Ce ne sont sans doute pas les propos qui suivent qui feront connaître à nos lecteurs le livre de Michèle Rivasi et Hélène Crié : il a suscité dans plusieurs organes de presse bien connus d'un large public (Sciences et vie, Le Journal du dimanche, Le Monde) des commentaires copieux et plutôt élogieux. Apparemment, ce livre devrait tout avoir pour plaire à des militants antinucléaires convaincus de l'urgence de l'arrêt des centrales et des usines de retraitement ou de fabrication de combustible : attaques de pratiques pour le moins inquiétantes qui ont toujours eu une fâcheuse tendance à se manifester dans l'industrie nucléaire et chez divers individus qui la soutiennent, rappels (à l'intention d'un public non militant qui ne les a certainement pas gardés en mémoire de façon précise) d'incidents marquants dans les luttes de ces dernières années, révélations d'informations très peu connues sur le comportement irresponsable et dangereux d'une partie du personnel des centrales, considérations sur la sortie du nucléaire qui ne diabolisent pas le charbon et ne tombent pas dans les fausses évidences mises communément en avant à propos de l'effet de serre
Surprise
Et pourtant, des militants qui ont été actifs longtemps et de façon continue dans le Comité Stop-Nogent, ont très vite éprouvé un certain malaise en le lisant. L'activité du Comité y est évoquée, page 51, pour un travail intéressant mais qui n'aura guère de répercussions, sous une forme apparemment élogieuse mais qui ne manque pas d'ambiguïté; par exemple on peut lire : "Que les auteurs de cette étude soient des antinucléaires déclarés n'entache en rien la qualité de leur travail". Ceci ne mériterait pas d'être relevé si, après avoir trouvé le Comité là où il était peu probable qu'il figurât, on ne le cherchait vainement là où son absence ne peut manquer de faire question.
Quelques pages plus loin, le sous-chapitre intitulé "un parc nucléaire vieillissant", traite en fait des graves difficultés liées au comportement des matériaux de construction mécanique dans les conditions d'exploitation des réacteurs. Le très sérieux problème qui a affecté le fonctionnement de la centrale de Nogent-sur-Seine (alors toute neuve), durant toute l'année 1989 et une partie de 1990, y tient une place relativement importante. Ceci est justifié bien que cette affaire soit déjà ancienne. En effet, elle a été une étape importante pour la prise de conscience dans certains cercles de l'appareil d'état (l'attitude de Philippe Massoni, alors préfet de l'Aube, aujourd'hui préfet de Paris, est suffisamment éclairante à cet égard) des graves inconvénients qui pouvaient résulter de la forte tendance, chez certains membres d'EDF occupant des postes de responsabilité, à occulter (aux yeux du public certainement, et vraisemblablement même à leurs propres yeux et à ceux des autorités) la gravité de certains problèmes techniques; en l'occurrence, il s'agissait de sérieux dysfonctionnements découlant de l'utilisation, pour la construction d'une partie critique de l'installation (les tubes de générateur de vapeur) d'un alliage nommé Inconel 600. Des chercheurs du CEA avaient décelé longtemps auparavant un défaut majeur de cet alliage (sensibilité à la corrosion sous tension). Celui-ci s'était clairement manifesté dans les centrales de 900 MW. Mais contrairement aux attentes d'EDF, les problèmes rencontrés à Nogent montraient qu'il n'était pas mieux maîtrisé dans les centrales de 1300 MW (qui étaient alors toutes neuves), ce qui remettait sérieusement en cause l'efficacité du retour d'expérience. Après que l'affaire eût été mise sur la place publique et éclaircie, la crédibilité de l'action que menaient alors en commun les associations antinucléaires et les laboratoires de contrôle de la radioactivité dans l'environnement (CRII-RAD et ACRO), indépendants des autorités et de l'industrie nucléaire et nés depuis peu à la suite de Tchernobyl, y gagna beaucoup.
Rappel de certains faits
C'est à l'initiative du Comité Stop Nogent, aidé sur le terrain ou soutenu financièrement par de nombreuses associations (Provins-Écologie, des groupes locaux des Amis de la terre et de l'Union Fédérale des Consommateurs), des militants de petits partis antinucléaires, et de simples citoyens, appuyé par des compétences scientifiques, en particulier celles du Groupement de Scientifiques pour l'Information sur l'Énergie Nucléaire (GSIEN), que fut entrepris à partir de 1987 une campagne de prélèvements dans l'environnement de la centrale de Nogent-sur-Seine. Cette campagne permettait dans un premier temps d'acquérir des données de références, puis, par comparaison, de suivre les évolutions ultérieures dues au fonctionnement de la centrale. En parallèle, le Comité effectuait un travail d'enquête auprès de diverses instances administratives de contrôle.
