La Libre Belgique, 04-09-2019:
Une opinion de Marc Molitor, journaliste, auteur de "Tchernobyl, déni passé, menace future" aux éditions Racine, 2011.
Peut-on se réjouir qu'une uvre de
qualité hollywoodienne incontestable, non seulement comporte
bon nombre d'erreurs, d'invraisemblances et de contrevérités,
mais en outre évacue des dimensions essentielles de l'évènement
dont elle parle ?
Le grand succès international de la série télévisée
Chernobyl pose un grand problème. La réalisation
est efficace et impressionnante. Les pronucléaires sont
confortés dans leur opinion qu'il s'agissait d'une catastrophe
soviétique. Les antinucléaires se réjouissent
de ce rappel des dangers du nucléaire. Les associations
Enfants de Tchernobyl enregistrent un regain d'appels de familles
volontaires pour l'accueil d'enfants des zones contaminées.
Et des victimes aujourd'hui oubliées se réjouissent
qu'on reparle d'elles.
Mais peut-on se réjouir qu'une uvre de qualité hollywoodienne
incontestable, non seulement comporte bon nombre d'erreurs, d'invraisemblances
et de contrevérités, mais en outre évacue
des dimensions essentielles de l'évènement dont
elle parle ? Car Tchernobyl fut un accident aux multiples conséquences
sanitaires, économiques, politiques et sociales, qui a
marqué son époque, éprouvé de vastes
populations et territoires, entraîné controverses
et déni.
Erreurs, oublis, contrevérités
On peut adresser deux reproches fondamentaux à Chernobyl.
D'abord le nombre très élevé d'approximations,
d'erreurs, de contrevérités que contient la série.
Yves Lenoir, président de l'association "Enfants-Tchernobyl-Belarus" en a dressé
une liste édifiante.
Quel est le prix de la "liberté artistique" invoquée
par le réalisateur ? Les deux figures centrales, Boris
Chtcherbina et Valery Legassov, sont devenus les héros
"positifs" de l'histoire, mais ils furent parmi les
principaux artisans du programme massif d'expansion nucléaire
soviétique qui, mené à un rythme échevelé,
avec l'autoritarisme, une sûreté dégradée
et un contrôle insuffisant, est à la base de la catastrophe.
La physicienne Ulana Khomyuk est un personnage inventé,
fusion, dit le réalisateur, de plusieurs figures contestataires.
Mais son rôle, dans la série, d'enquêter sur
les défauts du réacteur - soi-disant cachés
ou inconnus -, est un épisode fictif. Un personnage majeur
escamoté est le physicien biélorusse Vassily Nesterenko,
directeur de l'Institut d'énergie nucléaire de Minsk,
qui a tout de suite mis ses compétences et ses équipes
au service de la protection des populations, en opposition aux
consignes officielles. Absent de la série, il a joué,
dans la réalité, un rôle majeur, dans l'urgence
comme dans la durée, dans la contestation des mensonges
"officiels" sur Tchernobyl.
Mais au-delà de ces raccourcis scénaristiques
douteux, il y a plus.
Passées au bleu les révoltes de "liquidateurs"
qui ont émaillé la période de l'assainissement
de la zone interdite. Oubliée, l'interdiction faite aux
médecins de pronostiquer le moindre lien entre la radioactivité
et une série de pathologies dont les habitants de la région
sont victimes
Pas un mot des travaux d'enquête de nombreuses femmes et
hommes, journalistes et acteurs locaux (scientifiques, médecins,
forestiers, conseillers municipaux, etc.) qui, au prix de leur
sécurité et confort personnel ou politique, ont
mis au jour de nombreux problèmes de santé et autres
vécus par les populations - tenus secrets par la hiérarchie
du parti et par l'establishment moscovite du nucléaire
et de la radioprotection -, et même dévalorisés
et méprisés par les experts occidentaux envoyés
dans la région.
Pas la moindre allusion aux révoltes des habitants de 1989,
après la publication des cartes de contamination montrant
qu'ils vivaient toujours sur des zones fort contaminées.
Pas d'allusion à l'élection au soviet suprême
- lors des premières élections vraiment démocratiques
organisées par Gorbatchev -, de nombreux protagonistes
qui contestaient ce secret. Pas un mot sur les débats particulièrement
vifs tenus alors publiquement au sein de ce Parlement.
Pas un mot sur la contestation du nucléaire qui traversa
alors tout l'URSS, et qui réunit provisoirement, dans diverses
républiques, les courants écologistes, nationalistes
et démocratiques et autres contestataires du centralisme
soviétique...
Pas un mot de l'Ouest
La gestion de la catastrophe est devenue internationale et a donné
lieu à des conflits inédits absents de la série.
Ils ne mettaient pas vraiment aux prises l'Est et l'Ouest, cette
dimension-là est vite passée au second plan, après
une première phase au cours de laquelle le drame a avant
tout été "soviétisé" (1). Mais on passe sous silence que l'expansion nucléaire
soviétique était célébrée aussi
à l'Ouest, par l'Agence internationale de l'énergie
atomique. Et après avoir visité le site sinistré
en mai, le numéro 2 de l'AIEA déclare que "même
avec un accident comme celui-là par an, l'énergie
nucléaire reste intéressante" Tout est mis
en uvre pour minimiser les conséquences possibles à
long terme de la catastrophe. La série fait notamment l'impasse
sur la réunion organisée par l'AIEA à Vienne
en août 1986 - où Legassov, le vrai, présente
un descriptif de l'accident en partie biaisé, et un bilan
prévisionnel de 40 000 victimes probables, bilan basé
sur un modèle international de calcul des effets de la
radioactivité. Même si elles adhéraient à
ce modèle, les délégations occidentales et
les experts des institutions internationales obligèrent
les Soviétiques à ramener ces prévisions
à 4000 et firent retirer le document de la circulation.
Très vite après l'accident, les autorités
françaises de radioprotection ont tenu un discours lénifiant.
Revenant de voyage sur place elles évoquent, début
juin, des problèmes limités à quelques villages
Plus tard, une mission de l'OMS de trois scientifiques occidentaux
aura une attitude odieuse de déni vis-à-vis des
nombreux acteurs locaux qui, surtout en Biélorussie, produisaient
des informations alarmantes sur l'impact de l'accident.
La suite, ce sont aussi tous les freins mis à une authentique
recherche et aux débats ouverts sur les effets de Tchernobyl,
et cela n'a pas cessé depuis 30 ans. Ce sont enfin et évidemment
les conséquences sanitaires catastrophiques qui ont frappé
les populations locales et les intervenants sur le site de la
catastrophe, et qui se poursuivent aujourd'hui, dans le déni,
l'occultation ou la minimisation de nombreuses institutions, nationales
ou internationales.
Voilà ce qu'il aurait fallu raconter. C'est cela le sens
de Tchernobyl, ce combat incessant contre le déni, mené
par un certain nombre de personnes devenues pratiquement des dissidents.
(1) Les services américains n'hésitant pas
à exploiter d'abord la catastrophe en inventant des bilans
fantaisistes, avant que l'establishment scientifico-nucléaire
américain n'adopte l'attitude inverse, la minimisation,
pour préserver l'avenir du nucléaire.