, se retourne immédiatement pour attraper son attaché-case d'où il extirpe un document, le parcourt rapidement et dit : "Vous avez raison, c'était 40 % en 1997". En d'autres termes, les faits étaient là, pas inaccessibles, loin d'être inconnus ou du "on n'en a pas entendu parler"  : simplement, notre interlocuteur s'est - en plus - trompé dans les chiffres. Et ceci n'était que la partie émergée de l'iceberg, comme les citoyens allaient l'apprendre dans les semaines suivantes.

Le 23 avril 1998 au matin, le lendemain de l'interview avec EDF, j'appelle André-Claude Lacoste, chef de l'autorité de sûreté française, la DSIN (Direction de la Sûreté des Installations Nucléaires), pour lui demander s'il était au courant du problème des transports de combustible irradié contaminés et lui demander une interview pour la télé allemande. Je suis assez surpris quand il me dit qu'il est au courant et qu'il n'y a aucun problème pour une interview. "Pourquoi pas demain matin à Paris" ? propose-t-il. C'est d'accord. Ce jour-là, pour la première fois semble-t-il, M. Lacoste informe ses ministres de tutelle, l'Environnement et l'Industrie, qu'il y a un problème. C'est aussi ce soir-là que ses services informent par téléphone le ministère de l'Environnement allemand que des problèmes de contamination ont été constatés sur des transports en provenance d'Allemagne, alors qu'il était au courant depuis plusieurs mois.

Le 24 avril 1998 au matin, pendant l'interview - à laquelle, à notre surprise, participe un haut responsable de l'OPRI (Office de Protection contre les Rayonnements Ionisants) qui dit n'avoir été informé du problème de contamination que le jour même (peut-être tout juste avant l'interview ?) - Lacoste nous dit qu'il savait depuis décembre 1997 que des conteneurs étaient contaminés. D'autres sources indiquent que la DSIN avait participé à une réunion interne de l'industrie du cycle du combustible le 26 novembre 1997 à Paris, à laquelle participaient EDF et COGEMA, et qu'elle avait été alors pleinement informée. Il est vrai que ce n'est que le 12 juin 1997 que la DSIN a formellement repris la responsabilité de l'inspection des transports de matières fissiles, et que la première inspection de transport avait eu lieu à la centrale de Saint-Alban, le 18 décembre 1997. Avant, le ministère des Transports responsable de milliers de transports de matières radioactives en France n'avait même pas un poste à plein temps pour ça. Autrement dit, il n'y avait pas d'inspection du tout.

Lacoste nous dit avoir connaissance de taux de contamination maximum de 150 à 180 Bq/cm2, pas plus. Il affirme que la DSIN n'a jamais entendu parler de plusieurs centaines de Bq/cm2, et que les véhicules de transport comme les camions ou les wagons n'ont jamais été mentionnés. Quand je lui demande si, lorsque l'on repère un emballage contaminé au terminal de Valognes, celui-ci est décontaminé sur place, Lacoste répond : "A ma connaissance, la décontamination surfacique n'est pas autorisée à Valognes. Je ne crois pas qu'on le fasse là-bas." D'après nos informations, cela fait des années que les emballages et les wagons sont décontaminés à Valognes. Les camions, dont nous apprendrons plus tard qu'ils sont aussi concernés, sont décontaminés à La Hague. Lacoste me rappelle quelques heures après l'interview pour me dire que COGEMA vient juste de l'informer "qu'ils font quelque chose qui ressemble beaucoup à de la décontamination : ils ont dit littéralement que si, quand ils font un frottis, ils trouvent une contamination plus élevée, ils frottent un peu plus" La méthode utilisée dans cet atelier de décontamination de Valognes non déclaré est plutôt rudimentaire, et la gestion des déchets radioactifs qui en sortent est difficile à croire. Les chiffons utilisés pour frotter les endroits contaminés d'un emballage sont mis dans un petit fût, lui-même embarqué dans la cabine du conducteur et envoyé avec le conteneur à La Hague où on le traite comme déchet de faible activité. Quant aux eaux de lavage contaminées, elles sont séchées et les boues sont périodiquement envoyées à La Hague où elles sont également conditionnées et traitées comme des déchets de faible activité. Les représentants de la DSIN et de l'OPRI me confirment ces pratiques, alors que la porte-parole de l'IPSN (Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire), le soutien technique de l'autorité de sûreté, qualifie encore fin mai de "hautement improbable" le coup du fût dans la cabine du conducteur. Qui pourrait lui en vouloir ? Dans la journée du 23 avril 1998, la machine de communication d'EDF met au point une stratégie qui devait permettre de faire baisser la pression quand nous publierons nos informations. Le soir même, à la demande expresse de Lacoste, EDF lui faxe le document TRANSNUCLÉAIRE de décembre 1997.
Le 24 avril 1998, EDF sort un communiqué de presse annonçant un renforcement du dispositif de contrôles pour le transport des combustibles irradiés, suite au bilan de l'année 1997. Sur 54 des 208 emballages ayant quitté ses centrales, des niveaux de contamination supérieurs aux limites internationales ont été détectés à Valognes, alors qu'ils étaient parfaitement propres au départ des centrales. "Les conteneurs subiraient-ils une contamination inexpliquée pendant le transport ?", se demande l'AFP. "Absolument pas", insiste Daniel Dubois, délégué au parc nucléaire à EDF, "le problème vient tout simplement de la méthode de prélèvement des particules". Et bien sûr, tout ceci est "sans aucun risque pour les personnes". Pas de chiffres sur la contamination, pas un mot sur les wagons, pas de sites, pas de contexte. "Un monument de langue de bois", commentera le directeur de l'OPRI quelques semaines après. Trois jours plus tard, le 27 avril 1998, le ministère de l'Environnement fait une déclaration rappelant que la DSIN a récemment noté "une contamination anormale, très nettement supérieure aux taux fixés par la réglementation". La ministre, Dominique Voynet, précise que "les explications données à ce jour par les exploitants ne sont pas satisfaisantes" et qu'il est essentiel que "les responsabilités du non respect des réglementations soient clairement établies". L'explication de la Ministre n'est pas non plus très satisfaisante.
Pas de chiffres, pas un mot sur les wagons. Cependant, elle déclare clairement qu'elle suit de près les investigations menées sous responsabilité de la DSIN sur le sujet, et que de nombreuses questions - y compris l'impact sanitaire potentiel - sont encore sans réponse.

