Le 6 août, vers 7 heures et demie du
matin, j'étais déjà à mon service
et après avoir terminé les préparatifs d'un
transfert de malades, j'attendais l'arrivée de l'ambulance
en fumant une cigarette dans mon bureau.
C'est à ce moment-là que, par-delà la fenêtre,
à hauteur du rebord du toit, un éclair d'une intensité
extraordinaire illumina le ciel. Je sursautai pensant qu'un court-circuit
s'était produit dans le transformateur qui alimentait la
salle de radiographie. Aussitôt, un choc extrêmement
violent et bref secoua tout le bâtiment. Projeté
de ma chaise, je me retrouvai enseveli sous le contenu de ma bibliothèque.
Je me relevai vivement et, stupéfait de voir qu'une épaisse
couche de gravats et de débris de verre tombés du
plafond recouvrait le sol, je dégringolai l'escalier du
premier en criant: « Aux abris ! Aux abris ! » La
cour de l'hôpital grouillait de malades et de personnel
qui se ruaient vers les abris antiaériens. Croyant d'abord
qu'il s'agissait d'un violent tremblement de terre, je finis par
réaliser que c'était bel et bien un bombardement.
Je retournai aussitôt faire une ronde dans les pavillons
pour m'assurer que tout le monde s'était bien rendu aux
abris.
Ce choc, si bref fut-il, avait suffi pour souffler tuiles et charpente,
pulvériser la moindre vitre, défoncer plafonds et
planchers, mettre tout le mobilier sens dessus dessous. Au rez-de-chaussée
comme au premier, le sol était couvert de débris
de toutes sortes au point de rendre tout déplacement dangereux.
Comment ai-je pu courir à travers un tel chaos ? Comment
le souffle d'une seule bombe avait-il pu provoquer de tels dégâts
? Où a-t-elle bien pu tomber, cette bombe ?... J'avais
retrouvé assez de calme pour me poser ce genre de questions.
Heureusement, dans cette brève tourmente, les dégâts
humains se limitèrent à quelques blessés
légers.
Du centre de la ville, colossal monstre blanc, une énorme
colonne de fumée montait dans le ciel et tout autour se
formait un immense troupeau d'épais nuages bouchant peu
à peu l'horizon: un spectacle indescriptible ! On apprit
alors que le centre ville avait été complètement
détruit et que les victimes n'allaient pas tarder à
envahir notre hôpital.
Un
agent de police soigne des brûlures avec des chiffons trempés
d'huile. Photo Matsushige Yoshito. "En m'approchant pour
tenter de prendre la photo, les larmes ont embué le viseur
de l'appareil si bien que je ne pouvais presque rien voir."
Le poste de police à l'arrière-plan, à l'extrémité
ouest du pont Miyuki-bashi servait alors de centre de secours
en cas de raid aérien. L'agent de service, le sergent Suzawa,
s'est rappelé que de l'huile de table rationnée
était stockée dans le jardin d'enfants voisin. Cela
lui a permis de porter les premiers secours aux brûlés.
La jeune fille portant une marinière blanche était
une élève du lycée Hiroshima-Daiichi.
Elle a été identifiée vingt ans après
et était toujours vivante.
Sur l'ordre du directeur, je donnai aussitôt
des instructions au personnel pour qu'il se prépare rapidement
à donner des soins et que chaque équipe d'urgence
se tienne prête à son poste.
Bientôt, les blessés se mirent à affluer.
Une nuée de malheureux à peine vêtus, pieds
nus, au milieu des pleurs et des hurlements, formaient un cortège
de damnés. Le déferlement des blessés dévorés
de terreur et d'impatience était impossible à canaliser
et, le mur d'enceinte s'étant effondré, le flot
humain s'engouffrait de tous les côtés et se précipitait
directement dans les salles de soins. Les deux cent trente hectares
sur lesquels s'étendait notre hôpital transformé
en cour des miracles, débordaient de victimes. La plupart
souffraient de brûlures et les cas de fractures et d'autres
blessures étaient relativement peu nombreux. Leurs vêtements
étant pour la plupart soit déchirés soit
brûlés, ils étaient presque nus et torturés
par un soleil brûlant. Épuisés par la douleur
lancinante des brûlures, ils suppliaient qu'on leur donne
à boire, s'accrochant à n'importe quel membre du
personnel en criant: « Aidez-moi ! À boire ! »
Et comme les infirmières leur refusaient catégoriquement
de l'eau, leurs cris déchirants ne faisaient que redoubler.
