En juillet-août 2001 six experts de Russie, Belarus et
Ukraine ont été chargés par diverses organisations
de l'ONU de recueillir "des informations utiles et fiables
sur les conséquences humanitaires de l'accident à
la centrale nucléaire de Tchernobyl". Se fondant
sur "une analyse rigoureusement scientifique des données
factuelles", obtenues par observation ainsi que fournies
par les autorités locales des territoires contaminés,
ces représentants du Goscomhydromet et du Comité
Tchernobyl du Belarus, du Ministère des situations d'urgences,
du Centre de médecine radiologique, de l'Institut de sociologie
et de la Chambre haute d'Ukraine, ainsi que de l'ONG "Taïfun"
et de deux établissements scientifiques de l'Académie
des sciences de Russie absents de la liste officielle des établissements
académiques (il s'agit d'un soi-disant "Laboratoire
de dosimétrie écologique et médicale"
et de "l'Institut de sécurité nucléaire
de l'Académie des sciences de Russie"), ont élaboré
une série de recommandations à l'attention de la
communauté internationale et des gouvernements du Belarus,
d'Ukraine et de Russie concernant les problèmes liés
aux conséquences de la catastrophe de Tchernobyl. Pour
ce faire, ils se sont servi des Rapports des programmes nationaux
consacrés à Tchernobyl (les matériaux déjà
cités de Goscomtchernobyl et du Ministère de l'Education
du Belarus, du Ministère des situations d'urgence d'Ukraine
et le rapport russe sur la qualité de l'eau dans la région
administrative de Briansk) et de l'analyse "d'articles
scientifiques, d'actes normatifs et d'autres publications".
Le rapport de ces experts à l'ONU, publié sous forme
de livre en anglais et en russe et intitulé "Les conséquences
humanitaires de l'accident à la centrale atomique de Tchernobyl",
fut solennellement présenté aux médias et
au public en février 2002 à New-York, Minsk, Kiev
et Moscou.
Il existe deux points de vue diamétralement opposés
sur Tchernobyl. Ces deux positions se reflètent également
dans les structures de l'ONU: l'UNSCEAR, l'AIEA et l'OMS clament
d'une seule voix qu'à part quelque 1800 cancers de la thyroïde
causés par une irradiation dans l'enfance et la mort de
plusieurs dizaines de "liquidateurs", il n'y a pas d'autres
conséquences de la radiation due à Tchernobyl établis
avec assurance. D'autre part le Secrétaire général
des Nations Unies, M. Kofi Annan a écrit en 2000 dans la
préface à une publication de l'Office de l'ONU sur
la coordination des affaires humanitaires: " Il se peut
qu'on ne connaîtra jamais le nombre exact de victimes. Mais
les trois millions d'enfants qui réclament des soins -
non pas en 2016 mais bien plus tôt - nous donnent une idée
du nombre de gens qui risquent de tomber gravement malades
Leur avenir en sera mutilé comme l'est leur enfance. Nombreux
mourront avant terme. Pouvons-nous les laisser vivre et mourir
avec le sentiment que le monde est indifférent à
leur déplorable situation?"
Le rapport 2002 de l'ONU est une tentative de réconcilier
ces deux points de vue : ainsi trouve-t-on parmi les organisations
qui l'ont financé l'OMS, connue pour ses sympathies pour
le nucléaire, mais aussi la Fondation pour l'Enfance de
l'ONU (UNICEF), le Programme de développement de l'ONU
(UNDP) et l'office de coordination des affaires humanitaires (UN
OCNA).
La tragédie de Tchernobyl a touché des millions
de personnes, c'est un événement à l'échelle
du globe qui témoigne à la fois de l'aventurisme
des promoteurs du nucléaire, de la lâcheté
et de l'héroïsme, des souffrances et de la solidarité
des hommes de la terre. Tchernobyl continue à placer l'humanité
devant de nombreux problèmes et parmi ceux-ci le plus important
: que faire pour diminuer la souffrance des populations, comment
normaliser la vie dans les territoires contaminés? L'envergure
économique du problème vaut son échelle humaine
: des dizaines de milliards de dollars ont déjà
été dépensés mais les dépenses
à venir sont encore bien plus importantes.
On trouve dans le rapport de l'ONU des paroles fort justes sur
l'importance d'une aide internationale efficace; les mesures qui
y sont proposées contribueront sans aucun doute à
la consolidation des efforts de la communauté internationale.
Nous sommes entièrement d'accord avec les auteurs du Rapport
lorsqu'ils disent qu'il est "nécessaire d'avoir
une information complète, véridique et précise
sur les conséquences de l'accident" et que tout
argument doit être soumis à "une expertise
détaillées et honnête". Mais la lecture
attentive du Rapport nous oblige à conclure que ce document
de l'ONU manque justement de véracité, et que l'information
qu'il donne n'est ni complète, ni objective.