 


Des contrôles de contamination pas vraiment représentatifs

Le 28 avril 1998, la centrale de Gravelines publie un communiqué de presse annonçant le "renforcement du dispositif de contrôles". EDF continue a affirmer que "tous (les) convois présentaient au départ de Gravelines une mesure de radioactivité superficielle inférieure à la norme internationale de 4 Bq/cm2". Elle dit qu'en 1997 "8 % des points de contrôle réalisés à Valognes sur les convois provenant de Gravelines dépassaient le seuil de 4 Bq/cm2". Au total, ce sont, sur l'emballage, 14 points de 300 cm2 chacun qui font l'objet d'un frottis et 17 points sur la surface des wagons. Pour fixer les idées, on notera que la conception des emballages prévoit une surface très importante, environ 200 m2, permettant d'évacuer de façon plus efficace la chaleur des combustibles irradiés. De fait, les surfaces mesurées correspondent à environ 0,2 % de la surface totale de l'emballage. C'est un ordre de grandeur qu'il faut garder en tête lorsque l'on regarde les chiffres provenant des contrôles de routine. Pas besoin d'être un génie en maths, pour comprendre que la probabilité d'effectuer un frottis à côté d'une particule d'un micron devrait être assez élevée. Par ailleurs, nous n'avons pas de données concernant la surface totale des wagons de chemin de fer, mais la probabilité de détecter une particule chaude avec un système limité à 17 points de mesures reste certainement assez limitée.

Bien sûr, les "écarts constatés" à Valognes "ne présentent pas de risque pour le public". Mais, bien sûr, la valeur de ces "écarts" n'est pas indiquée. Le communiqué de presse de Gravelines ajoute qu'un des wagons montrait un niveau uniforme de contamination de "quelques centaines de Bq/cm2 fin novembre 1997". Mais, évidemment, on se garde bien de préciser que cette contamination a été trouvée sur des surfaces accessibles au public, comme l'indique la note secrète de TRANSNUCLÉAIRE. Mais il précise qu'"une enquête interne est en cours pour déterminer les causes de cet écart". Une telle enquête commence-t-elle cinq mois après la découverte des faits, ou bien cela fait-il cinq mois qu'elle est en cours ?

Le 28 avril 1998, la toute première inspection depuis sa mise en service en 1982 a lieu sur le terminal ferroviaire de Valognes. La DSIN invite l'OPRI - en dernière minute, alors que, selon la DSIN, cette inspection était prévue depuis un mois environ - à participer à l'inspection. Malheureusement, il n'y a sur le site pas un seul wagon ni un seul emballage de disponible. Tant pis pour les inspecteurs.

Ce n'est que le 30 avril 1998 que la DSIN publie son premier communiqué de presse sur cette affaire. Elle déclare "A la suite d'une visite de surveillance menée conjointement par la DSIN et l'OPRI le 28 avril 1998 au terminal ferroviaire de Valognes, propriété de COGEMA La Hague il a été constaté qu'en 1997, 35 % des convois utilisés par EDF pour transporter son combustible usé vers La Hague présentaient une contamination surfacique, en au moins un point, supérieure à la limite réglementaire fixée à 4 Bq/cm2". Bizarre, monsieur Lacoste de la DSIN avait la même information une semaine plus tôt, lorsqu'il a été confronté aux faits au cours de l'interview télé puis a obtenu, le même jour, le document de TRANSNUCLÉAIRE. Même si ce communiqué de presse donne deux nouvelles informations.
- 44 wagons étaient contaminés (de combien ?), dont 10 présentaient une contamination externe, et on avait constaté que des transports allemands et suisses avaient également été contaminés 
- il ne donne pas un seul chiffre sur les niveaux de contamination.