Parmi tous ces gens qui réclament à boire, certains
ne sont-ils pas déjà à l'agonie ? Peut-on
leur refuser cette ultime consolation ? Qui donc aurait le coeur
de les en priver ? Ma supplique fut acceptée par le directeur
et je courus crier à la ronde qu'on leur donne de l'eau.
Dans la bousculade des blessés, quelqu'un cria «
Papa ! » et s'accrocha à moi. C'était Sumiyo,
ma fille aînée. « Maman et Keizo (le cadet)
sont là aussi, gravement blessés. Vite, fais quelque
chose ! »
Je n'avais pas eu le temps de m'inquiéter de ma femme et
de mes enfants. Ce matin, quand j'appris que le centre de la ville
avait été dévasté, un moment d'angoisse
m'avait étreint en pensant qu'ils s'y trouvaient alors
en service obligatoire mais mes lourdes responsabilités
me retenaient de partir à leur recherche et mon sens du
devoir m'obligeait à étouffer mes sentiments personnels.
Mais l'appel de ma fille les avait réveillés et
je me précipitai à la recherche des miens.
- Je suis là ! À cette voix, je découvris
enfin ma femme. Elle était étendue sur l'herbe,
dans la cour de l'hôpital, au milieu de nombreux blessés.
Le visage était bouffi au point qu'elle ne pouvait plus
ouvrir les yeux, la fumée avait noirci son corps presque
nu: elle était dans un état tel que je ne l'aurais
pas reconnue si elle ne m'avait pas appelé.
Je finis également par retrouver Keizo. Lui aussi était
presque nu et se trouvait dans le même état pitoyable
mais il avait encore toutes ses forces et, dans un élan
émouvant, il me demanda de sauver son camarade qu'il avait
accompagné jusqu'ici.
Alerté par un vrombissement d'avion ennemi, je transportai
d'abord ma femme dans un abri avec l'aide de Sumio, enduisis son
visage et ses membres de pommade d'oxyde de zinc et lui fis un
pansement. Comme on venait justement de livrer une importante
quantité de lait destiné aux blessés, je
lui en donnai. Plusieurs de ses voisines se trouvant également
parmi les victimes, je les recherchai et les transportai dans
le même abri pour les soigner. Je fis de même pour
Keizo et son camarade mais comme l'air de cet abri bondé
devenait irrespirable, je me débrouillai pour arranger
un coin de salle et y installai ma femme et mon fils qui se sentirent
enfin rassurés.
Mon fils de treize ans, qui travaillait dans un chantier de démolition
derrière l'hôtel de ville, était en train
de transporter des tuiles, torse nu, sur le toit d'une maison
quand l'éclair et le souffle le précipitèrent
au sol et c'est de là qu'il était venu à
pied jusqu'ici.
Ma femme aussi se trouvait dans une rue derrière l'hôtel
de ville et attendait des ordres au milieu d'un important groupe
de travailleuses. Quand elle se réveilla du choc de l'éclair,
elle gisait à plusieurs mètres de là, sur
le bas-côté, parmi un grand nombre de victimes. Poursuivie
par d'épaisses volutes de fumée noire, elle se traîna,
tombant et se relevant, dans la direction que prenait la foule
des fuyards. Ramassée par un camion déjà
chargé de blessés, elle s'informa de sa direction.
On lui dit qu'il se rendait à l'hôpital militaire
d'Ujina et quand elle répondit qu'elle voulait aller à
l'hôpital de la Mutuelle, un agent de la police d'État
la rabroua en lui répliquant que l'hôpital militaire
et celui de la Mutuelle, c'était la même chose et
en la traitant de factieuse, il la précipita du véhicule
aux environs du pont Miyukibashi.
