Depuis quelque temps la transparence s'installe dans l'information nucléaire. Bien timidement pour sûr, mais c'est assez nouveau après des décennies de mensonges, de censure cachée, d'omissions. Ainsi les syndicats de la SNCF ont pu s'inquiéter de la contamination des containers de déchets radioactifs et la presse a fait écho à coups de becquerels. Bien sûr il ne s'agissait que des becquerels à la surface externe des emballages, pas des becquerels des déchets contenus à l'intérieur. Après avoir dénoncé la négligence de la Cogéma et d'EDF qui ne respectaient pas les normes de sûreté, les autorités ont calmé le jeu en déclarant que cette violation des normes n'avait aucune conséquence sérieuse sur la sécurité du personnel SNCF.
Le tuyau d'évacuation en mer des rejets radioactifs de La Hague ? Mis hors d'eau bien souvent à marée basse il a brusquement été découvert sur la grève. Scandale. Il aura fallu près de 30 ans pour le voir ce tuyau. La Cogéma est mise en accusation. Les enfants se baignent sur les plages voisines, des marins pêchent près du tuyau (attention les homards du Cotentin ont été rebaptisés récemment homards bretons !) Interdiction, enquête, mais bien sûr pas question de fermer La Hague. Même les Mères en colère de la région ne le réclament pas. On va mettre sous surveillance. Les déchets nucléaires continueront à se déverser dans la mer et à venir sur les plages, mais maintenant on le saura. Vive la transparence.
Et le malheureux sanglier des Vosges ? Radioactif. Apparemment c'est le seul qu'on ait signalé depuis Tchernobyl après 11 ans ! Le nuage a donc bien traversé la frontière, mais qui mange du sanglier des Vosges ? Les champignons de la région ont été signalés comme notablement contaminés mais bien sûr pas suffisamment pour s'en inquiéter nous dit-on.
On "découvre" des taches de contamination dues aux retombées de Tchernobyl dans le massif du Mercantour (Alpes du Sud). Kouchner, secrétaire d'État à la santé reconnaît l'existence de ces " taches de contamination que l'on peut qualifier de non négligeables " mais il affirme aussitôt " qu'elles ne sont pas dangereuses " et la CRII-Rad indique " Rassurons-nous, nous sommes dans le domaine des faibles doses " (d'après Le Monde du 23 août 1998). Ainsi on est passé de la négation d'un danger à la reconnaissance d'un effet non dangereux. C'est la généralisation de ce qu'avec les produits chimiques on définit comme étant toxique, mais non dangereux.
L'ANDRA traque les décharges nucléaires sauvages et vise à leur inventaire complet. Transparence mais bien sûr aucun danger pour la santé des populations. Lorsqu'un citoyen du bas de l'échelle sociale est pris en flagrant délit pour la moindre violation de la loi, il est épinglé. Pour les décharges sauvages dont on connaît les responsables ira-t-on jusqu'à les poursuivre en justice pour violation de la loi ? Non bien sûr puisqu'on nous dit que personne n'en pâtira.
Récemment les douaniers viennent d'être autorisés à refouler de nos frontières des champignons très contaminés venant des pays de l'Est via l'Autriche. Une grande première. Pendant 12 ans des champignons (achetés certainement à bon marché) n'ont-ils pas été commercialisés en France ? Pourquoi intervenir maintenant ? Étrange. (Voir encadré page suivante)
On pourrait multiplier les exemples de transparence. D'après la presse, des déchets radioactifs sont sortis du centre nucléaire militaire CEA de Bruyères-Le-Châtel car dans une usine d'incinération d'ordures on en a retrouvé des traces dans les résidus d'incinération. Mais où est donc passé le reste ? On est parti à sa recherche Là encore, pas de panique il n'y aura aucune conséquence sanitaire pour la population.
Les représentants de la nation s'en mêlent. Le journal Le Monde titre sur 6 colonnes : " Un parlementaire propose une refonte du contrôle des activités nucléaires " (8 juillet 1998). Le député Yves Le Déaut " préconise plus de transparence ", il s'agit de " restaurer la confiance de la population ". En aucun cas il n'est question d'améliorer la sûreté nucléaire ni de sanctionner les violations des règles de sûreté, ni d'obliger EDF et Cogéma à respecter rigoureusement les normes de sûreté.
