Dans l'étude des survivants japonais,
l'évaluation des morts par cancers qu'on pouvait attendre
dans une telle population a été critiquée
depuis assez longtemps. Le deuxième terme de la relation
effet/dose, les doses reçues à Hiroshima, était
resté dans l'ombre et personne n'y faisait allusion, ce
qui pouvait laisser croire que les doses ne posaient pas de problème.
Le 22 mai 1981, la revue scientifique américaine Science
titre : "Les bases de 15 ans de recherches sur le
rayonnement pourraient être fausses. La toxicité
du rayonnement pourrait être sous-estimée."
Deux physiciens (W.E. Loewe et E. Mendelsohn) d'un laboratoire
américain de recherche sur les armes nucléaires
venaient de recalculer le rayonnement émis pendant les
explosions d'Hiroshima et de Nagasaki. Leurs résultats
mettaient en cause l'évaluation officielle du risque cancérigène
du rayonnement."Que d'énergie, que de temps perdus
par les uns et par les autres pour construire ces rapports biaisés,
ensuite pour les démolir, finalement pour revenir à
zéro." Ce texte est extrait de l'intervention
du professeur Latarjet, membre de l'Institut, à une réunion
de la S.F.E.N. (Société Française pour l'Energie
Nucléaire) et de la S.F.R.P. (Société Française
de Radioprotection) qui s'est tenue le 9 mars 1981, c'est-à-dire
moins de trois semaines après la publication de Science.
Ce professeur visait les études dont les résultats
ne sont pas conformes aux normes officielles et qui sèment
le trouble dans les consciences honnêtes. Les experts sont
alors contraints à une gymnastique difficile de réfutation
afin "d'éviter au spectateur honnête - comme
il dit- les affres du débat." Le fait que l'étude
qui lui sert de référence dans ses réfutations
ne soit pas correcte ne semble pas troubler ce professeur, même
si les trublions, cette fois-ci, font partie de l'establishment
nucléaire militaire.
A partir de 1947, le gouvernement américain a financé
une enquête épidémiologique de grande envergure
sur les survivants japonais.
Paradoxalement, les catastrophes nucléaires d'Hiroshima
et de Nagasaki allaient servir à démontrer que les
dangers du rayonnement dans le domaine des "faibles doses"
n'étaient pas très élevés, ce qui
devait permettre un développement bon marché de
l'industrie nucléaire avec des normes de protection suffisamment
souples et non contraignantes. Certains experts allèrent
même jusqu'à démontrer l'effet bénéfique
des faibles doses.
Les survivants japonais vont être suivis de 1950 jusqu'à
leur mort. Cela donnera "l'effet". Quand à la
"dose", elle sera déterminée par des calculs
simulant les explosions et la connaissance de l'endroit où
chacun des survivants se trouvait au moment des bombardements.
Des explosions expérimentales furent faites dans le Névada
pour tenter de vérifier certains résultats des calculs.
Ce dossier est longtemps demeuré secret. Quant aux données
biologiques, elles ne furent pas accessibles à des chercheurs
autres que ceux officiellement affectés à l'étude,
bien qu'aucune clause de secret militaire ne fût avancée.
Seules les conclusions sur l'effet du rayonnement et quelques
analyses partielles furent publiées. Quand le secret fut
levé sur le calcul des doses reçues, certains chercheurs
demandèrent des explications sur les hypothèses
utilisées. Le responsable* se déclara incapable
de fournir des précisions sur les hypothèses qu'il
avait utilisées, car ses dossiers s'étaient égarés
et furent détruits au cours d'un déménagement
! Rappelons qu'il s'agissait de secrets militaires servant de
base à la protection sanitaire pour tous les habitants
de la terre ! Etrange coïncidence, car on apprend maintenant
par des bouches officielles que, depuis 1975, beaucoup de spécialistes
avaient de sérieux doutes sur la validité de ces
calculs. Il faut noter que ces experts qui "doutaient"
se sont abstenus de participer à la polémique qui
opposait les deux grandes études quantitatives, celle sur
les survivants japonais et celle sur les travailleurs de Hanford.
Le responsable de l'étude (et de la disparition des données)
a récemment déclaré : "Nous savions
à ce moment (en 1965) que la réponse que nous avions
n'était pas assez bonne, mais nous avions une réponse
et les crédits s'épuisèrent." L'important
pour cet expert n'était pas d'avoir une réponse
correcte mais simplement une réponse. Il n'indique pas
que les crédits lui furent refusés pour trouver
une réponse plus correcte. La réponse qu'il apportait
à la radioprotection était satisfaisante à
la fois pour les promoteurs de l'industrie nucléaire et
les militaires fabricants de bombes.