Ayant repris connaissance au bout d'un moment, elle se releva
et tituba tant bien que mal jusqu'à cet hôpital.
Je passai continuellement d'une salle dans l'autre veillant à
ce que les soins soient distribués avec le maximum d'efficacité.
J'insistai pour que les infirmières s'informent du nom
et de l'adresse de cette multitude de blessés qui encombraient
couloirs, abris, jardin, allées et dépendances,
et qu'elles remplissent une fiche qu'elles épingleraient
sur chaque patient. Mais les sinistrés, avec leurs corps
boursouflés et couverts de cendres, de sueur et de sang,
étaient méconnaissables au point que pour beaucoup,
il était impossible de déterminer l'âge et
le sexe, sans compter que les agonisants n'avaient plus la force
d'articuler leur nom ni leur adresse.
Quant aux médicaments, cela consistait pour l'essentiel
en pommade de zinc que, au début, nous confectionnions
selon les méthodes normales mais l'équipe de pharmacie
au grand complet ne suffisant plus à la demande, on finit
par en fabriquer à pleins seaux dont nous malaxions le
contenu à la main.
Toutes nos réserves d'ingrédients de base y passèrent
en un rien de temps et nos stocks d'oxyde de zinc et d'huile prévus
pour plusieurs années disparurent sur-lechamp. Nous en
étions réduits au mercurochrome. Heureusement, les
pansements ne manquaient pas.
Avec tous ces blessés badigeonnés de la tête
aux pieds soit de pommade blanche soit de mercurochrome écarlate,
les salles de l'hôpital avaient pris l'aspect d'un sinistre
carnaval.
Vint le moment où nous fûmes en mesure de distribuer
de la glace, du lait, des boules de riz et des biscuits. Le flot
des blessés tarissait et quand un certain calme commença
de régner dans l'hôpital, la nuit se mit à
tomber. Le courant étant coupé, il fallut continuer
à soigner à la lueur incertaine des lampes de poche,
des lampes à pétrole et des bougies.
Une infirmière étant venue m'annoncer que l'état
de Keizo devenait inquiétant, je me précipitai à
son chevet avec l'infirmière en chef qui lui fit une piqûre
cardiotonique mais la voix de mon petit Keizo s'était tue
et son pouls ne palpitait plus sous mes doigts. Ma femme, étendue
à ses côtés, me raconta. en sanglotant ses
derniers moments. Il n'avait cessé de répéter
qu'il était perdu:
- Je m'en vais avant toi mais il faut que tu vives !
- Courage !
Ma femme l'avait soutenu de la parole mais il s'était éteint
après avoir appelé son père d'une voix haute
et ferme. Je me reprochais amèrement de n'avoir pas fait
tout mon possible pour sauver mon fils. Aidé de l'infirmière
et de Sumiyo, je fis la toilette du mort et retournai à
mon bureau.
Tard dans la nuit, les premiers soins ayant été
distribués à tous, le personnel eut enfin droit
à une pause. Tous, oubliant la faim, la fatigue et les
longues heures de service, s'étaient dévoués
jusqu'à l'extrême limite de leurs forces physiques
et mentales: ils avaient accompli une tâche surhumaine.
Je m'accordai quelque repos près de ma femme mais, éclairant
mon chemin à la faible lueur d'une bougie, je fis plusieurs
rondes dans l'hôpital.
Dans les salles, les couloirs, les abris et la cour, des cris
et des gémissements déchiraient la nuit. Un immense
sentiment de pitié m'écrasait et c'est comme si
j'en avais eu le souffle coupé. Ma foi religieuse me consolait
cependant et je me disais que ce calvaire devait bien servir à
quelque chose. Aussitôt que les blessés entendaient
mes pas s'approcher dans l'obscurité, un choeur de supplications
montait de partout « De l'eau ! De l'eau ! »
Un second jour se leva sur l'enfer. Dès l'aube,
tout le personnel se prépara à reprendre le combat
et c'est avec une ardeur qui semblait ignorer les fatigues de
la veille que tous se remirent au travail. L'agitation des blessés
s'était un peu calmée mais ils nous assaillaient
déjà en longues files d'attente. La mort avait emporté
bien des malheureux pendant la nuit et leurs cadavres, dans la
canicule du mois d'août, empestaient l'air au point que,
pris de vomissements et de maux de tête, le personnel ne
pouvait plus accomplir sa tâche. Après consultation
des autorités, il fut décidé de commencer
l'évacuation des morts.