Le Rapport affirme par exemple que les retombées radioactives
"continueront encore à agir sur la population des
campagnes pendant plusieurs dizaines d'années".
C'est faux. La contamination par le césium et le strontium,
même affaiblie avec le temps, continuera à agir encore
pendant plusieurs centaines d'années (dix périodes
de demi-vie), quant aux territoires contaminés par le plutonium
et l'americium, ils resteront dangereux à jamais, pendant
de nombreux millénaires. Notons d'ailleurs que même
après la baisse de la radioactivité due à
la transformation naturelle des radionucléides, la contamination
des gens peut ne pas diminuer et même comme le montre
l'expérience augmenter: c'est précisément
ce que l'on constate actuellement partout dans les territoires
contaminés par Tchernobyl.
Il est également incorrect d'affirmer que les risques liés
au premier impact de la radioactivité "se sont
déjà réalisés". On sait que
la radiation provoque une transformation du matériau génétique
(mutations) et que ces changements génétiques sont
héréditaires. Rien que pour cette raison le choc
radiologique de Tchernobyl se fera malheureusement encore sentir
dans les nombreuses générations à venir.
On sait en outre que les cancers radio-induits n'apparaissent
pas immédiatement : le cancer du sein et des poumons
au bout de 20 ans, le cancer du colon au bout de 30 ans. Ce n'est
donc qu'après 2016 que les risques se seront réalisés
pour ceux qui ont reçu le premier choc radiologique en
1986.
Les phobies sans fondement ne sont certes d'aucun secours. Cependant
prendre la radiation à la légère est tout
aussi dangereux. Lorsqu'on nous affirme qu'il est possible "de
créer un environnement favorable" dans les territoires
contaminés, on ment. L'environnement y sera toujours défavorable.
Par contre même dans un milieu aussi défavorable,
il est possible d'organiser la vie de manière à
écarter dans une certaine mesure le danger si on s'applique
à suivre tout une suite de règles et à respecter
tout une suite d'interdits (voir ci-dessous). Mais il est clair
qu'au cours des siècles à venir il faudra prendre
bon nombre de diverses mesures pour que la vie se poursuive dans
ces territoires.
En insistant toujours sur le fait qu'il est possible de vivre
sans danger dans les territoires contaminés, les auteurs
affirment "qu'il existe des espèces agricoles que
l'on peut cultiver sans danger sur des sols contaminés
par les radionucléides". Nous avons encore affaire
à une demi vérité. Il est vrai que certaines
espèces de végétaux accumulent moins de radionucléides
que d'autres. Par exemple il y a cinq fois moins de strontium
radioactif dans le blé cultivé sur un sol contaminé
que dans l'orge ou le pois cultivés sur le même sol;
deux fois moins de radionucléides accumulés dans
les pommes de terre que dans la betterave etc
On peut même
distinguer les espèces d'arbres par la manière dont
ils accumulent les radionucléides. Cependant il n'existe
pas de végétaux qui n'absorberaient pas du tout
de radionucléides à partir du sol. Cela signifie
qu'il faudra longtemps encore poursuivre le contrôle radiologique
des produits alimentaires.
La thèse centrale du chapitre écologique du Rapport
est également fausse au point de vue scientifique. On y
propose d'utiliser "le potentiel" des territoires
contaminés pour "remplir les obligations internationales
des trois pays concernant la protection de la diversité
biologique", d'utiliser les écosystèmes
des forêts et des marécages "dans le but
de la conservation de la diversité biologique".
Dans la zone contaminée par Tchernobyl il peut sembler
que la vie sauvage, libre de l'influence de l'homme, est particulièrement
riche mais cette zone ne peut en aucun cas être considérée
comme une réserve normale et saine des diverses formes
de vie. Les études effectuées aussi bien dans les
territoires contaminés par Tchernobyl que dans les territoires
de l'Oural de l'Est et d'autres régions précédemment
contaminées (par exemple dans la région de l'explosion de Totsk près d'Orenbourg)
ont montré que des dizaines de générations
plus tard une instabilité génétique survient
dans les populations d'organismes vivants qui ont subi le choc
radiologique. De plus la santé des animaux et des plantes
nés dans ces territoires est bien problématique.
Le fait que la plupart des oiseaux ne reviennent pas sur les lieux
après l'hivernage, par exemple, semble montrer qu'ils périssent
en grand nombre au cours du premier hiver. L'appareil génétique
des espèces animales et végétales des territoires
contaminés que l'on a étudiées s'avère
altéré. La diversité biologique dans ces
territoires n'est qu'une illusion extérieure. En réalité
la santé de ce milieu est sérieusement perturbée.