Entre le 30 avril et le 2 mai 1998, Peter Winterberg de la chaîne de télé WDR monte à Cologne un documentaire de 7 minutes à partir des heures de pellicules que nous avons ramenées. Le reportage doit être diffusé le dimanche 3 mai au soir, dans le cadre du magazine politique "Weltspiegel". Dans l'après-midi, les rédacteurs de Weltspiegel donnent la priorité à un autre sujet d'actualité et décident de repousser la diffusion de quinze jours. Nous nous opposons fermement à cette décision car nous pensons que l'histoire ne va pas tenir quinze jours de plus. Nous décidons donc de proposer au moins une version ramenée à 2 minutes et demi pour les informations de fin de soirée dès que possible. Le lendemain, les responsables de l'information se montrent très intéressés. Après avoir proposé mardi, ils décident en dernière minute (17h45) qu'ils le veulent pour le soir même. Peter Winterberg se débrouille pour faire de ce qui devait être un 7 minutes, un documentaire de 2 minutes et demi. Lors de la diffusion, ce lundi 4 mai, la présentation n'est pas à la hauteur des enjeux et l'information passe d'abord quasiment inaperçue.



COGEMA se moque du ministre de l'Industrie

Au cours de cette même journée du 4 mai 1998, les bulldozers de la stratégie de la communication de COGEMA se déploient à un niveau rarement atteint. Le numéro un de l'élite technocratique de la COGEMA, Jean Syrota, amène la presse (pas nous !) faire une visite de l'usine de plutonium de La Hague et du terminal de Valognes, en présence du secrétaire d'Etat à l'Industrie, Christian Pierret, et du patron de la DSIN, André-Claude Lacoste. Christian Pierret exprime son "sentiment de fierté française devant la maîtrise de la technologie déployée à COGEMA La Hague". La contamination des transports de combustible irradié ? Un "non-incident" selon Pierret qui ajoute : "Tout ceci est absurde. Tout ce qui a été évoqué est sans aucun danger pour la santé des personnes", après être grimpé sur un wagon de combustible irradié, pour montrer que c'est sans danger. La mise en scène rappelle le rituel des anciens ministres de la Défense qui allaient se baigner dans le lagon de Moruroa, site des essais nucléaires français dans le Pacifique. Il clame sa volonté d'une "ouverture totale de l'information, le maximum d'information pour le maximum de transparence". Rarement un ministre français s'est autant ridiculisé que Pierret l'a fait à cette occasion, comme on s'en rendra compte deux jours plus tard. Lacoste confirme aussi "il n'y a rien de dramatique et surtout pas de quoi s'affoler". Circulez, y'a rien à voir ! Jean Syrota, patron puissant de la COGEMA, très confiant comme toujours, déclare : "Il a pu arriver dans le passé que l'on ait sous-estimé tel détail qui s'est révélé par la suite un grand événement médiatique." Mais c'est fini, pense-t-il. Un haut fonctionnaire se demandera plus tard pourquoi Lacoste n'a pas voulu ou n'a pas pu briefer son ministre pendant le vol Paris-Cherbourg. Il y avait assez de temps pour remettre au point certains aspects fondamentaux, même si c'était un peu tard.

Le 4 mai 1998 dans la soirée, le quotidien Libération m'appelle pour avoir quelques informations. Je décide alors de faire sortir l'histoire en France. Au moment où notre documentaire passe à la télévision allemande, je sors tout juste de mon rendez-vous avec le journaliste de Libé. Alors que le 5 mai 1998 la presse locale et régionale couvre en large le show des Syrota-Pierret-Lacoste, Libération complétera le lendemain l'histoire avec une interview exclusive de la ministre de l'Environnement, Dominique Voynet.

Le 6 mai 1998, Libération monte l'histoire à la Une, sous le titre "Une note secrète accablante - Nucléaire - Attention, transports dangereux !" (avec une photo prise par un anti-nucléaire local en 1996, image que j'ai fournie à Libération, montrant un camion non bâché transportant des combustibles irradiés). L'histoire occupe aussi les pages 2 et 3. Voynet déclare:

"Ce qui me choque au delà du niveau de contamination, c'est que dès que l'on pose quelques questions simples aux exploitants, on se rend compte que cela dure depuis des années. Que les trois sociétés en cause (EDF, Transnucléaire et COGEMA, ndlr) étaient parfaitement au courant et qu'elles n'ont rien dit. Et qu'à Valognes il y avait un site de décontamination sauvage et clandestin des wagons et des colis."

Sur la question de l'impact sanitaire, Dominique Voynet estime qu'il est impossible à l'heure actuelle de dire si il y aura des conséquences pour le public, mais que le scénario le plus défavorable pour les travailleurs de la décontamination montre qu'on peut recevoir un vingtième de la limite annuelle en deux heures. Le nouveau taux de contamination "maximum" identifié rapporté par la ministre est de 2.000 Bq/cm2, 500 fois la limite autorisée. L'éditorialiste de Libération écrit, sous le titre "Mensonge" :

"Décidément, tout se passe comme si le lobby nucléaire n'avait rien appris et rien oublié des beaux jours de l'atome triomphant. Ou plutôt si : il a appris à noyer ses mensonges par omission dans un flot de communication... La ministre de l'Environnement a beau exprimer dans nos colonnes un juste courroux, rien ne nous empêchera de penser qu'en dépit d'une posture candide et d'une communication de lin blanc, le lobby nucléaire se fout de nous."