Dans un champ situé à trois cents mètres
à l'est de l'hôpital, fut installé un bûcher
funéraire mais les nombreux volontaires de la défense
civile qui transportaient les cadavres sur des brancards ne suffisaient
pas à la tâche ; il fallut que des infirmières
s'y mettent aussi.
La police enregistrait minutieusement tous les renseignements
concernant chacune des victimes. Pendant la guerre, chaque citoyen
devait porter, cousu sur son vêtement, nom, adresse, âge,
etc., mais ces morts étant quasi nus et, pour la plupart,
rendus méconnaissables par les brûlures et les blessures,
il était extrêmement difficile de les identifier.
Dans bien des cas, il fallut se contenter des étiquettes
que j'avais fait remplir la veille. Si bien que pour ceux qui
l'avaient perdue ou qui étaient morts avant qu'on ait pu
la rédiger, force fut de se fier aux noms marqués
sur les ceintures ou les sous-vêtements. Les erreurs devenaient
inévitables. A voir le nombre important de gens dévêtus,
on leur en demanda la raison: ils avaient le corps en feu et s'étaient
débarrassés de leurs haillons dans une semi-inconscience.
Des parents venus s'informer du sort de leurs proches commencèrent
à affluer. Certains fondaient en larmes en se jetant sur
un cadavre, d'autres s'évanouissaient à la vue du
pauvre corps d'un être aimé, d'autres encore réclamaient
avec pleurs et cris qu'on retire du bûcher déjà
allumé un être cher. A eux aussi, il fallut consacrer
beaucoup de temps. Je transportai moi-même la dépouille
de mon pauvre Keizo jusqu'au champ et il fut incinéré
avec les restes de toutes ces vies fauchées trop tôt.
Pour ne pas servir de repères aux bombardiers ennemis,
les incinérations furent interdites la nuit. Pendant plusieurs
jours, à chaque crépuscule, la ville se couvrait
des flammes et de la fumée lugubre des bûchers. L'odeur
de la chair brûlée s'étendait sur les ruines
comme une immense chape de deuil. Vers le cinquième jour,
les morts de notre hôpital que personne n'était venu
réclamer avaient tous été incinérés.
Parmi les blessés arrivés le soir du 6, les lycéennes
et les lycéens occupaient une proportion importante. Ils
avaient tous été réquisitionnés pour
le service obligatoire. Quant au petit nombre d'enfants d'âge
primaire, il s'expliquait par l'évacuation collective des
écoliers. On constata également que nombre de femmes,
gravement défigurées, avaient honte de se présenter
au personnel soignant. C'est pour repérer ce genre de victimes
que je circulai continuellement dans l'hôpital et essayai
de les convaincre de se soumettre aux premiers soins.
Trois camarades de classe de Keizo restaient dans un abri antiaérien.
Comme ils refusaient de venir s'installer dans un coin de salle
que je leur proposais, Surnio et moi nous nous occupions d'eux
et leur apportions à manger. Le surlendemain, l'un des
trois disparut. Et au bout de quelques jours il en alla de même
pour les deux autres. Le nombre des patients réfugiés
dans les abris était extrêmement fluctuant et à
la lueur d'une bougie, leur identification s'avérait très
aléatoire. Il se peut donc que les camarades de Keizo se
soient trouvés au nombre des cadavres de lycéens
mais je regrette beaucoup de n'avoir aucune certitude à
ce sujet. L'un des trois, la veille de sa disparition, n'avait
cessé de supplier qu'on fasse venir sa mère mais
il fut impossible de prendre contact avec son village situé
à une bonne vingtaine de kilomètres de là.
Pour deux d'entre eux, il ne reste que leur nom de famille et
encore: l'un s'appelait Ikeda et l'autre quelque chose comme Hanaya
ou Hanamoto. Tout cela était navrant au possible.