Ces territoires ne constituent pas une réserve de vie,
ils sont bien au contraire une sorte de tumeur cancéreuse
sur le corps de la nature vivante. Scientifiquement parlant le
problème n'est pas d'utiliser cette diversité biologique
radioactive mais d'en protéger les autres populations.
Mais c'est probablement dans leur étude de la morbidité
dans les populations des territoires contaminés que les
auteurs du Rapport font les plus sérieuses entorses à
la vérité.
Ils affirment que l'augmentation des malformations innées
liée à un excès d'irradiation ne se voit
pas confirmées par des données statistiques. C'est
faux : ces données existent. C'est ainsi que de 1986 à
1995 sur tout le territoire du Belarus la fréquence des
malformations innées importantes (bec de lièvre
et fission du palais, anomalie de la formation des membres, altération
du développement du système nerveux central et du
système de circulation sanguine, fermeture de l'sophage
ou de l'anus etc.) a augmenté de 40% (elle est passée
de 12 à 17 pour 1000 nouveau-nés) et si l'on compte
les ftus avortés pour malformation, elle a augmenté
de 80% (jusqu'à 22 cas sur 1000). Certaines autres données
montrent que de 1988 à 1999 la fréquence des malformations
innées en Bélarus a plus que doublé. Des
données statistiques confirmant l'augmentation des malformations
innées existent également pour les territoires contaminés
d'Ukraine et de Russie.
Nombre de cas de malformation innées sur 100.000 nouveau-nés
dans les régions administratives de Briansk et de Kalouga
(Balaïeva et co, 2001)
Région | 1990 Ý. | 1998 Ý. | Augmentation |
Kalouga | 104,7 | û52,6 | x 3,4 |
Briansk | 32,3 | 404,2 | x 12,5 |
L'argument habituel contre ce genre de statistiques consiste
à dire que l'augmentation observée n'est qu'un effet
de "screening", c'est à dire provient de l'attention
excessive portée à la fixation de ces cas. Mais
cet effet ne peut survenir dans l'étude d'une seule et
même région par les mêmes personnes et les
mêmes méthodes. Pourtant c'est précisément
dans les régions contaminées que l'on observe l'augmentation
significative de cas de malformation innée. Ces données
existent pour de nombreuses régions du Belarus (Gomel,
Moguilev), d'Ukraine (Jitomir) et de Russie (Briansk). Grâce
à ses services de statistiques développés,
l'Allemagne dispose également de données de ce genre.
Après une minutieuse analyse des statistiques médicales,
on y a récemment découvert qu'en Bavière,
la région d'Allemagne du sud la plus touchée par
les retombées de Tchernobyl, le nombre de cas de malformations
innées avait atteint un maximum en novembre-décembre
1987, c'est à dire 7 mois après le pic de la concentration
du césium dans le corps de la mère. Le ftus
qui se développait dans le corps de la mère s'est
avéré le plus sensible à l'action tératogène
des radionucléides pendant le second mois de la grossesse.
On observe dans les territoires contaminés du Belarus une
augmentation du pourcentage de nouveau-nés morts suite
à des défauts du développement du système
nerveux, une augmentation de mort-nés
Tout cela montre
que sous l'action de doses même relativement faibles de
radiation, des altérations incompatibles avec la vie surviennent
dans le développement du ftus. La détérioration
catastrophique de l'état de santé des enfants pour
toutes les maladies dans les territoires contaminés ne
laisse aucun doute : si en 1985 plus de 80% des enfants vivant
dans ces territoires étaient en bonne santé, en
2000 il n'y en avait plus que 20%. Dans les régions méridionales
les plus touchées de la région de Gomel il n'y a
pratiquement aucun enfant en bonne santé.
Affirmer, comme on le fait dans le Rapport, que l'augmentation
de la mortalité "ne peut être le résultat
de Tchernobyl" pour la seule raison qu'on observe ce
phénomène dans l'ensemble de l'ex-URSS, manque de
rigueur scientifique. La mortalité a en effet augmenté
dans toute l'ex-URSS mais, premièrement, cette augmentation
a atteint une valeur observable justement après 1986 et
il n'est pas exclu qu'une des raisons de cette augmentation soit
due aux retombées de Tchernobyl qui ont recouvert des territoires
où habite plus de la moitié de la population de
l'URSS. Deuxièmement, cette augmentation de la mortalité
est particulièrement importante précisément
dans les territoires fortement contaminés.