Ainsi, assez curieusement, depuis plusieurs mois la presse généralement frileuse (pour ne pas dire plus) quand il s'agit des problèmes nucléaires en France, publie des informations. Cela ne va pas bien loin mais c'est nouveau. La radio et la télé semblent être autorisées à évoquer quelques problèmes.
Le député-maire de Limoges fait mesurer le taux de radon dans 40 écoles de la ville et a obtenu la fermeture de quatre classe d'une école maternelle (voir la Lettre d'information du Comité Stop Nogent-sur-Seine n°79, janvier-mars 1998). Bernard Kouchner, l'infatigable défenseur des petits des hommes, débarque en Limousin et le radon le fait suffoquer : il exige l'évacuation d'une famille hors d'une maison où le niveau est particulièrement élevé et son relogement. Il annonce qu'il va réclamer une enquête sur les effets du radon. Puis il regagne son ministère et rien n'est changé au pays des mines d'uranium que CEA et Cogéma ont saccagé. Pourquoi évoquer maintenant le radon alors que ce gaz répandu en abondance dans l'environnement par l'activité minière (uranium) sévit depuis 50 ans dans l'indifférence des responsables médicaux ?
Dans la foulée on s'inquiète en région parisienne de l'école maternelle de Nogent-sur-Marne alors que depuis des années les officiels de la santé et les autorités politiques locales étouffaient le scandale. Décision est prise de fermer l'école mais là encore il n'y a aucun responsable.
La transparence apporte quelques informations sur certaines activités nucléaires, mais l'essentiel reste dans l'ombre, comme le montrent des exemples récents.
A peine couplé au réseau le réacteur de Civaux présente des fissures inquiétantes. Arrêt prolongé du réacteur. Les deux réacteurs de Chooz qui avaient eu bien du mal à démarrer (5 ans de retard par rapport aux prévisions initiales) sont eux aussi mis à l'arrêt après guère plus d'un an de fonctionnement assez cahotique et une production au tiers de leur capacité théorique. Les mêmes défauts métallurgiques sont trouvés sur ces réacteurs. Ainsi, à peine démarrés, ces trois réacteurs les plus puissants et les "plus sûrs" du monde résultant des nouvelles conceptions d'EDF, ont dû être déchargés de leur combustible. Sur ces nouveaux problèmes de sûreté la transparence est notablement plus opaque. Les médias sont discrets et les autorités ne détaillent guère les conséquences que ces défauts pourraient générer.
L'assemblage combustible de Nogent resté coincé au déchargement, quels dégâts aurait-il pu produire s'il s'était cassé en se décoinçant ?
Et à Belleville quelles pourraient être les conséquences si en cas d'urgence les grappes de contrôle, chargées de stopper la réaction en chaîne, ne descendaient pas comme cela s'est encore produit récemment ? Et le système d'aspersion d'urgence qui s'est mis en route d'une façon "intempestive" hors nécessité. Il y a là certainement un défaut qui pourrait se traduire par un non-fonctionnement en cas de nécessité urgente. En même temps l'enceinte de confinement du réacteur de Belleville fuit au-delà des limites fixées par les normes de sûreté. Faut-il faire des travaux pour rétablir la situation ? Mais pour cela il faudrait maintenir le réacteur à l'arrêt pendant un bon moment. Fermer une école maternelle c'est économiquement moins pénalisant que de refuser le redémarrage d'un réacteur pour non-respect des règles de sûreté. Le nucléaire doit être "acceptable" mais pas à n'importe quel prix, il faut être raisonnable. L'affaire devait être importante puisque la décision a été prise par le responsable suprême, Jospin : la centrale redémarrera et les travaux seront faits plus tard. En cas de problème grave plaidera-t-il "responsable mais pas coupable" ?
Sur tous ces sujets la discrétion est de rigueur et la Direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN) moud sa ritournelle habituelle : les règles de sûreté ne sont pas respectées par l'exploitant mais la sûreté n'est pas en danger et on peut y aller.