Vers le troisième jour après le bombardement, ressentant
de vives douleurs dans la tête et la nuque, j'étais
très gêné dans mon travail. L'examen révéla
que j'avais des brûlures sur la nuque et qu'un grand nombre
d'éclats de verre s'étaient plantés dans
mon crâne. Le dos de ma veste était tout raide de
sang.
Que je fusse le seul dans notre hôpital à avoir subi
des brûlures me parut extrêmement étonnant.
Je ne m'expliquais ce fait que par ma position par rapport à
la fenêtre qui était directement orientée
vers l'hypocentre.
En dépit de l'extraordinaire dévouement du personnel
soignant, la mort continuait à faire des ravages.
Chaque jour, une longue queue de malades s'allongeait à
la porte de l'hôpital et les soins d'urgence cédaient
peu à peu la place à des traitements plus approfondis.
Chaque jour aussi, augmentait la foule des parents en quête
de leurs proches.
Apprenant que le quartier général s'était
installé à proximité de l'hôtel de
ville, je m'y rendis pour faire un rapport. Comme il n'y avait
plus de tram et que les voitures et les bicyclettes de l'hôpital
étaient hors d'usage, c'est à pied que je descendis
pour la première fois dans la ville bombardée.
Le quartier d'Ujina où se trouve notre hôpital ainsi
que celui de Minami qui le jouxte avaient été épargnés
par le feu mais cela n'empêchait pas que la destruction
fût quasi totale: tuiles arrachées, murs défoncés,
maisons effondrées ou presque: le spectacle était
horrifiant. Mais au-delà du pont Miyukibashi, mises à
part les carcasses des bâtiments en béton, à
perte de vue, il ne restait pas le moindre morceau de bois qui
n'ait été calciné. Jamais on n'avait vu la
guerre apporter une telle désolation. Partout des ruines
encore fumantes, partout la puanteur des cadavres: à la
chaleur de l'été s'ajoutant celle des cendres, j'avais
l'impression d'étouffer en avançant dans ce four.
Un trajet d'à peine deux kilomètres m'avait davantage
épuisé qu'une marche forcée de dix kilomètres.
Dans la tente qui abritait le quartier général,
je fus pris d'un éblouissement et ma bouche desséchée
refusa d'articuler le moindre mot. Je ne repris mes sens qu'après
avoir bu une tasse de café sucré qu'on m'offrit.
Au bout d'une semaine, le nombre de globules blancs de ma femme
était tombé à 3 600 et les miens à
3 900. Et quelques jours plus tard, je n'en avais plus que 3 600.
Par la suite, je renonçai à les compter. Quant à
ceux de ma femme, ils diminuaient régulièrement
de deux ou trois cents unités à chaque examen. Son
état ne faisait qu'empirer et elle s'approchait peu à
peu de la limite fatidique des deux mille. Au-dessous de ce niveau,
les chances de survie étaient pratiquement nulles. La douleur
de devoir me séparer à jamais de ma femme se dessinait
à l'horizon.
Des salles voisines de celle qu'occupait ma femme nous parvenaient
de jour comme de nuit les pleurs qu'arrachaient les derniers adieux.
Tout l'hôpital baignait dans une atmosphère de veillée
funèbre.
Pour renouveler les pansements à l'oxyde de zinc et aux
désinfectants sur les plaies de ma femme qui couvraient
son visage, ses épaules, ses avant-bras et ses jambes,
il fallait compter des heures. En plus du cardiotonique, je lui
faisais des injections massives et biquotidiennes de liquide de
Ringer, de glucose et de vitamines B et C.
Que ma femme n'eût pas subi de brûlures dans la région
fémorale, s'avéra d'une importance capitale. Le
matin du 6, à cause de la canicule qui durait déjà
depuis plusieurs jours, ma femme s'était apprêtée
à sortir très légèrement vêtue.
Me rappelant alors que nos soldats des îles tropicales se
protégeaient de la chaleur avec des étoffes plus
épaisses que celles utilisées au Japon, je lui conseillai
de porter des sous-vêtements de flanelle. Au terme de la
petite discussion qui s'ensuivit, elle se rangea à mon
avis et sortit après avoir enfilé une combinaison
de flanelle. Toutes les parties de son corps protégées
par elle échappèrent aux brûlures.