Les chercheurs qui viennent de refaire les
calculs sont bien embarrassés et considèrent cette
étude comme un cadeau empoisonné. Peut-être
ont-ils lu l'avertissement désabusé de Karl Morgan
qui fut, pendant plusieurs années, le Président
de la Commission Internationale de Protection Radiologique :
"Notre destin en tant que physiciens médicaux d'une
profession en croissance constant a été l'un des
plus intéressants et des plus excitante, mais il n'a pas
toujours été facile, car il fut un temps où
certains de mes collaborateurs furent rétrogradés
ou perdirent leur emploi parce qu'ils refusaient de céder
aux pressions pour abaisser nos critères de sécurité,
parce qu'ils refusaient des compromis qui conduisaient à
accepter des conditions de travail insuffisamment sûres."
La position de ces chercheurs est assez délicate. Hésitation
à publier des résultats définitifs, déclarations
contradictoires, affirmations curieuses du genre : nos résultats
sont préliminaires, il ne faut pas en tirer de conclusions
pour la radioprotection, mais de toute façon les conséquences
biologiques seront inchangées (c'est quasiment une promesse
faite aux officiels) et il ne sera pas nécessaire de modifier
les normes de radioprotection. Or, même si leurs résultats
sont préliminaires, on peut cependant tirer deux conclusions
définitives :
1) Les calculs précédents
étaient grossièrement faux.
2) Les normes actuelles de radioprotection n'ont plus aucun fondement
scientifique.
Il faudrait d'ailleurs ajouter : de nombreux experts officiels
connaissaient la situation et ils n'ont rien dit.
Des conférences en juin et septembre 1981 ont réuni
des spécialistes. Cela devenait urgent, car le sujet risquait
d'être explosif. Les journaux (américains) en parlaient,
des bruits circulaient dans les couloirs des laboratoires spécialisés.
Un vieil expert officiel, rompu à la discipline de la radioprotection,
Seymour Jablon, a bien résumé la situation : "Etant
donné l'expérience unique (sic) à Hiroshima
et Nagasaki et les dizaines de millions de dollars qui ont été
dépensés pour essayer d'accumuler des résultats
de biologie humaine, il est vraiment,consternant de penser que
nous sommes ici, trente-six ans plus tard, à débattre
des ordres de grandeur des doses reçues."
Et pour finir, il formule son souhait, que les recherches
se terminent vite. Il n'ajoute pas que c'est son désir
de vérité qui le pousse. Mais l'amertume de ses
propos montre bien que ce genre de débats risque fort d'enlever
beaucoup de crédibilité à ces experts qui
depuis 1975 savaient (ou auraient dû savoir) que les données
numériques sur lesquelles leurs discours s'appuyaient étaient
fausses. Le même Jablon précise clairement le sens
que doivent suivre les nouvelles recherches : "Je
pense qu'il est absolument nécessaire, dans cette ténébreuse
affaire, que tout système de dosimètrie qui en résultera
finalement soit raisonnablement en relation avec les influences
biologiques que nous connaissons... "
Pour ce personnage important, le raisonnement est le suivant
:
1) Le rayonnement est peu dangereux et les normes traduisent ce
point démontré parfaitement par l'étude épidémiologique
que nous, experts dûment reconnus, avons faite sur les survivants
japonais.
2) Comme le rayonnement est peu dangereux et que les normes internationales
sont parfaitement fondées (voir le paragraphe précédent),
il n'est pas pensable qu'un calcul sur les explosions d'Hiroshima
et de Nagasaki puisse montrer le contraire.
Le raisonnement est d'une totale circularité : il faut
s'appuyer sur les normes internationales pour évaluer les
doses de rayonnement reçues par les survivants japonais,
dont la connaissance est nécessaire pour estimer le risque
cancérigène du rayonnement afin d'établir
des normes scientifiquement fondées ! Ce personnage est
probablement dès plus importants, car ses raisonnements
curieux ne semblent pas avoir soulevé d'objection de principe
parmi l'auditoire.
Quand on lit les comptes rendus de ces réunions d'experts,
il apparaît tout à fait évident que les responsables
officiels de la pathologie du rayonnement, qui se disent les garants
de notre protection, ont un postulat de base : le rayonnement
n'est pas dangereux. Ce postulat est absolument nécessaire
pour le développement de l'industrie nucléaire.
Le fond de la discussion sur le calcul des explosions est le suivant.
Le modèle mathématique utilisé en 1965 pour
simuler les explosions conduisait à différencier
les effets produits par les deux bombes. Celle d'Hiroshima (à
uranium enrichi) aurait donné plus de neutrons que celle
de Nagasaki (au plutonium). Ceci amenait les experts à
attribuer une bonne partie des cancers observés chez les
survivants à l'effet des neutrons. Il restait peu de cancers
pour le rayonnement gamma. L'industrie nucléaire naissante,
grosse productrice de ce rayonnement, était satisfaite.