La transparence nucléaire qu'on nous déballe n'est qu'un leurre. Devons-nous nous réjouir de voir certaines informations que nous connaissions depuis longtemps atteindre le grand public par les médias jusqu'à présent quasi-totalement verrouillés ? Ce n'est pas évident. De nombreux experts ont travaillé sur ce problème de la transparence, psychologues, sociologues, écologues, communicants, etc., dont la préoccupation consiste à résoudre le dilemme : comment rendre le nucléaire "acceptable", comment gérer les crises nucléaires graves en évitant les "turbulences sociales" dues au fait que personne ne croira les responsables gestionnaires décrédibilisés par leurs mensonges passés ?
Évidemment le problème est très complexe. On imagine fort bien ce que peuvent penser certains responsables : si l'on ment tout le temps, même pour des événements mineurs, lorsque nous mentirons pour des événements majeurs personne ne nous croira mais personne ne soupçonnera qu'il s'agit d'événements majeurs. D'autres préféreraient jouer la carte de la transparence afin de rétablir la crédibilité des autorités, des médias, des corps intermédiaires, en révélant quelques faits mineurs (un sanglier, quelques champignons, une poubelle égarée etc.). La banalisation de ces incidents ne va pas soulever d'indignation violente parmi la population qui, on l'espère, devrait se réjouir de tant de franchise de la part des responsables. Aller plus loin dans la transparence et détailler ce qui risque de se produire en cas d'accidents graves, dont il se pourrait que les incidents considérés comme anodins soient en fait des événements précurseurs, cela susciterait de tout autres réactions dans la population.
Cette stratégie de la transparence pour préparer la population aux mensonges nécessaires à la gestion des situations graves sera-t-elle suffisamment efficace pour éviter les "turbulences sociales" que certains responsables craignent ? On peut en douter et cette stratégie n'est peut-être qu'un tranquillisant pour gestionnaires inquiets.
Toutes ces réflexions m'ont été suggérées par la lecture d'un pamphlet L'art du mensonge politique publié en 1733 à Amsterdam et attribué à Jonathan Swift (Éd. Jérôme Millon, 1993). Ce texte se présente comme étant le résumé de différents chapitres d'un livre que se propose d'écrire un auteur. Il donne quelques conseils pratiques aux politiciens menteurs. Un passage est particulièrement d'actualité en cette période de vague de transparence : " Pour rétablir le crédit d'un parti, il [l'auteur] propose un système qui semble un peu chimérique et qui ne se ressent guère de ce jugement solide que l'Auteur a fait paraître dans le reste de son Ouvrage. Son système se réduit à cette proposition, qu'il faut que le parti qui veut rétablir son crédit et son autorité s'accorde à ne rien dire et à ne rien publier pendant trois mois qui ne soit vrai et réel ; que c'est le meilleur moyen pour acquérir le droit de débiter des mensonges les six mois suivants. Mais il avoue en même temps qu'il est presque impossible de trouver des gens capables d'exécuter son projet ".
Cette vision de Jonathan Swift appliquée à la transparence actuelle lui donne un éclairage plutôt sombre : ceux qui sont de plus en plus préoccupés par la possibilité d'un accident nucléaire grave avec ses conséquences sociales, sanitaires, économiques, ne craignent-ils pas que de telles situations soient extrêmement difficiles à gérer sans une soumission totale de la population aux décisions des "responsables" ? Si les gens mettent en doute la justesse des décisions et la validité des arguments on risque une situation de chaos totalement ingérable. Actuellement il n'y a plus guère de gens qui font confiance aux décideurs politiques et à leurs gérants (médias, scientifiques, corps médical, syndicats). Il serait donc temps de renverser cette situation et de faire du forcing pour rétablir la crédibilité, afin d'être crédible quand il sera nécessaire de mentir dans des situations graves.
Dans cette optique il n'est pas absurde de penser que la transparence nucléaire qu'on est en train de nous livrer est lourde d'inquiétude, car elle peut cacher la perspective de la survenue d'un accident nucléaire grave.
Roger Belbéoch
P. S. Dans Le Petit Robert on trouve cette citation pour définir le mot imminent : " Rien n'est plus imminent que l'impossible. " (HUGO).