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Des nourrissons |
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Générale |
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L'affirmation du Rapport que "la structure de la morbidité dans les territoires contaminés reste analogue à celle des autres régions de l'ex Union Soviétique" est une affirmation mensongère. Là où l'on dispose de statistiques fiables, on voit qu'après la catastrophe, on observe une augmentation importante des avortements spontanés et des mort-nés en plus de l'augmentation de la mortalité. Pour ce qui est des autres changements dans la structure de la morbidité de la population des territoires contaminés (par rapport à celle de la population des territoires voisins où les conditions sociales et économiques sont analogues), on observe:
Les maladies induites par les retombées de Tchernobyl se comptent par dizaines. On ne peut les expliquer ni par l'effet du "screening", ni par des facteurs socio-économiques, car les territoires comparés ne se distinguent que par leur niveau de contamination. Dans le Rapport de l'ONU on mentionne bien certaines des maladies en les accompagnant de réflexions du genre "ce qui n'est pas absolument certain", "c'est possible, ce n'est pas sans fondement", "ce n'est pas confirmé par des données statistiques". Ces expressions viennent de toute évidence cacher des données statistiques absolument fiables. Voici un exemple concret. Parmi les conséquences déterminées par la catastrophe, les auteurs du Rapport mentionnent l'apparition de cataractes chez les liquidateurs qui ont reçu de fortes doses de radiation. Mais ils ne disent pas que ce phénomène ne concerne pas uniquement les liquidateurs et qu'on l'observe aussi chez les habitants des territoires contaminés . Chez les gens évacués de la zone de contrôle rigoureux (plus de 40 Ci/km_) il se manifeste même avec plus d'évidence que chez les liquidateurs.
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* 1993 Ý.
Dans leur analyse des données sur les conséquences
sanitaires et biologiques de la catastrophe, les auteurs du Rapport
laissent se glisser dans leur raisonnement deux erreurs méthodologiques.
La première concerne la logique de l'argumentation. Pour
justifier leur refus de prêter attention aux données
existantes, dans plusieurs endroits du Rapport ils parlent de
la nécessité "d'effectuer des recherches
scientifiques rigoureuses et reconnues par la communauté
internationale", de dégager des "conséquences
scientifiquement fiables", de procéder à
"des études scientifiques méthodologiquement
fondées et sans parti pris", d'être "fidèles
aux protocoles scientifiques reconnus dans le monde",
d'obtenir des "preuves faisant autorité",
de faire "des recherches scientifiques de qualité",
d'avoir " un programme de recherches scientifiques reconnu
par la communauté internationale", d'avoir "des
résultats fiables et objectifs", sous-entendant
par là même qu'une grande partie des données
recueillies ne correspondent pas à ces critères.
On peut ignorer les études existantes uniquement si la
comparaison des données recueillies "non conformément
aux protocoles scientifiques internationaux" avec celles
obtenues conformément à ces protocoles nous montre
que les études faites dans les mêmes régions
selon des méthodes différentes donnent des résultats
différents: il serait alors normal d'exiger une vérification.
Tant qu'une telle comparaison n'a pas été faite,
il est incorrect du point de vue méthodologique (et moralement
inadmissible) d'ignorer les résultats des études
scientifiques faites précédemment. Ceux qui les
ignorent font preuve de parti pris vis à vis des résultats
des recherches qui montrent que la santé des habitants
des territoires contaminés se dégrade. Même
si l'on accepte le point de vue des auteurs du Rapport et si l'on
écarte les milliers d'études qui selon eux ont été
effectuées selon des méthodes incorrectes, on n'a
pas le droit de conclure à l'absence de conséquences
sanitaires pour la seule raison que les données manquent.
La seconde erreur méthodologique des auteurs du Rapport
consiste à ignorer le principe de précaution. L'histoire
de l'humanité montre que dans les cas où nous ne
pouvons affirmer avec certitude que nos actes sont inoffensifs,
nous devons supposer qu'ils peuvent avoir des conséquences
dangereuses. Les auteurs du Rapport reconnaissent que la catastrophe
de Tchernobyl présente encore de nombreux aspects peu clairs
aux conséquences incertaines: on ne sait pas tout des premières
doses reçues dans les premiers jours qui ont suivi la catastrophe,
des particularités de la distribution géographique
des radionucléides tombés sur le sol, de l'irradiation
future des habitants des zones contaminées, des conséquences
sanitaires et génétiques de l'impact radiologique.
Qui plus est on parle dans le Rapport de la nécessité
d'étudier "l'éventuel lien entre le cancer
du sein chez les jeunes femmes et chez les femmes qui allaitaient
au moment de l'accident et de la radiation", "entre
la radiation et le cancer du sein, du cancer de la thyroïde
chez les adultes et la santé des participants à
la liquidation des conséquences de l'accident"; "la
répartition du césium dans les tissus biologiques
et les risques d'altérations spécifiques",
"l'éventuel impact de la radiation sur le développement
intra-utérin". Comment les auteurs du Rapport
peuvent-ils affirmer que "les conséquences sanitaires
de la radiation sont exagérées" s'ils reconnaissent
eux-mêmes que nos connaissances scientifiques sur ce sujet
sont encore bien insuffisantes? Tout en reconnaissant que nous
ne connaissons pas encore tous les risques possibles, comment
peuvent-ils affirmer qu'il n'y a aucun danger!