L'article de Libération a l'effet d'une bombe. Le matin même je suis contacté par France-2, une des très nombreuses demandes d'information qui surgiront au cours des semaines suivantes, et j'accepte de fournir quelques extraits des films que nous avons tournés en Normandie, et je suis interviewé pour le journal de 13 heures. Dans l'après-midi, COGEMA organise en vitesse une nouvelle conférence de presse sur le terminal de Valognes. Maintenant, d'autres journalistes (toujours pas nous) ont accès au site et au hangar où l'on pratique la décontamination.

Selon la directrice adjointe de la division du fret de la SNCF, aucune information n'a été transmise directement par la DSIN à la direction de la compagnie de chemin de fer, pas même une copie du communiqué de presse du 30 avril 1998 (que la SNCF s'est procuré par ailleurs), malgré des demandes orales et écrites répétées de la direction de la SNCF. Une réunion avec la DSIN, le 5 mai 1998, est qualifiée de non concluante par la SNCF. Le 6 mai 1998, après la publication de l'article de Libération, la direction régionale de Normandie de la SNCF déclare à Valognes "Nous venons d'apprendre la contamination de certains châteaux par voie de presse". Le siège de la SNCF publie un communiqué de presse en début d'après-midi déclarant que "dans l'attente de la réponse de la DSIN, la SNCF, en accord avec EDF et COGEMA, a décidé de ne pas effectuer de nouveaux transports de combustible irradié". Le syndicat CFDT déclarera deux jours plus tard qu'en fait les transports n'ont pas été arrêtés par la direction, mais par le CHSCT (Comité d'Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail), animé par les syndicats, qui ont exigé un "droit de retrait". La CFDT déclare alors que cela fait une quinzaine d'années que des dosimètres sont réclamés pour les employés de la gare de Valognes, en vain. Le Premier Ministre donne une semaine au chef de l'autorité de sûreté pour lui faire son rapport sur le sujet, alors que COGEMA ("Une erreur a peut-être été commise", dira Jean-Louis Ricaud, chef de la division retraitement-recyclage) et EDF ("Nous n'avons pas accordé assez d'importance au règlement rapide de ce dossier et nous avons manqué de rigueur", selon Bernard Dupraz, chef de la division nucléaire) adoptent un profil bas. C'est Dominique Voynet à qui reviendra le privilège d'annoncer la décision du Premier Ministre à l'Assemblée Nationale, alors que le ministre de l'Industrie, traditionnellement plus puissant, est contraint d'écouter. C'est encore Dominique Voynet, qui, la première, s'exprimera en langage assez clair :

"Si les conséquences sanitaires de la contamination sont probablement modestes, la gravité des incidents tient dans leur durée, dans le silence qui a entouré ces pratiques dont tout le monde savait qu'elles avaient lieu." "Je crois que le moment est venu pour les différents acteurs de l'industrie nucléaire de comprendre que le nucléaire ne survivra pas sans respect du citoyen, sans transparence, sans stratégie d'information objective, qui ne prenne pas les gens pour des imbéciles."

Toutefois, c'est un fait, ce ne sont ni les autorités de sûreté, ni les ministres de l'Environnement, de l'Industrie ou de la Santé, ni le Premier Ministre, mais la compagnie de chemin de fer française qui arrêtera les transports de combustible irradié par rail.

 


