TRIBUNE, Libération, 3 juin 2011.
Le risque d'accident majeur dans une centrale
nucléaire a été considéré comme
la combinaison d'un événement d'une gravité
extrême et d'une très faible probabilité d'occurrence.
Certes, la multiplication de zéro par l'infini pose quelques
problèmes mais les promoteurs du nucléaire, mettant
en avant cette très faible probabilité, affirmaient
qu'il n'y avait aucun danger. Si la gravité des conséquences
d'un tel accident a bien été confirmée par
Tchernobyl et Fukushima, que peut-on dire aujourd'hui de la probabilité
de son occurrence ?
Il y a deux méthodes pour estimer la probabilité
d'un accident : la méthode théorique, qui consiste
à la calculer sur la base de scénarios de simulation
d'accidents prenant en compte les systèmes de défense
et les risques de dysfonctionnement, et la méthode expérimentale,
qui consiste à prendre en compte les accidents survenus,
ce que l'on fait par exemple pour les accidents de voiture. Les résultats de l'approche
théorique, issus des travaux des experts de la sûreté
nucléaire, distinguent, pour les centrales actuellement
en fonctionnement dans le monde, deux types d'accidents : «l'accident
grave» avec fusion du coeur du réacteur, dont la
probabilité serait de moins de un pour 100 000 «années-réacteur» (un réacteur fonctionnant pendant
un an) et «l'accident majeur», accident grave non
maîtrisé et conduisant à d'importants relâchements
de radioactivité, dont la probabilité serait de
moins de un pour un million d'années-réacteur.
Le parc actuel de réacteurs des centrales
nucléaires cumule 14 000 années-réacteur,
ce qui correspond à environ 450 réacteurs fonctionnant
durant trente et un ans. La probabilité théorique
conduit à un résultat de 0,014 accident majeur
pour l'ensemble du parc et pour cette durée de fonctionnement.
Une probabilité très faible : l'accident majeur
serait donc extrêmement improbable, voire impossible. Mais,
sur ce parc, cinq réacteurs ont connu un accident grave
(un à Three Mile Island, un à Tchernobyl et trois
à Fukushima), dont quatre sont des accidents majeurs (Tchernobyl
et Fukushima) : l'occurrence réelle d'un accident majeur
est donc environ 300 fois supérieure à l'occurrence
théorique calculée.
Cet écart est considérable et conduit à un
constat accablant quand on prend conscience de la pleine signification
de ces chiffres.
La France compte actuellement 58 réacteurs en fonctionnement
et l'Union européenne un parc de 143 réacteurs.
Sur la base du constat
des accidents majeurs survenus ces trente dernières années,
la probabilité d'occurrence d'un accident majeur sur ces
parcs serait donc de 50% pour la France et de plus de 100% pour
l'Union européenne.
Autrement dit, on serait statistiquement sûr de connaître
un accident majeur dans l'Union européenne au cours de
la vie du parc actuel et il y aurait une probabilité de
50% de le voir se produire en France. On est donc très
loin de l'accident très improbable. Et cela sans prendre
en compte les piscines de stockage des combustibles irradiés,
les usines de production et d'utilisation du plutonium, les transports
et stockages des déchets radioactifs.
Plutôt que de continuer à calculer des probabilités
surréalistes d'occurrence d'événements qu'on
ne sait pas même imaginer (cela a d'ailleurs été
le cas pour Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima), n'est-il
pas temps de prendre en compte la réalité et d'en
tirer les conséquences ?
La réalité,
c'est que le risque d'accident majeur en Europe n'est pas très
improbable, mais au contraire une certitude statistique.
Croyez-vous que, si on le disait comme cela aux Français,
il s'en trouverait encore beaucoup pour faire l'impasse sur le
risque au prétexte du «on ne peut pas faire autrement»
?
Bernard LAPONCHE, hysicien nucléaire,
expert en politiques de l'énergie,
Benjamin Dessus, Ingénieur et économiste, président
de Global Chance
Les industries du nucléaire le clamaient bien haut : la probabilité pour qu'un accident sérieux se produise était inférieure à 1 sur un million d'années de fonctionnement-réacteur. En un mot, si l'on ajoutait bout à bout, le nombre d'années de service de l'ensemble des centrales dans le monde. il faudrait atteindre au moins le chiffre d'un million pour qu'une catastrophe survienne. Pour en arriver là, les experts avaient calculé les chances de mauvais fonctionnement de chacun des composants vitaux d'un réacteur. leurs conséquences sur les autres éléments du système et ils en avaient déduit la probabilité d'un accident.
En utilisant cette méthode, les auteurs
du rapport Ramussen, qui durant des années fit autorité
en matière de sûreté nucléaire, calculèrent
qu'il y avait une chance sur deux pour qu'une catastrophe se produise
à l'intérieur d'une fourchette de 23 000 à
100 000 ans de fonctionnement-réacteur.
Ces calculs théoriques sont totalement irréalistes,
expliquent deux chercheurs - un Suédois et un Allemand
- dans une lettre adressée à l'hebdomadaire Nature.
Aujourd'hui, il y a 374 réacteurs en service dans le monde.
Ils totalisaient fin mai 1986, 4 000 ans de fonctionnement
durant lesquels il y eut deux accidents très graves - Three
Mile Island et Tchernobyl -. Il faut donc recommencer tous les
calculs de probabilité à partir de ces données
réelles et abandonner les calculs théoriques. C'est
ce que firent les deux scientifiques. Leurs résultats sont
alarmants. Ainsi, avec le parc de centrales actuellement en fonctionnement,
il y a 95 % de chances pour qu'une nouvelle catastrophe se produise
dans les 20 ans à venir, ou 86 % de chances pour que ce
soit dans les 10 ans à venir ou encore 70 % de chances
pour qu'elle survienne dans les 5,4 prochaines années.
De quoi nous faire froid dans le dos! Il est vrai qu'une forte
probabilité n'équivaut pas à une certitude,
Mais ces chiffres donnent à réfléchir puisqu'ils
sont basés sur l'expérience et non plus sur quelques
données théoriques.
Extrait de l'article "Le vrai
coût d'un accident nucléaire",
Françoise Harrois-Monin, octobre 1986.