On ne peut que s'étonner du fait que tout en citant les
aspects qu'il est nécessaire d'étudier scientifiquement
dans l'avenir, ils ne mentionnent même pas tout une suite
de questions liées à l'impact de la radiation qui
nécessitent une étude non moins urgente. Citons
parmi ces aspects l'action de la radiation :
Dans leur recommandations les auteurs du Rapport ont laissé
de côté de nombreuses questions de principe fort
importantes, ce qui fait douter de l'ensemble de la stratégie
qu'ils proposent, y compris de leur "nouvelle approche"
(p. 158, 159), qui consiste à résoudre le problème
de Tchernobyl en trois étapes: l'étape "de
la résolution des problèmes d'extrême urgence",
1986-2001, l'étape de la "réhabilitation",
2002-2012, et l'étape de la "gestion" après
2012. Il est inquiétant de voir que les auteurs ne prévoient
que pour 2012 "d'effectuer une analyse plus approfondie
de l'état des choses
, de définir les besoins
courants dans les domaines tels que la santé publique,
l'écologie et la recherche scientifique". Selon
nous il faut faire tout cela immédiatement et continuer
en permanence sans attendre la fin de la prochaine décennie.
Les auteurs du Rapport s'écartent de l'objectivité
qu'ils déclarent (et du but essentiel du Rapport) lorsqu'ils
manifestent ouvertement leur attitude favorable vis à vis
de l'industrie nucléaire qui est à l'origine de
la catastrophe. Ceux qui travaillent dans le nucléaire
répètent depuis longtemps que Tchernobyl n'est qu'un
accident technologique qui a causé la mort de plusieurs
dizaines de personnes, moins de 2000 malades du cancer de la thyroïde
(facile à traiter), que ses conséquences sont exagérées
et proviennent surtout du stress causé par la radiophobie
et les évacuations trop rapides de la population, bref,
qu'il est grand temps "d'oublier Tchernobyl". Bien que
les auteurs déclarent dès les premières lignes
du Rapport on se demande pourquoi qu'ils ont travaillé
"sans aucune pression de la part de quelque organisation
ou personne intéressées que ce soit", ils
affirment à l'unisson avec les défenseurs du nucléaire
que les craintes de la population concernant la contamination
radioactive et ses conséquences sont "non fondées"
et même qu'elles sont dues à des "provocations".
Les auteurs du Rapport vont plus loin que les promoteurs du nucléaire
et au lieu de parler "d'accident", parlent maintenant
de "l'incendie à la Centrale nucléaire de
Tchernobyl", comme cause de la propagation de radionucléides.
Parler ainsi est dire des choses foncièrement fausses car
les radionucléides ont été projetés
dans l'atmosphère non pas à cause de l'incendie
mais de l'explosion du réacteur nucléaire. L'incendie
à la centrale de Tchernobyl est un événement
second. L'utilisation de termes "d'incendie" a pour
but de calmer les esprits: parler de catastrophe est combien plus
inquiétant que parler d'incendie.
Les auteurs du Rapport ne cachent pas leur inquiétude de
voir se développer l'industrie nucléaire et disent
que "le sort de la population des villes et villages contaminés
restera au centre de toute nouvelle discussion sur le développement
de l'énergétique dans les années à
venir" et que "les compagnies mondiales travaillant
dans le domaine de l'énergie sont intéressées
à ce que ces problèmes soient résolus et
que l'avenir de l'énergie nucléaire soit examiné
sans émotions mais raisonnablement en se fondant sur les
arguments et les faits". N'est-il pas surprenant de voir
les auteurs de l'analyse de la catastrophe humanitaire si soucieux
du développement de l'énergie nucléaire?
Si les auteurs du Rapport reprennent la thèse des promoteurs
du nucléaire en répétant que la mort de 39
personnes fortement irradiées fut la conséquence
déterminée avec le plus d'évidence par Tchernobyl,
ils ne disent rien des données de "l'Union Tchernobyl",
association regroupant les participants à la liquidation
des conséquences de l'accident (les liquidateurs), selon
lesquelles près de 70% des liquidateurs sont malades (troubles
du système endocrinien 10 fois plus fréquent que
la moyenne pour la Russie, troubles psychiques 5 fois plus
fréquents, maladie du système de circulation sanguine
et digestif 4 fois plus fréquent qu'en moyenne pour
la Russie). Les liquidateurs deviennent invalides quatre fois
plus souvent que le reste de la population. En général
le sort des 600.000 liquidateurs est également un des aspects
humanitaires importants de l'accident qui mérite qu'on
y attire l'attention de l'ONU. On sait que les altérations
du matériel génétique subies par les liquidateurs
se transmettent aux générations suivantes.