Les effets sanitaires sans doute bien pires que ce que l'on veut bien dire

Le 6 mai 1998 toujours, la DSIN envoie une lettre à la SNCF lui annonçant qu'une première étude d'impact qui a été faite le 5 mai 1998 par l'IPSN conclut que la dose maximum à une distance de deux mètres du convoi est estimée à 0,05 mSv/h, en lui rappelant la limite réglementaire de 0,1 mSv/h à deux mètres. Les représentants de la SNCF décident de revoir les conditions sous lesquelles les transports pourraient reprendre lors d'une réunion le 14 mai 1998. La DSIN publie aussi son second communiqué de presse (accompagné de son communiqué du 30 avril 1998, pour ceux qui l'auraient raté). La demi-page d'information est toujours bien maigre. Selon la COGEMA les 14 personnes ayant travaillé en 1997 sur le site de Valognes (et qui, affirme-t-elle portent des dosimètres) ont reçu en 1997 "des doses très inférieures à la norme européenne de 20 mSv/an. Seules trois personnes auraient reçu des doses supérieures au seuil d'enregistrement de 0,15 mSv. Pour chacune d'entre elles, les valeurs mesurées sur l'année sont respectivement de 3,85 mSv, 3,45 mSv et 0,50 mSv". La DSIN ne précise pas que les limites mentionnées sont celles qui s'appliquent aux travailleurs affectés aux travaux sous rayonnement, alors que les limites d'exposition du public sont de 1 mSv par an dans l'environnement d'une installation nucléaire (la limite d'exposition du public en Allemagne est de 0,3 mSv, il parait que les Allemands sont moins résistants aux rayonnements que les Français), ce qui montre bien que les doses enregistrées par les dosimètres des employés de Valognes sont très significatives. Elle ne précise pas non plus le fait que le niveau de rayonnement externe à une distance de deux mètres qu'elle donne pour évaluer l'exposition du public n'est pas le problème sanitaire majeur dans ce cas particulier. Alors que les problèmes de contamination proviennent aussi bien de niveaux de contamination relativement élevés sur de grandes surfaces que de particules chaudes de très petite taille, le risque sanitaire majeur provient évidemment de l'ingestion ou de l'inhalation de particules. Aucune évaluation crédible de l'impact sanitaire potentiel de ces deux types de contamination n'a été effectuée par les autorités. C'est encore le 6 mai 1998 que L'OPRI publie son propre communiqué de presse sur les résultats préliminaires des inspections effectuées à Valognes le 28 avril 1998. L'OPRI précise que jusqu'à ce jour les rapports de "surveillance radiologique" transmis par COGEMA à l'OPRI concluaient systématiquement à "un impact sur l'environnement nul". Bizarrement, l'OPRI ne trouve pas un impact nul : niveau de contamination en cobalt 60 (28 Bq/m2), en argent 110 (16 Bq/m2) et en césium 137 (19 Bq/m2) sur certains éléments de la grue principale (palonnier). Sur le réceptacle appelé "lèche-frite" associé aux wagons, la présence de cobalt 60 (29 Bq/m2) et d'argent 110 (41 Bq/m2) est également détectée. Entre les rails de la voie ferrée, le sol contient 45 Bq/kg de cobalt 60 et 31 Bq/kg de césium 137. Les boues issues du bassin de décantation des eaux de lavage des châteaux présentent une contamination de l'ordre de 85 Bq/m2 en cobalt 60, de 9,4 Bq/m2 pour l'argent 110 et de 74 Bq/m2 en césium 137. L'OPRI conclut que cette contamination témoigne "indirectement du phénomène de contamination surfacique des containers", et atteste "que des opérations de décontamination sont opérées sur le site de Valognes dans des conditions qui mériteraient d'être clairement précisées". "A partir d'un scénario dans lequel la totalité de la contamination surfacique des appareils de levage est susceptible d'être remise en suspension, l'exposition d'un travailleur présent 2000 heures par an sur le site pourrait atteindre quelques millisieverts par an." Et il ne s'agit que de la contamination des engins de levage. Des niveaux de contamination bien plus importants ont été trouvés sur les wagons, et, cumulés, ceux-ci pourraient entraîner des doses bien plus élevées. Il faut dire aussi que le site COGEMA de Valognes n'a aucune autorisation de rejets radioactifs, dans la mesure où l'on a toujours considéré que la quantité totale de radioactivité restait en dessous des limites réglementaires et qu'il ne s'agissait que d'un terminal de transfert pour les transports de matières radioactives. La première déclaration qui fait clairement allusion au risque d'inhalation/ingestion est publiée le 7 mai 1998 par la Fédération Chimie Energie de la CFDT qui indique que chiffres et déclarations publiés jusque-là "ne rassurent nullement la CFDT quant à la protection des salariés". Alors que le problème des transports contaminés devient une affaire politique majeure, nous décidons avec la télé allemande de retourner en Normandie. Nous voulons faire un document avant-après, en retournant sur les différents lieux où nous avons été, pour prendre la température et voir ce qui a changé. Le 12 mai 1998, le chef de gare de Valognes nous accueille et est maintenant décidé à nous accorder une interview. Il déclare qu'alors que les agents SNCF sont en contact direct avec les wagons, cela fait quinze ans qu'ils réclament en vain des dosimètres. Ils n'ont été informés à aucun moment du problème de contamination. Nous retournons voir l'escorte de la gendarmerie pour voir ce qui a changé depuis les révélations. Rien, nous dit-on. Rien ? Il y a encore des transports ? Oui, nous répond-on, la routine. Pour une surprise, c'est une surprise. Nous retournons à St.-Martin-le-Gréard, un petit village de 230 habitants traversé par les transports de combustible irradié. Les transports n'ont pas été arrêtés ? "Ils arrêtent pas comme ça, vous savez", nous explique le passant à la baguette et au litron de rouge. "Et puis il faut être juste. Si c'était pas pour eux, il n'y aurait pas de boulot dans la région". Il est content, son fils vient de décrocher un emploi à l'usine COGEMA. Environ 3000 voitures et 400 camions, dont beaucoup transportent des matières dangereuses, traversent le village chaque jour. L'adjoint au maire, même si le problème de circulation l'embête, nous explique pourquoi c'est important pour les communes de la région d'avoir des administrés qui travaillent à COGEMA : COGEMA verse 24.000 francs par an à la municipalité par employé COGEMA, à partir de 10. Pas de pot pour St-Martin-le-Gréard, le village n'a jamais dépassé les sept ou huit salariés COGEMA. Dans l'après-midi, nous pensons avoir un gros problème pour le lendemain : pendant que nous visiterons la belle campagne du Cotentin, et que nous retournerons filmer au terminal de Valognes les grilles fermées et l'équipement au repos, Lacoste présentera à la presse son Rapport au Premier Ministre. L'invitation n'est arrivée à WISE-Paris que cet après-midi à 14 heures 54. Finalement, c'est une seconde équipe que nous envoyons par l'intermédiaire du bureau parisien de la télé allemande à la conférence de presse du 13 mai 1998 pendant que nous filmons, par dessus la clôture, caméra sur le toit de la voiture un transfert de conteneur de combustible irradié. Notre idée de scénario s'envole : on ne peut pas faire d'avant-après : il n'y a pas d'après ! Nous croyions qu'une semaine après le début de l'affaire et après l'annonce de l'arrêt des transports par la SNCF, toute activité avait cessé. Non seulement tout a l'air de continuer, mais en plus nous filmons un employé en train de travailler mains nues sur un wagon qui vient juste d'être déchargé, tenant une cigarette dans une main, et manipulant le wagon de l'autre. Nous sommes ahuris de voir le wagon quitter le site. Avant de quitter les lieux dans l'après-midi, nous pouvons voir un nouveau conteneur prendre la route de La Hague, et un autre, vide, faisant le chemin en sens inverse. Trois transports en une journée, pas mal pour une période de non-activité. Et nous réalisons pour la première fois que les autorités n'ont rien interdit et que rien n'empêche les transports par camion de se poursuivre. Pour nous, il était clair que sans transport par rail, il n'y avait plus de transports par camion.