Les analyses effectuées par les laboratoires indépendants furent financées grâce à l'importante collecte de fonds organisée par le Comité Stop-Nogent auprès de ses adhérents et d'un public plus large (des gens résidant loin de Paris et de Nogent ont envoyé des dons).
Les prélèvements ont été effectués par des militants d'associations de la région parisienne et du département de l'Aube, en profitant des conseils du professeur Souchon de l'Université de Paris VII et en suivant des protocoles établis par la CRII-RAD. Ils ont été réalisés sous la responsabilité et le contrôle d'un militant de Stop Nogent, qui à l'époque était également membre de la CRII-RAD. Même l'interprétation des résultats doit beaucoup au Comité, qui, bien qu'antinucléaire, ne manque pas de compétences, y compris scientifiques.
Il faut remarquer qu'à cette époque, proche du choc de Tchernobyl, les relations informelles entre organisations qui contestaient le nucléaire étaient très fortes en région parisienne et dans l'Aube. Les luttes politiques entre appareils nationaux ou au sein de ces appareils, et les rivalités d'ambition personnelle, n'avaient pas l'acuité qu'elles ont prises depuis. Des militants étaient actifs dans deux ou trois organisations sans incompatibilités graves et l'information significative circulait facilement. Par exemple, de même que le Comité a été concrètement aidé dans ses actions spécifiques par de nombreuses organisations, le petit nombre de personnes qui ont réellement vécu sur place les affaires d'Itteville et de l'école de Nogent-sur-Marne savent que des militants du Comité Stop Nogent y ont joué un rôle non négligeable. Dans Ce nucléaire qu'on nous cache, le brouillage de la chronologie ne permet pas de percevoir la pugnacité de la lutte antinucléaire en région parisienne pendant quelques années après 1988.
Prélèvement de fontinales effectué dans la Seine, le 24 juin 1989, par des militants du Comité Stop Nogent. (Photo D. Léonard). |
A partir de novembre 1988, les résultats des analyses effectués par la CRII-RAD et l'ACRO sur une mousse aquatique prélevée par le Comité Stop Nogent étaient de plus en plus singuliers. Pendant les premiers mois de 1989, les communiqués de presse de la CRII-RAD et du Comité Stop Nogent n'eurent aucun écho dans les médias et EDF sembla les ignorer superbement. Fin juin, les tentatives d'une journaliste de TF1, Françoise Marie-Morel, de rendre publiques les inquiétudes des associations étaient étouffées par la censure de Michel Chevalet (responsable d'émissions scientifiques à TF1, qui était à l'époque représentant des journalistes au Conseil Supérieur de Sûreté et d'Information Nucléaire). Mais simultanément, EDF annonçait sur la messagerie téléphonique de la centrale, avoir découvert des anomalies à Nogent tout en affirmant que la radioactivité dans la Seine était normale. Le problème n'a pu réellement être soulevé publiquement que grâce aux relations du Comité avec Gilles Cordillot, journaliste au Parisien, qui publie, le samedi 1er juillet, un article spectaculaire dans ce journal. Pendant tout le week-end, notre Comité est alors sollicité pour des interviews à la télévision. Dans les jours qui suivent il semble qu'à l'exception du Parisien, la presse nationale écrite n'ait rien entendu de ces informations télévisées. Malgré ce silence remarquable, l'émotion soulevée dans la région de Nogent (exprimée par la presse locale) attisée par la révélation, grâce à notre Comité, d'un gros hoquet de la balise de Nandy (destinée à contrôler la radioactivité dans la Seine en amont de Paris), aboutissait à la convocation d'une réunion extraordinaire de la Commission locale d'information par le préfet Massoni. Le Comité Stop Nogent, bien que ne faisant pas partie de cette commission y était invité et y introduisait François Mosnier, directeur du laboratoire de la CRII-RAD, ce qui permettait à celle-ci de s'exprimer dans un cadre officiel.
Dans Le Cri du Rad numéro 11 du 2e trimestre 1989, publié par la CRII-RAD (dont la présidente était alors Michèle Rivasi), un article intitulé "Nogent-sur-Seine : 1987-1989 - De l'étude d'impact aux problèmes de sûreté" saluait "une démarche qui a valeur d'exemple, celle du Comité Stop Nogent". Après l'énumération des associations qui avaient participé aux opérations, on pouvait y lire : "Le Comité Stop-Nogent décidait d'organiser les prélèvements et les assurait en collaboration avec un biologiste de l'Université de Paris VII. Le laboratoire de la CRII-RAD était chargé de réaliser le traitement et la mesure des échantillons en spectrométrie gamma. De la synergie entre ces deux associations allait naître l'étude qui suit" (celle qui aboutissait à déceler un problème de corrosion dans le circuit primaire d'un réacteur).
Biais, lacunes et confusion
Le temps a passé, et dans le livre qui vient de paraître, EDF (qui apparaît dans ce passage comme une entreprise ayant une attitude tout à fait responsable face aux difficultés rencontrées), l'autorité de sûreté nucléaire, la CRII-RAD, et la chaîne de télévision TF1 sont devenues les seuls protagonistes de cette affaire.
