A la fin du mois d'août, pendant quelques
jours, les écologistes de gouvernement (Madame Voynet,
Monsieur Cohn Bendit et leurs porte-parole plus ou moins fidèles)
ont tenu une grande place dans les médias français.
Ceux-ci donnaient l'impression qu'une forte tension existait au
sein du gouvernement de gauche plurielle, et que la politique
nucléaire française y était pour beaucoup
; Madame Voynet venait pourtant de signer les décrets autorisant
la création du laboratoire d'étude d'enfouissement
des déchets radioactifs de Bure, et d'une extension de
l'installation nucléaire de base Melox (productrice du
combustible Mox, chargé en plutonium). On pouvait croire
que la décision de construire de nouveaux réacteurs
nucléaires de type EPR était imminente ; les concurrents
de Madame Voynet au sein des Verts auraient alors pu profiter
de la situation pour la mettre en difficulté. Mais tout
rentrait rapidement dans l'ordre avec une discussion en tête
à tête, très confidentielle, entre Messieurs
Jospin et Cohn Bendit et la promesse d'un grand débat national
(largement ouvert et démocratique, bien entendu).
Quel enjeu réel pouvait-il y avoir dans cette affaire ?
Le Canard Enchaîné (n° 4114 du 1er septembre
1999, page 3) ne s'y est pas trompé. Les réacteurs
nucléaires de grande puissance en service actuellement
sont censés avoir une durée de vie d'environ quarante
ans ; ce qui mène à fin 2017 pour le plus ancien
d'entre eux : Fessenheim 1. Dans ce cadre, fin 2002 (année
d'élection présidentielle) il y aurait encore 15
ans pour construire un réacteur de remplacement. On peut
ajouter aux considérations du Canard Enchaîné
que les exportations d'électricité devraient diminuer,
et que Framatome n'a pas le couteau sous la gorge, puisque l'Etat
en a repris le contrôle de fait au mois de juillet. Il semble
que Madame Voynet n'ait pas eu beaucoup de souci à se faire
pour sa place de Ministre, car il n'y a aucune urgence à
prendre une décision de renouvellement du parc nucléaire
français.
Dans ces conditions, quel sens pouvait avoir la manifestation
antinucléaire nationale qui était prévue
pour le 28 novembre ? Pour Monsieur Noël Mamère (député
du parti "Les Verts" à l'assemblée nationale),
s'exprimant sur France info le 28 septembre, celle-ci visait
à soutenir la sortie du "tout-nucléaire"
en diversifiant les modes de production d'électricité.
Il est difficile de distinguer cette position de celle du secrétaire
d'état à l'industrie, Christian Pierret, membre
du parti socialiste. Dans le communiqué qu'ils ont publié
le 30 septembre 1999 à propos de l'accident de Tokai-Mura,
au Japon, « Les Verts rappellent leur opposition à
l'ensemble des opérations qu'il est convenu d'appeler "aval
du cycle nucléaire", constitué du retraitement,
de la transformation en MOX et de la surgénération.
». Pour eux cet accident « constitue une démonstration
supplémentaire des risques que la multiplication des installations
nucléaires et des expérimentations technologiques
fait courir à la santé publique ». L'introduction
du mot multiplication dans cette phrase est lourde de sens : elle
permet de ne contester qu'un certain nombre, considéré
comme trop grand, d'installations nucléaires. Mais Il n'est
nullement question, dans ce communiqué, de sortie proche
ou lointaine du nucléaire. Cette position ne semble pas
beaucoup plus hardie que celle de Monsieur Mamère.
Dans ce contexte, la manifestation du 28 novembre, dont les Verts
étaient des coorganisateurs de poids, ne nous semblait
avoir qu'une très faible portée ; mais elle tendait
à justifier l'existence de ceux qui en prenaient l'initiative,
en piégeant les antinucléaires, utilisés
comme outils inconscients de jeux de pouvoir minuscules. Son inanité
devenait évidente à l'annonce le 13 octobre, dans
un colloque économique, que les décisions politiques
à prendre sur le programme de centrales nucléaires
EPR étaient reportées aux alentour de 2003-2004,
dates considérées comme lointaines. Les organisations
qui voulaient manifester pour protester essentiellement contre
l'éventuelle construction de ces centrales, ne pouvaient
alors que l'annuler.
En fait une manifestation nationale n'aurait une portée
antinucléaire significative que si elle pouvait rassembler
un grand nombre de participants demandant clairement de sortir
le plus rapidement possible de la production d'électricité
nucléaire. Cela supposerait un bouleversement des positions
dominantes dans les organisations les plus importantes qui se
posent en champions du combat antinucléaire en France (Greenpeace,
Les Verts, et par contrecoup le réseau "Sortir
du nucléaire").
Mais, dans ce pays, les conséquences de l'accumulation
des déchets radioactifs paraissent bien lointaines, et
la perspective d'un accident nucléaire majeur ne fait pas
peur à grand monde. Beaucoup de Français pensent,
comme le directeur général de Framatome,
Dominique Vignon, que Tchernobyl n'est pas un accident nucléaire
mais un accident soviétique. Et, le premier octobre au
matin, moins de 24 heures après l'accident de Tokai-Mura
la rédaction de France-Inter concluait (en forçant
le sens de documents de l'Institut de Protection et de Sûreté
Nucléaire) qu'un accident de ce genre ne peut pas se
produire en France. Il deviendra vite un accident spécifiquement
japonais. Et pourtant la physique nucléaire, génératrice
de comportements particulièrement instables, et même
parfois explosifs, est identique en France, au Japon et en Ukraine.
Des historiens commencent à prendre la mesure du rôle
qu'a joué la catastrophe de Tchernobyl dans l'effondrement
de l'URSS. Quels effondrements faudra-t-il pour ruiner le crédit
des technocrates et de ceux qui rêvent de jouer un rôle
analogue ?