Les rayons thermiques ont imprimé sur
la peau les motifs de couleur foncée du vêtement.
A l'annexe Ujina du 1er hôpital militaire.
Puis une infection virulente s'attaqua
aux parties atteintes. En particulier le visage et la nuque fondaient
comme un masque de cire ou un fruit trop mûr. Le pus imbibait
les pansements et s'écoulait même jusque sur son
oreiller. Les gencives aussi s'infectèrent et se décomposèrent
au point qu'il devenait difficile de l'alimenter.
Le jour du bombardement sa température était montée
au-dessus de 39. Puis elle s'était maintenue autour de
38 pour finalement descendre à 37 au bout d'une dizaine
de jours. La diminution des globules blancs s'était ralentie
un moment aux environs de 1 400 unités mais on s'attendait
à ce qu'ils descendent au-dessous de 1 000 dans les jours
à venir.
Les journaux conseillaient la transfusion, ce que je fis mais
la température remonta au-dessus de 39. D'après
le médecin, c'était une réaction normale
mais au bout de trois ou quatre jours la fièvre ne baissait
toujours pas, la patiente ne sentait aucun mieux et son état
général s'aggravait.
Quelques jours plus tard, contrordre dans les journaux: la transfusion
avait des effets néfastes. Je venais effectivement de le
constater. Cet échec nous fit vivre des jours pleins d'anxiété.
L'eau courante étant coupée, on utilisait l'eau
du réservoir souterrain de l'hôpital. Impossible
de savoir quand cette eau, dont le volume était estimé
à 150 tonnes, avait été renouvelée
mais elle paraissait relativement pure. L'électricité
étant coupée elle aussi depuis le 6, la provision
de piles fut rapidement épuisée. Quant aux réserves
alimentaires - riz, conserves, légumes - elles faisaient
cruellement défaut. Il y eut toutefois une importante distribution
de viande congelée. Le personnel comme les patients commencèrent
par la dévorer. Mais l'aspect de la viande ressemblait
trop aux cadavres qu'on allait porter sur les bûchers et
son odeur, intensifiée par la canicule, rappelant trop
celle des morts, elle ne tarda pas à nous dégoûter.
Comme depuis le mois de mars, on envisageait de disperser les
stocks de médicaments et de matériel médical,
il avait été décidé de ne garder ici
que des réserves pour trois mois. Mais la mobilisation
des véhicules due à une intensification de l'évacuation
des civils et des militaires avait ralenti les opérations
et je m'impatientais de voir que le plan n'avait été
réalisé qu'à moitié. S'il avait été
achevé dans les délais, je n'aurais pas pu faire
face à la ruée des blessés ; si, au contraire,
l'hôpital avait été détruit par la
bombe, j'aurais été tenu pour responsable du retard
de la dispersion des stocks. Bienheureux retard qui nous permit
de sauver bien des vies et je tirai une certaine consolation du
fait que nous n'avions pas à nous inquiéter d'une
pénurie de médicaments.
Au milieu de toutes ces privations, le beau temps nous avait jusqu'alors
aidés à soigner les victimes dans des conditions
relativement supportables mais de violentes et continuelles chutes
de pluie vinrent aggraver considérablement la situation.
Toit et fenêtres ne nous protégeant plus, toutes
les pièces furent inondées. Les plafonds et les
cloisons branlants s'effondraient avec fracas et il était
impossible de mettre l'équipement à l'abri. Nous
nous trouvions à court de palliatifs et chacun s'efforçait
de trouver de fragiles expédients. L'efficacité
des soins et de l'administration se dégradait à
vue d'oeil. Chose pitoyable, on en était réduit
à protéger les lits des patients sous des parapluies.
Il nous arriva plusieurs fois, à Sumiyo et à moi,
de passer toute une nuit à tenir deux parapluies au-dessus
du lit de ma femme.