Les auteurs du Rapport sont de facto solidaires avec les promoteurs
du nucléaire qui répètent depuis longtemps
que l'arrêt du développement de l'industrie nucléaire
est une des conséquences les plus tragiques de Tchernobyl
et "qu'il est temps d'oublier Tchernobyl". Certes
les gouvernements de tous les pays victimes de Tchernobyl ont
intérêt à minimiser les dépenses destinées
à pallier aux conséquences. Pour les uns comme pour
les autres, moins on sera au courant des maladies radio-induites,
mieux cela vaudra. Ce refus de connaître la triste vérité
se manifeste par l'arrêt des recherches consacrées
à Tchernobyl dans les établissements d'état,
l'abaissement du statut des organes chargés des aspects
sociaux du problème de Tchernobyl et même par l'écartement
direct des chercheurs les plus actifs et les plus honnêtes
des études scientifiques (comme c'est le cas au Belarus
pour le prof. Y.Bandazhevsky).
Pour ce qui est de l'analyse des conséquences de la catastrophe
de Tchernobyl, on observe aujourd'hui le même phénomène
que pour l'étude des conséquences sanitaires du
bombardement de Hiroshima et Nagasaki au début d'août
1945. Les Forces d'occupation avaient alors interdit de procéder
à toute recherche consacrée à l'influence
de la radiation. Celles-ci n'ont été autorisées
qu'en 1950, quatre ans et demi plus tard, quand l'information
la plus importante sur l'effet de la radiation était à
jamais perdue. Notons que ce sont précisément ces
données statistiques châtrées qui ont servi
de base à toutes les normes de sécurité radiologique
en vigueur actuellement. Ces normes ont été élaborées
sans tenir compte de la mortalité exagérée
des groupes les plus sensibles de la population les enfants,
les vieillards, les malades et sont incapables d'assurer
efficacement notre protection. Comme l'a récemment avoué
un des plus grands spécialistes russes en radioprotection,
le directeur du complexe "Radon" de Moscou: "L'élaboration
des normes de radioprotection s'est révélée
dès le début une forme de révérence
à l'industrie nucléaire". Cette attitude est
à la source de nombreux millions de morts au XX siècle.
Ces morts sont dus au développement de l'industrie nucléaire
et avant tout, certes, aux essais nucléaires dans l'atmosphère,
mais aussi à l'irradiation par rayons X, au traitement
du carburant nucléaire et au travail ordinaire dans les
centrales atomiques.
Les données de Tchernobyl subissent sous nos yeux le même
sort que celui réservé par les promoteurs du nucléaire
aux données de Hiroshima et Nagasaki. On nous propose d'admettre
que toutes les données réunies par les nombreux
chercheurs du Belarus, d'Ukraine et de Russie n'ont aucune valeur
scientifiquement et de recommencer à zéro l'étude
des conséquences de la catastrophe maintenant que 15 ans
se sont écoulés et qu'une énorme quantité
de données est irrécupérable.
Que devons-nous donc faire? Quelle doit être notre stratégie
pour que notre action soit efficace? Essayons d'en tracer les
contours.
Bien qu'il ne puisse être question de réhabiliter
entièrement les territoires contaminés, on peut
et on doit entreprendre un ensemble de mesures pour minimiser
les conséquences humanitaires de la catastrophe. Il faudrait
avant tout avoir un instrument de mesure sûr. Le calcul
de la charge radioactive subie par les populations se base actuellement
sur la densité de la contamination des territoires et s'avère
fort imprécise. Il faut le remplacer par la mesure objective
et précise de la charge corporelle accumulée par
chaque individu. Dans un seul et même village les doses
reçues par les habitants peuvent sensiblement varier d'une
personne à l'autre. Cela peut dépendre d'un tas
de choses (de la contamination par taches du territoire, du régime
alimentaire etc.) Une stratégie efficace se doit d'être
individualisée au maximum et tournée en premier
lieu vers ceux qui ont le plus souffert ou qui affrontent les
plus grands risques. Réaliser une telle approche individualisée
est tout à fait possible, il y a tout ce qu'il faut pour
cela: des appareils pour mesurer le rayonnement humain (les spectromètres
de rayonnement humain ou SRH), des méthodes pour analyser
les valeurs de l'irradiation accumulée au cours de tout
une vie au moyen de la dosimétrie de l'émail dentaire,
et par les modifications survenues dans les molécules des
protéines (méthode FISH). D'autres méthodes
objectives de dosimétrie individuelle peuvent très
certainement être élaborées si l'on attire
l'attention des scientifiques vers ce problème et si l'on
leur donne les moyens nécessaires.