Mais cette évaluation suscite toujours des polémiques,
même parmi les experts officiels. Par exemple, au cours
des réunions du Comité Spécialisé
de l'Académie des Sciences des U.S.A. (dont les conclusions
servent de référence à tous les officiels),
le président soutenait la thèse que le danger des
neutrons était surestimé et qu'en conséquence,
le risque lié au rayonnement gamma était, lui, sous-estimé
d'un facteur au moins égal à 2. A l'opposé,
Rossi, un autre expert soutenait la thèse inverse et proposait
d'augmenter les doses maximales admissibles pour les gammas. La
majorité du comité préféra recommander
le statu quo, compromis finalement acceptable par les militaires
et les civils. Cependant, la polémique inquiéta
certains laboratoires militaires qui se voyaient menacés
d'un renforcement des normes de sécurité liées
aux neutrons. Ceci les poussa à revoir les données
de base, que par ailleurs ils savaient douteuses. Les nouveaux
calculs montrèrent que le taux de neutrons avait été
surestimé d'un facteur pouvant aller jusqu'à 10.
Le résultat est immédiat : les cancers qu'on attribuait
aux neutrons, il faudrait maintenant les affecter aux rayons gamma
qui deviennent alors particulièrement dangereux. Pour éviter
la déroute des comités d'experts et les conséquences
qui en résulteraient pour l'industrie nucléaire,
il était urgent de rendre l'affaire "ténébreuse"
suivant l'expression de Jablon.
Signalons au passage qu'il n'y a plus maintenant aucune donnée
valable sur l'effet biologique des neutrons et on voit difficilement
comment les experts internationaux pourraient justifier une évaluation
quelconque du risque de ce rayonnement.
L'affaire s'est compliquée encore plus. Profitant du débat,
certains spécialistes commencèrent à éplucher
de près les hypothèses de ces évaluations
et mirent en évidence ce que par euphémisme ils
nomment négligences dans les calculs antérieurs.
Toutes vont dans le même sens : surévaluer la dose
affectée aux survivants, ce qui minimise l'effet cancérigène.
On s'aperçoit alors qu'il faut recalculer correctement
l'absorption du rayonnement par les tissus humains pour avoir
la dose correcte reçue par les différents organes.
D'autre part, l'effet d'écran des bâtiments au moment
des explosions a été assez largement sous-estimé.
En particulier, un physicien d'un laboratoire américain
de Brookhaven remarqua que, pour Nagasaki, une fraction importante
de la population fut fichée avec des doses beaucoup trop
fortes. En effet, les travailleurs de l'aciérie Mitsubishi
furent arbitrairement considérés comme étant
à l'extérieur. Or, pour eux, l'effet d'écran
protecteur des murs en béton et en acier de l'usine, ainsi
que les grosses machines, fut très important. La difficulté
de calculer l'effet ne justifie pas pour autant de le négliger.
C'est pourtant ce qui a été fait.
Le minimum qu'on devait exiger des experts, c'était de
reconnaître l'énorme difficulté de calculer
les doses reçues par la population, de préciser
les -simplifications apportées par leurs hypothèses,
d'évaluer honnêtement les marges d'erreur qui sont
considérables. Or on s'aperçoit maintenant que toutes
les hypothèses simplificatrices vont dans le sens d'une
minimisation de l'effet biologique. Ceci est particulièrement
inadmissible quand il s'agit de la protection de la santé.
Le président de la Commission spécialisée
de l'Académie des Sciences américaine, Edward Radford,
a relancé la polémique que les officiels de la santé
avaient réussi à éteindre. Il propose que
les normes prennent en compte un risque deux fois plus élevé
que celui reconnu auparavant, et cela en attendant des résultats
plus précis. Ce facteur 2 est d'ailleurs totalement arbitraire.
Il ajoute qu'on devrait envisager, dans l'estimation des risques,
l'induction de tous les cancers, qu'ils soient mortels ou non.
Cela donnerait une meilleure évaluation du détriment
causé par le rayonnement. La logique des normes internationales
de radioprotection impliquerait alors de réduire les doses
maximales admissibles pour les travailleurs et la population par
un facteur 2 ou 4. Les experts auraient évidemment toujours
la possibilité de renoncer à leur critère
d'acceptabilité et de le remplacer par un critère
de nécessité pour l'industrie nucléaire,
indépendamment des conséquences pour la santé.
Depuis près d'un an, les nouvelles sur cette "ténébreuse"
affaire se font rares. Les experts officiels ont réussi
à stopper la polémique publique, en attendant que
de nouveaux calculs, aux hypothèses toujours aussi floues,
soient publiés, justifiant le maintien du statu quo provenant
d'un calcul reconnu faux.
Il n'y a plus actuellement aucun fondement correct au système
de radioprotection, donc à l'évaluation des dangers
de l'industrie nucléaire. L'étude épidémiologique
sur les travailleurs de Hanford demeure la seule valable, la plus
précise pour l'évaluation des risques cancérigènes
du rayonnement. Il serait très important que cette étude
soit élargie aux travailleurs des autres centres nucléaires
(Oak Ridge et Los Alamos) pour qui l'administration américaine
a les données nécessaires. Elles pourraient, si
elles étaient dépouillées, doubler le nombre
de personnes suivies, c'est-à-dire améliorer notablement
la précision de l'évaluation du risque. Mais ceci
ne semble pas être le souci majeur des responsables de la
santé publique.
* John Auxier, Laboratoire National d'Oak Ridge.
Roger Belbéoch
Gazette
Nucléaire n°56/57, décembre 1983.