Comme on commençait à être moins bousculés
et que les choses semblaient vouloir s'arranger, le 26 août,
je demandai une journée de congé pour aller porter
au temple les cendres de mon fils. Après m'être assuré
qu'il existait toujours, je me rendis au temple Kokuzenji qui
se trouve au fond d'une vallée à six kilomètres
au nord de la ville.
Dans Hiroshima dévastée, rien n'avait changé
depuis le 21, jour où j'y étais passé: les
ruines étaient toujours fumantes et la même pestilence
enveloppait la ville au point qu'on en avait l'estomac retourné.
La plupart des gens qui erraient dans les décombres soit
recherchaient un proche disparu soit fouillaient les cendres de
leur maison anéantie dans l'espoir d'y trouver un souvenir
quelconque: scènes ô combien pitoyables ! Portant
dans mes bras l'urne funéraire de mon fils, je m'acheminai
d'un pas pesant vers le temple avec dans le coeur un mélange
d'amertume, de regret et de désespoir. J'avais l'impression
de me traîner au fond de la misère humaine.
Mes deux fils aînés, étudiants à Sendai,
revinrent l'un après l'autre sans prévenir. Les
deux cadettes aussi, écolières évacuées
à la campagne, rentrèrent. Ils avaient perdu Keizo
mais eurent la joie de se retrouver au chevet de leur mère
encore vivante. J'en fus, moi aussi, réconforté.
Mais l'état de ma femme ne cessait d'empirer et le nombre
de ses globules blancs était tombé au-dessous de
1 000 unités. Chaque jour apportait de nouvelles raisons
de désespérer. Si en plus des hématomes se
mettaient à apparaître sous la peau, l'issue ne ferait
plus de doute: il fallait que je me prépare au pire.
Sur son dos et son ventre douloureux apparurent effectivement
de nombreuses taches rougeâtres. En les voyant sur ses avant-bras,
elle comprit que les derniers moments étaient proches et
se mit à parler de ses ultimes volontés. On ne comptait
plus que 800 globules et, comme dans la phase aiguë de la
rougeole, tout son corps se couvrit de boutons: elle souffrait
le martyre. Les médecins annonçaient la fin pour
la nuit ou l'aube. A l'insu de l'agonisante, je fis les préparatifs
pour l'ultime passage.
Le jour se leva sur une nuit de combat. Les globules blancs étaient
tombés à 400 unités. Malgré ses souffrances,
ma femme gardait tous ses esprits mais elle avait complètement
perdu la vue et se plaignait de ne plus nous voir, les enfants
et moi.
Je cherchais désespérément un moyen de lui
ménager une mort douce. Le nom d'un coagulant me vint soudain
à l'esprit. J'en parlai au directeur qui se montra sceptique
quant aux effets d'un coagulant dans l'état actuel de la
malade mais estimant qu'il n'y avait plus d'autre moyen et que
celui-ci était inoffensif, il ajouta:
- Si ça peut vous tranquilliser, je n'y vois pas de contre-indication.
Je fis immédiatement une injection. Au bout d'un moment,
la malade, se déclarant soulagée, en réclama
une autre. Le directeur n'y voyant pas d'objection, on lui fit
une seconde injection. Peu après, ma femme sentant une
nette amélioration, fut en état de se reposer. Les
médecins, connaissant la situation désespérée
de la malade, étaient plutôt perplexes de la voir
résister une journée de plus.
Cette nuit-là, ma femme sombra dans un profond sommeil
qui ressemblait à un coma provoqué par une fatigue
excessive et nous nous sentions vaguement effrayés par
la violence de ses ronflements. Elle se réveilla avec l'aube:
- Ah, j'ai bien dormi... Je me sens mieux.
Elle disait même avoir vu en rêve le Bouddha venir
la sauver et elle commençait à avoir bonne mine.
Le pouls et la respiration s'étaient nettement améliorés.
Je me demandais s'il ne s'agissait pas du mieux de la fin mais
il n'empêche que j'étais heureux et pour la première
fois depuis des semaines, nous nous surprîmes à rire
du fond du coeur, ma fille et moi.
