Extrait du Trait d'union n°25/26, Mission
CRIIRAD au Bélarus en 2003:
En avril dernier, deux représentants
de la CRIIRAD
(Romain Chazel, vice-président, et Martial Mazars, docteur
en physique théorique) se sont rendus au Bélarus,
pays le plus touché par la catastrophe de Tchernobyl. Au
cours de leur séjour, Romain et Martial ont pu entrevoir
comment se crée le décalage entre les constats de
terrain et l'information qui nous parvient. L'un des schémas
est le suivant : un
chercheur biélorusse parvient à des résultats
qu'il juge significatifs mais il n'a pas assez d'argent pour poursuivre
ses travaux ; si l'information est jugée sensible,
un partenaire occidental se propose aussitôt. Il apporte
le financement mais impose sa règle du jeu - la confidentialité
notamment - et s'emploie à vérifier la validité
des résultats. Cette "vérification" démontre
que les chiffres ne sont pas significatifs et qu'il n'y a donc
pas lieu de modifier le bilan sanitaire de la catastrophe. Cette
conclusion est largement diffusée sans que le chercheur
biélorusse ne puisse développer ses arguments. Détail
essentiel : le "partenaire" fait partie du lobby
nucléaire ou lui est associé.
A Minsk, le professeur Ladjuk a expliqué
à nos représentants que les données du registre
des malformations montrent que certaines anomalies sont en augmentation.
Impossible toutefois de nous communiquer les chiffres car ses
partenaires français lui ont imposé la confidentialité.
Problèmes :
1/ ce partenaire n'est autre que l'Institut de Radioprotection
et de Sûreté Nucléaire ;
2/ dans ses rapports, l'IRSN affirme, contrairement à Ladjuk,
que les données du registre des malformations "souffrent
de nombreuses lacunes méthodologiques et ne permettent
pas de conclure " (Tchernobyl, 17 ans après,
disponible sur le site de l'IRSN).
N'ayant pu obtenir les chiffres, nous ne pouvons pousser plus
loin l'analyse. Reste une suspicion légitime et d'autant
plus forte qu'au Bélarus, l'IRSN n'hésite pas à
s'associer à EDF, Cogéma-Areva et au CEA !
Le professeur Okeanov est en charge du registre des cancers de tout le territoire du Bélarus, ainsi que du registre de Tchernobyl. Son service peut ainsi étudier l'évolution de l'état de santé de la population après Tchernobyl.
Au cours de la période soviétique tout un réseau de dispensaires avait été mis en place, permettant de recenser l'ensemble des cas de cancer. Dès 1973, les données ainsi recueillies ont permis d'alimenter le registre des cancers. Le registre dit "de Tchernobyl" prend en compte les victimes de la catastrophe : liquidateurs et populations des territoires contaminés. Il a été créé sur la base de trois nouveaux dispensaires, ouverts après la catastrophe : à Minsk, Gomel et Moguilev.
Il existe donc une base de données très importante datant de bien avant la catastrophe, ce qui permet de faire des analyses statistiques comparatives. "Aujourd'hui, 17 ans après, on peut déjà parler de résultats fiables", nous explique le professeur Okeanov. " L'analyse montre que les cancers sont en augmentation. Certaines maladies se manifestent beaucoup plus tôt, et peuvent être considérées comme des bio-indicateurs de ce qui va se passer pour les autres cancers. "
En premier, c'est le cancer de la thyroïde qui s'est manifesté, mais on constate que d'autres formes de cancers sont en augmentation, en particulier le cancer du colon et celui de l'estomac. Chez les habitants des territoires contaminés, il y a une augmentation significative des cancers du poumon et de la vessie.
En ce qui concerne le cancer du sein, on observe que l'âge des femmes concernées a baissé. Pour Alexeï Okeanov, on peut d'ores et déjà conclure qu'il s'agit d'une conséquence de la radioactivité car ce rajeunissement n'est observé que dans les territoires contaminés. Les observations faites dans les pays où il y a eu des essais nucléaires et d'autres types de contaminations confirment le phénomène.
Si Alexeï Okeanov est spécialiste des cancers, il souligne que le spectre des conséquences sanitaires est très large. Ses collègues spécialistes des pathologies cardio-vasculaires, des maladies endocriniennes et immunologiques, ont constaté eux aussi des hausses caractéristiques. Il nous rapporte que leurs travaux montrent une augmentation des problèmes cardiovasculaires, en particulier une instabilité de la tension, surtout parmi les liquidateurs ; chez les enfants, les études montrent des saignements de nez fréquents ainsi qu'une baisse de l'immunité qui se traduit par des maladies infectieuses à répétition.