Le petit rapport de 10 pages présenté par Lacoste est très décevant. Il répète la plupart des choses déjà connues, et n'apporte que peu de nouveaux éléments. Cependant, il attaque et met en cause sur plusieurs points la compagnie d'électricité nationale EDF, d'une façon jamais vue :
* En novembre 1997, la première information sur le problème de la contamination semble avoir été transmise par EDF et COGEMA à la DSIN - pour éviter le choc - juste après que la DSIN ait annoncé sa première inspection à EDF pour le 18 décembre 1997 sur le site de St-Alban ; en effet, "il arrive que les exploitants se montrent soudainement loquaces et fournissent à la DSIN des informations préalablement à l'inspection pour éviter des découvertes brutales le jour même". Les informations fournies pendant l'inspection montrent qu'en 1997, on avait constaté qu'environ 25 % des conteneurs avaient été contaminé à Valognes.
* Le 30 décembre 1997, la DSIN a demandé par courrier à EDF qu'un "plan d'action énergique" soit défini et mis en oeuvre.
* Lacoste affirme qu'il a eu connaissance pour la première fois lors d'une interview le vendredi 24 avril 1998 - "par un journaliste de l'agence WISE devant les caméras de la télévision allemande en vue de la diffusion d'un reportage le 3 mai sur la chaîne ARD" - des informations contenues dans le compte-rendu interne de TRANSNUCLÉAIRE qui révélait en particulier que non seulement les conteneurs étaient contaminés, mais aussi les wagons, et qui mettait particulièrement en avant le site de Gravelines.
* Lacoste déclare qu'au cours d'une inspection sur le site de Gravelines le 28 mars 1998 "[ses] inspecteurs s'étaient interrogés sur les conséquences d'une éventuelle contamination de wagons. L'exploitant n'avait alors rien signalé de particulier."

Au cours de l'inspection commune DSIN/OPRI du 28 avril 1998 à Valognes, la DSIN a reçu un rapport TRANSNUCLÉAIRE daté du 27 avril 1998, qui faisait la synthèse des contaminations observées à Valognes en 1997 et au début 1998. Ce rapport donnait, centrale par centrale, les niveaux de contamination observés en Bq/cm2 sur les emballages et les wagons. "La contamination maximale observée sur les wagons a été de 700 Bq/cm2 pour la contamination externe et de 8.000 Bq/cm2 pour la contamination interne". Lacoste explique que c'est ce rapport qui fait l'objet de son communiqué de presse et de sa note aux ministres du 30 avril 1998. C'est la première fois que ce chiffre de 8.000 Bq/cm2, 2.000 fois la limite autorisée, est publié. Lacoste insiste sur le fait que ce niveau correspond à "un point très particulier (...), un point tout à fait singulier qui doit correspondre à une particule (...). Le point de 8000 est une valeur extrême". Cependant, ni le rapport TRANSNUCLÉAIRE, ni les chiffres qu'il contient n'ont été publiés jusqu'ici.