La reconstitution de la contamination des premiers jours et semaines
qui ont suivi l'accident fait également partie de l'étude
objective telle que nous l'entendons. Les premiers jours les charges
radioactives étaient des centaines et des milliers de fois
plus importantes que maintenant à cause des radionucléides
à vie brève. Il s'agit de l'action non seulement
de l'iode 131, mais du lantan 140, tellurium 132, neptunium 239,
xénon 133, baryum 140 et d'autres. Il se peut que les effets
peu clairs observables actuellement peuvent s'expliquer par l'impact
bref et puissant de ces radionucléides rares.
Il est nécessaire de créer auprès de l'ONU
un fonds d'aide aux victimes des catastrophes nucléaires.
Il y a dans le monde près de 430 réacteurs en fonctionnement;
à mesure qu'ils vieillissent, les risques d'accident augmentent.
Pas de doute: nous devons nous attendre à de nouvelles
catastrophes dans les centrales atomiques. Ce fonds devrait se
constituer grâce à des versement obligatoires représentant
un pourcentage de revenu provenant de la vente de l'énergie
électrique par les pays propriétaires de centrales
atomiques.
Comme les habitants des territoires contaminés par les
retombées de Tchernobyl reçoivent actuellement 90%
de leur charge radioactive par les aliments de production locale
contaminés par les radionucléides, il faudra poursuivre
pendant de nombreuses dizaines d'années encore le contrôle
de la contamination de ces produits et des charges incorporées
par les habitants (au moyen de l'anthropogammamétrie).
Il faut établir des cartes de la contamination de la population
par les radionucléides (et tout d'abord des enfants) et
marquer les régions à surveiller tout particulièrement.
La radioprotection de la population doit s'appuyer sur la charge
corporelle annuelle du groupe critique, c'est à dire du
groupe le plus contaminé de la population. Des mesures
au moyen du SRH doivent être effectuées dans chaque
localité sur un échantillon fiable constitué
de représentants de divers groupes sociaux (20% de la population
est une proportion suffisante). Les seuils (1 mSv/an pour les
adultes) doivent être établis en tenant compte du
groupe critique des habitants du village (plus de 10). La loi
biélorusse "De la protection sociale des citoyens
victimes de la catastrophe à la centrale de Tchernobyl"
a été complétée en 2001 par une exigence
extrêmement importante, à savoir que les mesures
de protection doivent être poursuivies même si la
charge annuelle diminue de 1 à 0,1 mSv/an.
Plus de 4 millions de personnes habitent dans les régions
de l'ex-URSS contaminées par les retombées de Tchernobyl
y compris près d'un million d'enfants. Etablir des niveaux
rigoureux d'admissibilité de la concentration des radionucléides
dans les aliments et veiller à ce qu'ils soient réellement
appliqués serait une mesure efficace importante de radioprotection.
La contamination du lait par les radionucléides dans une
localité précise est un indice suffisant du danger
qu'il y a pour la santé des enfants à vivre dans
cette localité. Selon les données du Ministère
de la Santé du Belarus pour 2001, il y a 1100 villages
où la concentration de césium 137 dans le lait dépasse
50 Bq/kg et 350 villages où elle dépasse 100 Bq/kg.
Malgré les repas que les enfants de ces villages reçoivent
2-3 fois par jour à l'école et au jardin d'enfants,
malgré leur suivi médical, les cures de rétablissement
et le traitement qu'ils reçoivent, malgré la fertilisation
complémentaire des sols cultivés par des engrais
minéraux, nous n'arrivons pas à baisser le taux
d'incorporation du césium 137 chez ces enfants au-dessous
de 30-50 Bq/kg; il est donc nécessaire de rendre les normes
d'admissibilité de la concentration de radionucléides
dans les aliments plus rigoureuses. Les normes européennes
pour les situations d'urgence actuellement en vigueur (1 mSv/an
pour le seuil d'irradiation, 1000 Bq/l pour la concentration limite
de césium 137 dans le lait pour les adultes et 400 Bq/l
pour les enfants) ont été établies sur la
base des coefficients de risques calculés d'après
les données de Hiroshima et Nagasaki et sont absolument
inadmissibles. Pour la situation d'irradiation chronique telle
qu'elle se présente après Tchernobyl, ces normes
doivent être 10 à 20 fois plus rigoureuses (la norme
d'admissibilité pour la dose annuelle d'irradiation interne
devant être baissée jusqu'à 0,1 mSv/an, ce
qui correspond à 30-40 Bq par kilo de poids du corps).
