daté du mercredi 6 octobre 1999

L'accident de Tokaimura remet en cause l'important programme nucléaire nippon

Le Japon devait construire quinze à vingt réacteurs d'ici à 2010.

Les erreurs commises dans l'usine de fabrication de combustibles et les failles du système de sécurité dynamisent la contestation antinucléaire

TOKYO correspondance

Du gouvernement aux responsables de compagnies électriques en passant par les élus locaux, la question est sur toutes les lèvres : l'accident de Tokaimura va-t-il remettre en cause le programme nucléaire nippon ? Le Japon compte cinquante-trois réacteurs commerciaux qui fournissent 35 % de ses besoins en éléctricité. Deux centrales sont en construction et l'on envisage d'installer de quinze à vingt nouveaux réacteurs d'ici à 2010. L'accident de Tokaimura a révélé d'inquiétantes carences dans la « culture de la sécurité ».

Ses causes défient l'entendement : au lieu de suivre un procédé mécanique qui permettait, grâce à l'utilisation d'une pompe et de plusieurs cuves, de contrôler les masses d'uranium en présence dans la solution d'acide nitrique, les employés de la Japan Nuclear Fuels Conversion Company (JCO) transvasaient à la main avec des seaux en inox l'uranium liquéfié dans la cuve de décantation. Celle-ci a fini par contenir sept fois la quantité prescrite, soit 16 kilogrammes au lieu de 2,4, ce qui enclencha la réaction nucléaire. La procédure, permettant d'aller plus vite, était validée par un manuel « alternatif » de la JCO, c'est-à-dire en violation des procédés décrits dans le manuel officiel visé par les autorités de régulation.

ABSENCE D'ÉQUIPEMENTS

En outre, les trois employés concernés auraient eu une expérience très limitée, voire nulle, de la fabrication du combustible destiné au surgénérateur expérimental de Joyo et obtenu à partir d'uranium enrichi à 19 %. Le combustible que fabrique habituellement la JCO pour les centrales commerciales est enrichi à 5 %, donc moins susceptible d'atteindre la masse critique.

Le gouvernement est lui aussi incriminé : laxisme des organismes de contrôle, retard de la réaction (une cellule de crise n'a été mise en place que dix heures après le début de l'accident), absence d'équipements antiradiations, pèsent lourdement dans la balance du sentiment antinucléaire.

Selon un sondage « à chaud » du quotidien Mainichi, publié lundi 4 octobre, trois Japonais sur quatre sont préoccupés ou critiques envers le programme nucléaire. Un responsable d'une compagnie électrique indique qu'il faudra des années pour regagner la confiance des citoyens. « L'accident risque de remettre en question la politique à long terme, surtout dans le domaine du cycle du combustible », estime de son côté Baku Nishio, du Centre pour l'information des citoyens sur le nucléaire, une ONG nippone qui a été inondée d'appels pendant la crise. Pilier de la politique nucléaire nippone, l'ambition de parvenir à l'autosuffisance dans le cycle du combustible a déjà été affaiblie par un accident sur le surgénérateur de Monju en 1995 et une explosion dans l'usine de retraitement de Tokaimura de 1997 qui irradia trente-sept employés.

L'arrivée au Japon juste avant l'accident de deux cargos britanniques chargés de Mox (mélange d'uranium et de plutonium) a braqué les projecteurs sur un combustible qui suscite des inquiétudes en raison de sa toxicité et de son possible détournement à des fins militaires.

On s'attend à voir apparaître des blocages locaux très forts sur plusieurs projets. Les régions « nucléaires » de Fukui, Fukushima - où les associations de résidents sont très actives - et Tokaimura sont peu susceptibles d'accepter de nouvelles installations. Dans la préfecture de Yamaguchi, à Uenoseki, au sud du Japon, les habitants s'opposent pieds et mains à la construction d'une nouvelle centrale. De surcroît, des voix commencent à remettre en question la rationalité économique d'une trop grande dépendance à l'égard du nucléaire dans la mesure où les prix du pétrole restent faibles.

Brice Pedroletti