Un livre à acheter, qui montre le courage et l'inconscience des sous-mariniers soviétiques face aux dangers et à leurs hiérarchies.

La dramatique histoire des sous-marins nucléaires soviétiques

Des exploits, des échecs et des catastrophes cachées pendant trente ans


LEV GILTSOV
NICOLAï MORMOUL
LEONID OSSIPENKO

ROBER LAFFONT COLLECTION "VECU", 1992.

 

 

Extrait:

Face à face avec le réacteur

Au début de l'année 1956, notre statut changea. Nous fûmes affectés à la division spéciale des " sous-marins en construction et en réparation " de la base navale de Leningrad. La division, commandée par le capitaine de vaisseau Ivan Kouznetsov, avait pour chef d'état-major Maxime Khomiakov, sous-marinier de renom et Héros de l'Union soviétique. L'état-major de la division était encadré de spécialistes expérimentés dont l'assistance pouvait nous être précieuse s'ils se décidaient à nous accompagner dans notre future base. Tous nos officiers ayant des spécialités autres qu'électromécaniques s'installèrent à Leningrad avec leur famille. Tout l'été précédent, ils avaient navigué comme stagiaires à bord des sous-marins de la Flotte du Nord et maintenant ils suivaient des cours dans différents instituts et entreprises.

Pour moi, cela signifiait un surcroît de travail. Désormais, pour la moindre démarche, je n'allais plus à Moscou mais à Leningrad. J'ai, par exemple, effectué le voyage pour me faire rembourser des billets de cinéma : les matelots avaient droit à cinq films par semaine, mais ils ne pouvaient les voir que dans une salle normale, ouverte au public. Je présentais des justificatifs et me faisais payer la dépense engagée. C'est de Leningrad que j'apportais également les soldes. Le montant était si élevé que je ne prenais pas le risque de voyager dans le train avec les espèces. J'ouvrais un accréditif dans une caisse d'épargne à Leningrad que je monnayais à Moscou où une voiture m'attendait pour me conduire à Obninsk.

Notre affectation à la division de Leningrad eut des répercussions inattendues comme l'accroissement du nombre des visites à Obninsk. Des officiers de grade élevé venaient officiellement pour suivre un stage mais ils se moquaient éperdument de la physique nucléaire. Ils préféraient venir l'été pour se promener dans la forêt, aller à la plage ou pêcher à la ligne. C'est dire que ces visiteurs nous gênaient plutôt qu'autre chose. En règle générale, ils logeaient dans ma chambre et mes Journées étaient perdues. Ils me tenaient tous le même langage :
" T'as pas grand-chose à faire à la centrale, hein ! "
Je n'avais pas le temps de répondre qu'ils ajoutaient :
" Ils n'ont qu'à attendre ou bien passe la consigne à quelqu'un d'autre. Allons plutôt prendre une bière! "
Il fallait bien que j'accompagne mes supérieurs. Je devais les ménager, car un jour ou l'autre, j'aurai besoin d'eux.

En janvier 1956, le montage des équipements, les tests de certains systèmes ainsi que le réglage des appareils se terminaient sur le banc d'essai de notre réacteur. L'équipage du futur sous-marin participait à tous les travaux, veillant à la qualité du montage, à la régularité des essais et parachevant aussi sa formation.

C'est à ce moment-là que nous avons organisé les examens autorisant la prise en main des dispositifs techniques et celle du poste de commandement du compartiment des réacteurs. Les officiers appelés à contrôler le fonctionnement des turbines nucléaires depuis le poste de commande à distance devaient répondre aux critères les plus sévères de sélection. Les épreuves se tenaient dans le bureau du directeur du prototype avec la participation de Gourko, d'Egorov, des chefs de service et des représentants de l'Institut d'énergie atomique. La présence du futur supérieur direct de l'examiné, du commandant du sous-marin ou de son second était obligatoire.