Comme parmi les nombreuses piqûres qu'on lui avait faites,
seules celles d'hier avaient eu de l'effet et soulagé ses
douleurs, ma femme en demanda une autre. J'avais des doutes sur
le coagulant mais il fallait se rendre à l'évidence.
Le directeur n'était pas convaincu mais à partir
de ce jour on fit une injection soir et matin. Les boutons perdirent
leur teinte écarlate et le nombre des éruptions
diminua progressivement. Les douleurs s'apaisant de jour en jour,
la malade put reprendre des forces. On continuait sans relâche
à lui administrer du glucose, des vitamines et du cardiotonique.
Même une fois les hématomes disparus, on n'interrompit
pas les injections de coagulant. Le nombre des globules blancs
se mit à remonter. Au bout de quelques jours, ils atteignaient
les 12 000 unités et grimpèrent jusqu'à 19
000 avant d'amorcer un léger fléchissement.
Quand je sus qu'elle se rétablissait pour de bon, j'éprouvai
un profond soulagement. Les infections du visage et des gencives
se résorbaient régulièrement et on put leur
appliquer des pansements au liquide de Bohr.
Comme on commençait à entrevoir la guérison
et que l'hôpital avait besoin de place, il fut décidé
de soigner la malade à la maison et le 26 septembre, je
ramenai ma femme chez nous dans une charrette. Cela faisait plus
de cinquante jours depuis le bombardement du 6 août que
ma femme et moi nous n'avions pas mis les pieds à la maison.
La garde de la maison avait été confiée à
mon beaufrère et à mes enfants mais comme ceux-ci
n'avaient pratiquement pas quitté le chevet de leur mère,
elle avait été mise à mal par le mauvais
temps et tout le mobilier de quelque valeur ayant été
volé, elle se trouvait dans un état désastreux.
Jusqu'alors, je n'avais pas eu le loisir d'accorder la moindre
pensée à mes biens mais une fois revenu dans mon
chez-moi, je ne pus m'empêcher de regretter mes chers meubles.
Pourtant, de nous voir ainsi tous les sept miraculeusement réunis
après une si longue séparation autour de ma femme,
je remerciais le Ciel de ses bontés.
Remontée de l'abîme par un incroyable rétablissement
qui lui avait permis de revenir chez elle, ma femme attribuait
sans l'ombre d'un doute ce miracle à l'action du coagulant.
Il n'avait jamais été question ni dans notre hôpital
ni ailleurs de l'utilisation de ce remède sur des atomisés
; le directeur n'avait guère manifesté d'enthousiasme
mais quelle qu'en soit l'explication médicale, je reste
convaincu que, du moins dans le cas de ma femme, le coagulant
stoppa le processus fatal.
La courroie de son sac a empêché
les chéloïde des brûlures de couvrir toute la
peau du dos de cette femme. (Photo restituée par l'armée
américaines)
Pour ce qui est des séquelles, on
constate une difficulté à mouvoir quatre doigts
de la main gauche et de légères chéloïdes
sur le visage, la nuque et les épaules. Avec le temps,
les chéloïdes semblent vouloir se résorber
quelque peu mais durant la saison chaude, elles s'empourprent
et provoquent une certaine irritation. Ma femme se plaint également
de temps à autre de douleurs dans les os qui l'empêchent
de s'occuper de son ménage. Je me demande s'il ne s'agit
pas de troubles de la moelle.
Les quelques dizaines de femmes qui se trouvaient réunies
au même endroit au moment de l'explosion périrent
presque toutes dans les heures ou les jours qui suivirent. On
félicita ma femme d'avoir échappé à
la mort mais avec l'évolution des mentalités, la
pitié qu'éprouvait le monde à l'égard
des victimes défigurées de la bombe se transforma
peu à peu en mépris. Ma femme n'est plus en âge
d'avoir des soucis de coquetterie mais elle souffre profondément
d'avoir perdu un élément essentiel du charme de
toute femme et il est pénible de la voir fuir les regards
d'autrui. Ces stigmates réveillent sans cesse les souvenirs
vivaces de l'enfer atomique et nous plongent dans un océan
d'amertume.
Extrait de "Pika Don! la leçon de Hiroshima",
Groupe du 6 août, Edition Autrement, 1985.