Lacoste cite COGEMA qui indique avoir prévenu EDF de la contamination des transports dès 1988. Un groupe de travail EDF-COGEMA a été constitué en 1992. L'IPSN, alors appui technique du Ministère des Transports, y a été associé. Destinataire le 29 mars 1993 "d'un rapport mentionnant la contamination des conteneurs et des wagons", l'IPSN ne formulait pas de remarque particulière. Par ailleurs la contamination des conteneurs et des wagons a été "régulièrement évoquée" lors des séances du CHSCT de l'établissement de La Hague : les comptes-rendus correspondants ont été diffusés à l'IPSN et à l'inspection du travail. Selon Lacoste, "compte tenu de l'absence de tout risque sanitaire, COGEMA n'a pas jugé nécessaire d'effectuer une communication publique, communication qui relève d'ailleurs selon elle de la compétence de l'organisme expéditeur, en l'occurrence EDF." Lacoste tire les conclusions suivantes :
* En ce qui concerne EDF "les constats effectués lors des inspections sur les sites EDF montrent que les acteurs locaux ne semblent pas connaître les responsabilités qui leur incombent en tant qu'expéditeur. Les responsabilités internes ne sont pas clairement définies et les contrôles sont déficients";
* EDF, TRANSNUCLÉAIRE et COGEMA "ont manqué de rigueur et de clarté dans leur comportement technique d'exploitants" ;
* Cette situation s'explique sans doute par "l'absence d'un contrôle réel exercé au nom de l'Etat" ;
* La DSIN a "fortement contribué à faire évoluer la situation par l'annonce, puis la mise en oeuvre d'une pratique d'inspections sur le terrain" même si ses inspecteurs auraient dû regarder la contamination interne des wagons ; elle a "immédiatement informé la SNCF de la contamination externe des wagons".
Cette dernière affirmation est en contradiction totale avec les déclarations des dirigeants de la SNCF selon lesquelles ils n'ont eu aucune information jusqu'au début du mois de mai 1998. Le message de Lacoste semble se résumer à "bon, c'était le bordel, mais ne vous inquiétez pas, la DSIN est là pour faire le ménage". En fait, la DSIN était au courant au moins depuis novembre 1997, et n'en a pas informé ses deux ministres de tutelle ni la compagnie de chemin de fer, ni bien sûr, le public.

Les Verts français se déclarent "déçus et étonnés" par le rapport Lacoste. Ils considèrent qu'il "n'identifie pas clairement les responsabilités et les éventuelles culpabilités". On pourrait aussi ajouter que le rapport Lacoste ne donne aucun chiffre sur les niveaux de contamination (à une exception près), qu'il s'agisse de conteneurs, de wagons ou de camions. Il ne donne pas non plus d'explication sur l'origine de cette contamination, il n'indique pas quels pourraient être les impacts sanitaires potentiels, il ne couvre pas les transports étrangers (un tiers du total des transports !) arrivant à Valognes/La Hague alors qu'il avait les données, il ne fournit pas d'explication sur les opérations de décontamination au niveau des centrales, à Valognes et à La Hague. Et, par dessus tout, il ne mentionne pas une seule sanction. La suspension des transports par la SNCF reste la seule et unique mesure restrictive de ce scandale. Dans l'après-midi, le Premier Ministre Lionel Jospin déclare à l'Assemblée Nationale que "l'évaluation de l'impact sanitaire fait apparaître des niveaux de dose inférieurs aux normes internationales". C'est tout simplement faux ! Il n'y a aucune garantie que le seuil de 10 microSv - limite d'exposition annuelle pour tout public pour une pratique spécifique indépendante de l'exploitation d'une installation nucléaire fixe - n'ait pas été dépassé. Au contraire, vu les niveaux élevés de contamination détectés, il est hautement probable que le public ait été exposé à des doses de rayonnement non négligeables. Le jeudi 14 mai 1998, la Commission Spéciale et Permanente d'Information près l'Etablissement de La Hague (CSPI), une commission composée d'élus locaux, de COGEMA, de représentants d'organismes professionnels, de syndicalistes et d'associations, tient une session extraordinaire dans une salle de l'Assemblée Nationale. Nous sommes là avec notre équipe télé. Jean-Louis Ricaud, patron de la division retraitement de la COGEMA et numéro un de TRANSNUCLÉAIRE, reconnaît que COGEMA avait connaissance du problème de contamination depuis 1988. Bernard Dupraz, d'EDF, affirme qu'EDF avait prévenu la DSIN dans une lettre datée du 22 janvier 1998 que 35 % des transports étaient contaminés en 1997. Il déclare aussi que ce problème n'a jamais eu d'effet sanitaire, et que la situation s'est améliorée depuis le premier trimestre 1998 ("seulement" 15 % des transports, au lieu de 35 %, sont identifiés comme contaminés au-delà de la limite, mais à des niveaux qui ne sont pas donnés). Bernard Cazeneuve, député de la région et président de la CSPI, se plaint de n'avoir reçu aucune information de la part d'EDF jusque là, "une attitude inacceptable". La tension monte. Jean-Pierre Godefroy, maire de Cherbourg, se tourne vers Dupraz et l'invective : "Si nous sommes concernés par la santé du public et qu'on ne nous donne pas les informations, si c'est l'exploitant qui juge du droit de donner ou pas les informations, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans cette république, monsieur. Ce n'est pas à vous de décider, c'est aux politiques". Un représentant de la SNCF indique que lorsque les transports arrivent à Valognes à 6h10, il y a alors environ 150 personnes sur le quai de la gare de voyageurs, juste en face. Par conséquent, les problèmes sanitaires dépassent complètement le cadre des agents SNCF. Nous demandons à Godefroy de sortir de la salle de réunion pour l'interviewer. Nous lui demandons s'il sait que les transports par camion se sont poursuivis entre Valognes et La Hague. Il n'est pas au courant. Il retourne en réunion et pose immédiatement la question à COGEMA. Jean-Louis Ricaud, président de TRANSNUCLÉAIRE, déclare alors que les transports par rail sont arrêtés et que par conséquent les transports par camion le sont également. Mensonge par "omission" caractérisé comme nous le découvrirons plus tard. Le lendemain, j'appelle la DSIN pour en savoir plus à propos de ces mystérieux transports par camion. Ce n'est que vers 18 heures - un vendredi - que je finis par avoir le chef de la division du cycle du combustible au téléphone. Des transports par camion ? Le 13 mai ? Il n'en a pas entendu parler, et promet de me rappeler, ce qu'il fera pour m'informer qu'il a ordonné une nouvelle inspection à Valognes pour faire le point. Pendant que j'essayais de joindre la DSIN, Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, est au Sénat où il répond aux questions orales sur l'information en matière nucléaire. Apparemment, il n'a pas eu le temps de potasser son dossier. Il mélange sans arrêt les dates et n'apporte rien au piètre niveau d'information. Il ne manquera pourtant pas de déclarer :"Rassurons clairement ceux qui doivent l'être : travailleurs comme voisins, il n'y pas en cette affaire de danger". A ce moment-là, DSK est encore plus ou moins en phase avec la partition jouée par les autorités. Cela devient hilarant lorsque, se posant une question à laquelle il répond lui-même, il déclare :