Le coordinateur du projet, l'académicien Anatoli Alexandrov, interrogeait en général les officiers au nom de l'Institut d'énergie atomique qu'il dirigeait. Il était assisté de Boris Bouïnitski et de Guéorgui Gladkov, deux jeunes savants prometteurs. Les scientifiques se sentaient responsables de leur redoutable enfant qu'ils allaient placer entre nos mains. Ils faisaient tout leur possible pour que nous connaissions au mieux son caractère.

Chaque examinateur commençait par inscrire dans un registre spécial deux ou trois questions relatives à la théorie, à la connaissance du matériel ou des consignes d'exploitation. Les questions faisaient boule de neige pour atteindre quinze ou vingt en moyenne. L'examiné n'avait droit qu'à cinq minutes de préparation, juste le temps que les professeurs fument une cigarette. Nous considérions à juste titre qu'en cas d'urgence au poste de contrôle, les techniciens n'auraient pas le temps de se préparer ou de consulter des ouvrages de référence. L'examiné pouvait commencer par n'importe quelle question, en illustrant son propos de croquis qu'il dessinait sur le tableau. Si une réponse ne donnait pas satisfaction à l'examinateur, il inscrivait dans le registre deux ou trois questions supplémentaires. Les cadres comme moi posaient en général quelques questions concernant l'organisation du service ou la connaissance de la sécurité technique. Dans tous les cas de figure, l'officier devait connaître le comportement de chacun de ses subordonnés dans telle ou telle situation : cinq secondes après la sirène, un matelot dans tel compartiment tourne telle manivelle alors que quelques instants plus tard, dans le compartiment voisin, tel sous-officier doit appuyer sur tel bouton. Pour chacun, l'examen durait deux heures dans le meilleur des cas.

Nous décidions enfin au vu des notes si l'officier pouvait tenir les commandes du réacteur ou bien s'il lui fallait repasser l'examen. Les notes et les conclusions étaient portées à la connaissance de l'intéressé, qui confirmait par une signature. Dans les réponses, nous tenions compte de la présence d'esprit, de l'ingéniosité et de la capacité à appliquer le système D. Souvent même, nous posions des colles pour voir comment un officier pourrait se tirer d'une situation difficile.

Il ne fait aucun doute que si tout le personnel des ouvrages à risques subissait un examen de ce genre-là, nous n'aurions subi ni Tchernobyl ni d'autres drames, en particulier dans la marine. Ayant passé des heures dans la salle de commande des réacteurs et assisté à tous les examens, Leonid Ossipenko écoutait attentivement ce que disait la fine fleur de la science atomique. Il en tira une série de conclusions dont il fit les tables de la loi à bord de notre sous-marin.

L'essentiel, ce ne sont pas les armements mais les réacteurs dont les possibilités et les risques ne sont pas encore tous connus. D'où une philosophie de la conduite de l'équipage qu'il formulait par des préceptes simples : vouvoyer l'énergie nucléaire, c'est-à-dire lui témoigner du respect, s'en méfier, ne jamais entamer de travaux complexes avant d'avoir assimilé les opérations plus simples, agir toujours sans hâte ni agitation, ne jamais entreprendre de manoeuvres sans savoir exactement ce que cela peut déclencher.

Les commandants qui tenaient toutes ces précautions pour un excès de prudence devaient plus tard s'en mordre les doigts. Lorsque le personnel manipulait les nouveaux équipements avec la légèreté d'un jongleur de cirque, lorsque l'organisation du service tolérait des infractions aux consignes, enfin quand les réacteurs étaient exploités avec présomption, des accidents graves se produisaient immanquablement.

Les derniers tests de réglage touchaient à leur fin. Bientôt, nous allions charger la zone active de la pile. Nos officiers participaient à toutes les opérations, de la première à la dernière. L'opération consistait à mettre en route une pile entièrement chargée et à la porter à une certaine puissance tout en empêchant son emballement.