La recherche médicale doit absolument inclure des projets
internationaux visant à déterminer la corrélation
entre les maladies et le niveau de concentration des radionucléides
dans l'organisme. C'est le seul moyen de déterminer les
liens de cause à effet existant entre les maladies et les
conséquences de la catastrophe de Tchernobyl. Avant son
arrestation le professeur Y.Bandazhevsky a pu établir le
lien de cause à effet existant entre la dose d'irradiation
interne et, d'une part, les altérations de l'ECG et d'autre
part, les maladies de la vue (cataractes). Il est nécessaire
de poursuivre les recherches communes des physiciens et des médecins
dans cette voie: examen sur SRH des enfants pour déterminer
les valeurs de la concentration de radionucléides dans
leur organisme et examen médical de ces mêmes enfants.
Il est également urgent de réaliser une campagne
d'information auprès de la population pour la former aux
moyens simples de radioprotection et éviter ainsi la pénétration
de radionucléides dans leur organisme avec les aliments
ingérés. La macération dans l'eau salée
(2 cuiller à soupe de sel pour 1 l d'eau) de la viande,
des champignons, du poisson permet de diviser le taux de césium
137 dans ces produits par les facteurs 3 4 . Comme 60%
de la charge annuelle provient de la consommation du lait contaminé,
il faut leur apprendre à séparer le lait. L'ajout
d'adsorbants chimiques (bleu de Prusse) dans les fourrages peut
diminuer de 35 à 75% le taux de radiocésium dans
le lait et la viande.
Dans chaque district et chaque localité il faudrait réaliser
les programmes qui prévoient d'introduire une fois tous
les 3 ans des engrais minéraux dans les sols cultivables
( et avant tout les potagers privés), les prairies, les
forêts (dans les lieux de cueillette des baies et des champignons,
c'est à dire dans un rayon de 10 km autour des localités).
L'apport de 3 t de calcium et de 100 kg de phosphore par hectare
permet de diminuer de 80 à 90% la quantité de radionucléides
transférée dans les plantes. L'apport de calcium
ou de lignine dans les écosystème forestiers s'est
avéré fort efficace pour faire baisser le taux de
césium dans les baies et les champignons.
Pour évacuer les radionucléides de l'organisme,
la prise d'adsorbants naturels à base de pectine s'est
avérée fort efficace: il faut prendre des additifs
alimentaires à base de pectine pendant un mois au moins
quatre fois par an. Pour la production d'additifs alimentaires
à base de pectine, la matière première (déchets
des fabriques de conserves et de jus de fruit) ne manque ni en
Russie, ni au Belarus, ni en Ukraine.
La détérioration catastrophique de la santé
(surtout celle des enfants) 16 ans après la catastrophe
de Tchernobyl permet d'affirmer que les maladies ne sont pas provoquées
par le stress ou la radiophobie, ni par l'évacuation en
masse (seuls 140 000 habitants des 2 millions vivant dans les
territoires fortement contaminés ont été
évacués au Belarus; en Ukraine et en Russie, la
proportion est la même), mais par l'action chronique de
faibles doses de radiation.
L'insuffisance de moyen n'est pas la seule raison pour laquelle
les mesures de protection nécessaires ne sont pas prises:
le caractère ambigu et contradictoire de la politique des
gouvernements en est une non moins grave (pour dépenser
moins, les gouvernements ont tendance à cacher les vraies
dimensions de la tragédie).
Cependant une petite équipe d'enthousiastes comptant quelques
dizaines de personnes a su en quelques années examiner
140.000 enfants au moyen de SRH, distribuer et faire prendre de
la pectine à 45.000 d'entre eux et faire appliquer dans
certaines régions des territoires contaminés toutes
les mesures de radioprotection nécessaires. Il ne s'agit
donc pas d'une tâche irréalisable mais elle devrait
être réalisée à une tout autre échelle.
Il suffirait d'utiliser raisonnablement les moyens existants pour
diminuer sensiblement les conséquences négatives
de la catastrophe de Tchernobyl dans les pays concernés.
Nos pays (et tout d'abord le Belarus) ne pourront, certes, jamais
dans les décennies à venir effacer les conséquences
de la tragédie de Tchernobyl sans l'aide internationale
la plus large. Il faut trouver les moyens financiers pour réaliser
tous les projets internationaux dans tous les territoires contaminés.
Cette assistance devrait se poursuivre pendant plusieurs dizaines
d'années le temps que les radionucléides
ne quittent les couches végétales du sol et que
la production d'aliments "propres" pour la population
tout entière ne soit définitivement assurée.