Le compte rendu du rôle qu'y ont joué les médias n'est pas non plus un modèle de rigueur. Leur présence est limitée à la confrontation de la CRII-RAD et de Michel Chevalet de TF1 dans un rôle de censeur qui fut effectivement le sien; quant à la presse écrite, dont l'action est magnifiée dans le premier chapitre, elle est là étrangement absente. Nous nous contenterons de rappeler que, si on excepte Le Parisien qui joua un rôle très important dans cette affaire, les autres grands quotidiens ont été remarquablement silencieux sur les problèmes que rencontraient la centrale de Nogent-sur-Seine au milieu de l'année 1989. Ils les ont superbement ignorés, même après la très bonne couverture de l'affaire à des heures de grande écoute par la plupart des chaînes de télévision pendant le premier week-end de juillet. Pressions extérieures ou autocensure? Malheureusement, nous ignorons totalement ce qui s'est passé alors dans les rédactions. Hélène Crié, journaliste professionnelle qui a beaucoup écrit pour Libération, en particulier sur les problèmes du nucléaire, a certainement des éléments pour répondre à cette question. Ce n'est pas dans ce livre qu'elle les aura fournis.
L'écriture de ce livre a certes été rapide, comme le montre de grossières erreurs de détail (par exemple, page 63, Michèle Rivasi attribue les rejets anormaux de Cobalt 58 dans la Seine en 1989, à la corrosion d'une cuve de réacteur alors que c'étaient des tubes de générateur de vapeur qui étaient en cause; dans Le Cri du Rad numéro 11, c'est pourtant bien cette partie du circuit primaire qui est présentée comme suspecte). Cette constatation n'est pas suffisante pour expliquer les manques que nous avons relevés.
Nous avons limité nos considérations à des faits frappants dans un domaine que nous connaissons bien pour y avoir très activement participé, et souvent même joué un rôle moteur. Une analyse plus profonde de l'ensemble de l'ouvrage pourrait-elle dégager une cohérence politique (il ne faut pas oublier que Michèle Rivasi est maintenant députée apparentée socialiste à l'Assemblée nationale) dans les choix effectués par les auteurs? Cette question mériterait d'être élucidée.
Pour le public préoccupé du nucléaire civil en France, ce livre est important, en particulier par certaines informations neuves et percutantes qu'il fournit sur les pratiques dans les centres de production. Il est malheureusement fortement biaisé en ce qui concerne le rôle des différents acteurs qui participent aux luttes suscitées par cette industrie, médias inclus. Dans la façon dont est relatée l'affaire de Nogent-sur-Seine en 1989, l'escamotage des associations antinucléaires et le voile pudique jeté sur les comportements des grands quotidiens, sont à cet égard éloquents.
Sélection de documents pour en savoir plus
- Comité Stop -Nogent : "Étude radioécologique du site", La Gazette nucléaire (n- 86/87, mars 1988, p. 30 à 32).
- Enquête Patrick Lepetit et Anne-Marie Pieux Gilède.Que Choisir? "En France, des plantes et des produits laitiers sont encore contaminés. Et à Nogent" (n- 242, septembre 1988, p. 15-16).
- Comité Stop-Nogent : "Conférence de presse du Comité Stop-Nogent du 31 janvier 1989", La Gazette nucléaire (n- 92/93, février 1989, p. 30 à 32).
- Un dossier de Gilles Cordillot, "Centrale nucléaire de Nogent, Les écologistes s'inquiètent mais pas les scientifiques : huit fois plus de radioactivité dans la Seine en huit mois", Le Parisien (Sam. 1er-Dim. 2 juil. 1989).
- "NOGENT-sur-SEINE : 1987-1989, De l'étude d'impact aux problèmes de sûreté". Le Cri du Rad (n- 11 - 2e trimestre 1989).
- Comité Stop-Nogent : "Dossier" -"Les fruits d'une stratégie", La Gazette nucléaire (n- 98/99, décembre 1989, p. 24 à 27 et p. 31).
- Conférence de presse du jeudi 25 janvier 1990 - En association avec les groupes locaux Provins-Écologie et les Amis de la Terre de Troyes : La lettre d'information du Comité Stop-Nogent sur Seine (supplément au n- 43/44 de novembre et décembre 1989).
- Henri Octor (Comité Stop Nogent)."Nogent-sur-Seine SUSPICION LÉGITIME, LÉGITIME DÉFENSE Naissance d'une question ".Les Réalités de l'écologie (n- 8 janvier-février 90, p. 22 à 26).
- Dossier présenté par le Comité Stop-Nogent à la délégation municipale d'information de la Ville de Paris.La lettre d'information du Comité Stop Nogent-sur-Seine (n- 50, septembre-octobre-novembre 1990, p. 2 à 8).