Grâce au dispositif de sécurité, les systèmes de commande sont progressivement portés à un point zéro à partir duquel il est possible de mettre le réacteur en route. C'est comme une voiture qui, en montant une côte, est maintenue sur place grâce à l'embrayage. Le glissement naturel du véhicule dans la pente est compensé par le couple moteur et à partir de cette position d'immobilité, il est possible d'avancer très lentement. C'est la même chose avec un réacteur.

Le démarrage physique ne produit pratiquement pas de puissance calorifique mais l'appareil, nom donné au réacteur par souci de discrétion, se met à " respirer ". Cela permet d'effectuer les calculs de réactivité et d'étalonner les appareils de contrôle.

L'opération avait été fixée au 8 mars 1956, journée internationale de la femme. Les dimanches et les jours fériés sont très pratiques pour mener à bien des épreuves complexes. Le personnel superflu n'est pas là et nous avons peu de risques de voir débarquer nos supérieurs.

Le démarrage physique était dirigé par l'académicien Alexandrov et un physicien expérimenté, Nicolaï Lazoukov, se tenait aux commandes de la pile.

Tout marchait comme sur des roulettes, sans le moindre écart de programme mais soudain, les aiguilles des indicateurs se sont mises à trembler, le haut-parleur à crépiter. Les cliquetis devenaient de plus en plus fréquents, jusqu'à former un hurlement. A ce moment-là, nous avons baissé l'échelle et la fréquence diminua de dix fois pour être de nouveau portée à un hurlement. On changea encore d'échelle et ainsi de suite jusqu'au soir.

Au lendemain du démarrage physique, nous avons préparé une série d'essais sur la puissance du réacteur et les régimes de fonctionnement de la turbine. Tout n'allait pas comme nous l'avions prévu, loin de là. Dès le premier réchauffement du circuit de conductibilité thermique, des fuites se déclarèrent. Il fallait refroidir aussitôt l'installation et, comme toujours, des marins essuyaient l'eau radioactive avec des chiffons qu'on tordait ensuite au-dessus d'un seau alors que les fissures étaient bouchées. Cela n'affolait toujours personne et, pris par l'excitation du travail, nul ne songeait aux risques encourus.

Il devint clair que nous devions d'abord remédier aux graves défauts constatés avant de continuer les essais.

V. Malychev, vice-président du Conseil des ministres de l'URSS, organisa donc une réunion des responsables des organismes concernés. Le ministère des Constructions mécaniques moyennes était représenté par E. Slavski, celui des Constructions navales, par B. Boutoma et celui de l'Industrie de guerre, par K. Roudnev. La marine de guerre était présente en la personne de Sergueï Gorchkov, commandant en chef.

Ayant écouté le rapport de l'amiral Gorchkov, Malychev constata avec déplaisir que le commandement de la marine n'avait pas encore " adopté toutes les dispositions nécessaires pour mettre en service, dans les plus brefs délais, les sous-marins atomiques ". Au garde-à-vous devant le vice-Premier ministre, l'amiral Gorchkov n'en menait pas large.

C'est dans cette ambiance orageuse qu'un des responsables de la centrale d'Obninsk jeta de l'huile sur le feu en signalant que la marine n'avait toujours pas réglé le problème des repas des marins. La coupe était pleine.
" De quelle somme s'agit-il ? " rugit Malychev. Zertsalov, le commandant en second du deuxième équipage, dont la présence tombait à point, répondit aussitôt :
" Il faudrait ajouter un rouble et quelques par personne. "

Malychev resta pantois. Il cita le montant global de la commande qui comprenait l'atelier, le prototype terrestre et le sous-marin lui-même. Bien sûr, face à ces chiffres, le coût de la nourriture des matelots représentait une valeur infinitésimale. " Décidément, pour le moindre problème, il faut une décision gouvernementale! " résuma Malychev et il se tourna vers le ministre des Constructions mécaniques moyennes. " Camarade Slavski, ajoutez pour l'alimentation des marins un rouble et demi par jour et par personne. Ils méritent plus que cela... "

Gorchkov restait debout en attendant qu'on en termine avec son rapport.

