Science & Vie
n°761, février 1981:
Le chauffage urbain représente en France environ 40 % de la facture pétrolière. Les hausses successives des prix du brut ont conduit le CEA (Commissariat à l'énergie atomique) à mettre au point un projet de réacteur nucléaire destiné exclusivement au chauffage. C'est ainsi qu'est né "Thermos".
Thermos est un réacteur calogène
classique de type piscine : le circuit primaire est enfermé
dans une cuve en acier inoxydable immergée dans l'eau.
D'une envergure de
40 X 40 m, ce réacteur est conçu pour fonctionner
à l'uranium 235 enrichi à 4 %, appelé "caramel"
parce qu'il se présente sous forme de plaquettes de 4 mm
d'épaisseur. Contrairement aux réacteurs électrogènes
qui n'utilisent que 33 % de leur production thermique, Thermos,
du fait de sa vocation, exploitera la quasi-totalité de
ses 100 mégawatts thermiques. Il permet ainsi d'obtenir
des températures de 140°C dans le circuit d'eau primaire
et de 110°C dans le circuit intermédiaire. Branché
sur un réseau de distribution, il donnerait une température
moyenne de départ de 127°C et de 90°C au retour.
La diffusion de l'eau dans le réseau de chauffage peut
être assurée grâce à plusieurs pressuriseurs
raccordés à un circuit secondaire.
Conçu en 1977 par le Commissariat à l'énergie
atomique, le projet Thermos devait être initialement réalisé
à Saclay. Reporté à cause de problèmes
de financement, il fut repris en décembre 1979 par le Centre
d'études nucléaires de Grenoble. Le but : raccorder
Thermos au réseau de chauffage urbain de la ville.
Du point de vue de la radioactivité,
l'hermétisme de Thermos serait garanti par trois étanchéités
essentielles :
- la gaine du combustible, qui est constamment contrôlée
;
- les parois doubles des échangeurs circuit primaire/circuit
intermédiaire ;
- les parois doubles des échangeurs circuit intermédiaire/réseau
de distribution d'eau chaude.
En plus de ces précautions, on a ajouté au projet
plusieurs vannes de sectionnement dont certaines sont automatiques.
Ainsi, chaque échangeur sera isolé en cas d'incident.
Tout semble donc pour le mieux dans le meilleur
des mondes. De plus, Grenoble semble présenter des conditions
particulièrement favorables à l'implantation de
Thermos :
- il y existe déjà un organisme compétent,
le CENG, capable de vérifier la fiabilité technique
du projet ;
- le personnel sur place pourrait, grâce à Thermos,
être formé pour exploiter d'autres réacteurs
semblables ;
- la ville possède un réseau de chauffage urbain
interconnecté. Qu'attend on donc pour réaliser le
projet et l'installer ? En fait, un problème technique
important reste à résoudre le raccordement est impossible
en raison des différences de température entre l'eau
fournie par Thermos et celle produite par les autres chaudières
alimentant le réseau (deux fonctionnant au charbon, une
au fuel, une à base d'ordures ménagères).
L'eau qui circule actuellement est en effet surchauffée
à 180°C au départ et sa température est
de 130°C au retour (respectivement 127 °C et 80 °C
dans le cas de Thermos). Il y aurait donc un déséquilibre
calorique qui déréglerait le réseau et empêcherait
une distribution à chaleur constante. En guise de solution,
le CENG a suggéré que Thermos soit "soutenu"
à l'aide d'une chaudière conventionnelle qui ferait
l'appoint. C'est possible, mais cela remettrait en cause la rentabilité
de l'opération. En effet une telle installation, qui ne
fonctionnerait que ponctuellement, risquerait d'entraîner
des dépenses qui annuleraient les mérites de Thermos.
La problématique financière du
projet ne s'arrête pas là. L'installation de Thermos
coûterait plus de 200 millions de F. La somme est considérable
! Il faudrait donc être sûr, par ailleurs, des possibilités
réelles d'extension d'une telle chaudière (tirage
industriel et exportation). Or aucune étude de marché
n'est encore venue assurer la rentabilité de ce projet.
D'autre part, sur le plan local Thermos est loin de faire l'unanimité.
Se substituant à une chaudière au charbon, il pourrait
freiner le développement de l'exploitation des Charbons
de la Mure (au sud-ouest de Grenoble). Il risque également
de mettre en péril la Régie gaz et électricité
et la Compagnie de chauffage qui constituent la société
d'économie mixte responsable du réseau actuel. En
termes de conséquences sur l'emploi les perspectives pourraient
donc s'avérer sombres : plus de 500 personnes travaillent
pour le compte du réseau de chauffage.
Autant de points d'interrogation pour la ville, les partis politiques
et le CED (regroupement d'écologistes de divers horizons).
Une question s'impose à leurs yeux : a-t-on vraiment
envisagé toutes les autres possibilités ? L'énergie
solaire ou la géothermie - moins prestigieuses pour certains
- sont peut-être tout aussi viables techniquement et surtout
économiquement. Or le but premier du projet est bien d'économiser
l'énergie !
Pour tenter de trancher le problème, la mairie de Grenoble
a organisé différents groupes de négociation
avec le concours du CENG et la participation d'associations locales.
Cette consultation unique en son genre en France permettra-t-elle
d'aboutir à une décision sereine au plan local -
qui devrait être prise en mars 1981 - ou sera-t-elle de
toutes façons "cassée" par un choix venu
d'ailleurs ?
Samuel de CARDAILLAC