"Pourquoi cette affaire est-elle aujourd'hui publique ? Parce qu'en juin 1997, M. le Premier Ministre a décidé que la direction de la sûreté des installations nucléaires serait désormais chargée d'enquêtes qu'elle ne pratiquait pas auparavant et de rendre publics les résultats de ces dernières. Si le processus n'avait pas été modifié, on peut craindre que cette information - à tort - ne soit demeurée secrète au sein d'EDF et de l'administration."

Ces nouvelles enquêtes dont est chargée la DSIN et auxquelles DSK fait allusion sont le contrôle de la sûreté du secteur des transports nucléaires. Cependant, il n'y a aucune ambiguïté concernant le fait que la DSIN - tout comme l'a fait l'industrie - a attendu qu'une bande de journalistes spécialisés franco-allemands enquête sur le problème pour publier la moindre chose à ce sujet le 30 avril 1998 pour la première fois. Après le week-end, je pars pour Cologne pour monter le film avec Peter Winterberg. Ce n'est que le mardi 19 mai 1998, à Cologne, en salle de montage, que nous recevons deux éléments d'information supplémentaires : premièrement que deux wagons sont entrés en gare de Valognes le 8 mai 1998, alors que tout le monde croyait que les transports étaient arrêtés depuis deux jours. Ils étaient déjà en route quand la suspension des transports a été décidée par la SNCF le 6 mai 1998, nous dit-on. Valognes n'ayant pas d'autorisation de stockage, les transports par camion se sont poursuivis jusqu'au 13 mai 1998 pour évacuer les conteneurs du terminal ferroviaire. Deuxièmement, après avoir posé plusieurs fois la question à la DSIN, j'en ai enfin la confirmation : on a également détecté des camions contaminés - à des niveaux non déterminés - à l'arrivée à La Hague. Notre documentaire est diffusé comme prévu le 19 mai 1998 au soir.
Entre-temps, en Allemagne, l'histoire est devenue une affaire gouvernementale au plus haut niveau, et tout le monde se concentre sur une simple question : qui savait quoi, et quand ? De nombreux reportages utilisent les images que nous avons réalisées en Normandie. Le 26 mai 1998, au cours du sommet franco-allemand sur l'environnement, à Strasbourg, les ministres de l'Environnement française et allemande publient une déclaration commune dans laquelle elles condamnent l' "éventualité d'une contamination de personnes non protégées constitue en soi un dysfonctionnement grave qui doit être exclu à l'avenir". L'attitude des compagnies d'électricité est "fermement" condamnée. La formulation est similaire dans une lettre co-signée par les trois ministres français de l'Environnement, de l'Industrie et de la Santé, adressée au Premier Ministre et publiée par celui-ci le 28 mai 1998. Le transport de combustible irradié ne pourra reprendre que site par site. EDF doit présenter un plan d'ici la fin juin 1998 sur la manière dont elle envisage la méthodologie pour éviter toute future contamination. Détail amusant, le communiqué de presse du Premier Ministre indique que "les transports ont été arrêtés immédiatement" sans préciser qu'il ne s'agissait pas d'une décision du gouvernement, mais d'une décision qu'a imposée à tous la SNCF. Nous apprenons avec surprise le 3 juin 1998 que la DSIN "a donné à EDF son accord à la reprise des transports de combustible neuf en direction des centrales nucléaires d'EDF". Personne ne savait qu'ils avaient été "différés" à la suite de cette affaire par EDF elle-même. Un jour plus tard, le 4 juin 1998, l'OPRI envoie son "certificat de contrôle radiologique" au terminal ferroviaire de COGEMA à Valognes. Curieusement l'OPRI ne met pas en cause les opérations de COGEMA. «A l'issue des travaux de nettoyage, aucune contamination n'a été relevée, au delà des seuils de mesures» à l'exception de traces entre les rails et dans la terre. L'OPRI considère que les activités sur le site peuvent reprendre, "sans restriction et sans qu'il y ait lieu de craindre une contamination des personnels».

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