" Quant à vous, Sergueï Gueorguievitch, apparemment vous n'avez pas encore pris conscience de la signification que prend la construction des sous-marins atomiques pour le pays. C'est l'avenir de la marine qui est en jeu. Je vous demanderai donc d'y prêter toute l'attention nécessaire. "

On se pencha également sur le problème de la formation des équipages. Malychev apprit qu'en automne tous les stagiaires du service actif seraient démobilisés. C'est alors qu'il fit la proposition très sensée de constituer des équipages composés exclusivement d'officiers. Si cette réunion avait eu lieu un an plus tôt, nous n'aurions pas perdu tant de spécialistes qui nous avaient déjà quittés. Il faut rendre justice au commandant en chef, car à partir de ce jour, la machine administrative s'est mise à tourner. Jusqu'à présent, nous n'avions reçu que l'ordre très vague de constituer et de former un équipage. D'autres organismes, très importants pour nous, n'avaient même pas été contactés.

L'état-major principal de la marine fit parvenir aux différentes directions de la marine une directive ultra-secrète à propos des sous-marins nucléaires. Subitement, les visiteurs que nous recevions à Obninsk n'étaient plus des pêcheurs à la ligne mais des gens sérieux qui exigeaient de nous des informations variées et détaillées. Nos officiers avaient à peine le temps de rédiger les mémoires et les suggestions demandés. La direction technique fut chargée de préparer rapidement une base pour les sous-marins. Bien évidemment, sa construction devrait précéder la mise en chantier des submersibles. Il n'y avait donc pas une minute à perdre. Le ministère des Constructions mécaniques moyennes se désintéressait complètement de ce problème : sa tâche était de construire le sous-marin. Après, on pouvait en faire ce qu'on voulait.

Parallèlement, il fut envisagé de mettre sur pied un centre de formation atomique pour les marins.

On nomma un directeur qui arriva à Obninsk. Il ne comprenait rien à l'enseignement et j'avais même l'impression qu'il réalisait mal pourquoi il était là. Apparemment, il s'était avéré incompétent à bord des navires et on lui avait trouvé un emploi " de moindre responsabilité " qui n'en était pas moins prestigieux. Il était arrivé seul, sans assistants ni aides de camp. Il excellait seulement dans l'art de présenter sa mission comme la plus importante qui fût. Aussi le devoir sacro-saint de chacun était-il de tout laisser tomber pour l'aider. Une unité d'infanterie lui avait fourni trois casernes en éléments préfabriqués et c'est bien évidemment nous qui les avons montées.

Nous allions de réunion en réunion. La machine bureaucratique exigeait sa ration journalière. La formation : où l'organiser ? Qui enseignera ? Qui la suivra ? Quels seront les programmes ? La future base : que faut-il prévoir ? Comment remanier l'organigramme ? Autant de visiteurs, autant de mémoires à rédiger. Nous recevions des ordres par téléphone et il fallait se rendre dare-dare à Moscou. " Présentez demain à 9 heures précises vos propositions concernant tel ou tel problème. "

Naturellement, il fallait s'exécuter et nous passions la nuit à réécrire nos suggestions envoyées sous une forme légèrement différente quelques jours plus tôt. La grande dévoreuse était en marche car chaque responsable tenait à en savoir le plus possible pour, le cas échéant, répondre à son supérieur.

D'un autre côté, nous étions satisfaits après tant d'indifférence que l'administration s'occupe enfin de nous mais nous maudissions la soif invétérée des fonctionnaires pour les papiers.

De jour en jour augmentait en nous le désir de réaliser ce pourquoi nous étions devenus marins - naviguer !