En conclusion de son témoignage sur ce qu'il a observé dans son pays suite à Tchernobyl, il nous fait part de ses réflexions sur les conséquences de cette tragédie : " Avant la catastrophe, les cancers du poumon étaient beaucoup plus fréquents en ville à cause des gaz d'échappement, des fumées des usines, de la pollution. Aujourd'hui, les proportions sont totalement inversées : c'est à la campagne qu'ils sont les plus nombreux, surtout à cause de la poussière radioactive. Les vents soulèvent la poussière, les agriculteurs la respirent, et il ne faut pas s'étonner de constater qu'il s'agit d'une des catégories les plus exposées aux cancers Nous avons beaucoup de mal à prouver cela, car nous faisons face au lobby nucléaire qui refuse d'entendre ces arguments. Mais nous sommes absolument sûrs que le nucléaire n'a pas amélioré l'état de santé de la population dans notre pays ! ".
" Les premières années après la catastrophe, l'État faisait beaucoup plus d'efforts que maintenant pour amener des aliments propres dans les villages. Cela devient de moins en moins systématique. Avant, les gens avaient des compensations financières qui ont été supprimées. Les paysans n'ont tout simplement pas de quoi s'acheter des aliments propres. De plus, ils ne peuvent s'imaginer pourquoi ils iraient acheter du lait à la ville alors qu'ils en ont sous la main. Ils ont le potager, la forêt à côté... ".
C'est lui qui s'occupe du registre national des malformations à l'Institut biélorusse des maladies héréditaires. Ce registre existe depuis 1979.
C'est le seul de ce genre dans l'ex-URSS. L'absence de registre pour la Russie et l'Ukraine ne permet pas de calculer l'incidence de Tchernobyl sur les malformations actuelles (absence de point zéro).
Le travail réalisé par son institut est phénoménal : les collaborateurs du professeur Lazjuk récoltent des données dans 17 des régions les plus contaminées de la république. Selon un principe adopté dans les projets internationaux (deux sujets en bonne santé pour un sujet malade), ils étudient aussi les données de 30 autres régions dites propres afin de pouvoir comparer. Pour respecter à la lettre ce protocole, il faudrait prendre 34 régions propres (17 X 2), mais il n'y a pas suffisamment de territoires peu contaminés pour arriver à ce chiffre L'institut contrôle chaque année de 65 à 70 000 naissances (environ 3000 analyses par jour, avec recherche de 4 sortes de maladies congénitales).
Après la catastrophe de Tchernobyl, en juin et juillet 1986, ils pouvaient déjà montrer que chez les femmes enceintes de la zone des trente kilomètres autour de la centrale, le nombre de mutations avait augmenté de manière statistiquement fiable (étude sur les cordons ombilicaux).
Pour répondre rapidement à la question sur les conséquences génétiques de l'exposition aux radiations, comme on ne pouvait attendre que les enfants naissent, l'institut a examiné les foetus avortés. En effet, après l'accident nucléaire de Tchernobyl, face à l'incertitude, beaucoup de femmes ont dû se faire avorter ; aussi, malheureusement, ce " matériau " ne manquait pas. Le professeur Lazjuk avait déjà constitué une équipe pour examiner les embryons ; celle-ci était la seule formée pour ce genre d'activités en URSS. Il s'agit d'un examen très compliqué. Le choix a été fait de mesurer des échantillons des zones les plus contaminées (plus de 40 000 embryons mesurés et comparés avec ceux de la ville de Minsk située en zone propre). Les résultats ont été frappants : " Dans les zones de forte contamination radioactive, le développement intra-utérin du foetus est altéré, lésé, modifié. Conséquence, il y a des malformations à la naissance... "
Le professeur nous montre un tableau qui traite de l'étude de 9 groupes de malformations dans le développement du foetus. Ces données sont obligatoirement et systématiquement répertoriées dans le registre des malformations du Bélarus depuis 1979. Les courbes que nous y voyons laissent apparaître, de manière assez caractéristique, que plus les zones sont contaminées, plus la courbe des malformations est haute. " La fréquence des malformations du développement après Tchernobyl augmente dans le Bélarus tout entier. Dans la région de Vitepsk, pourtant considérée comme propre, il y a une augmentation de 47 % des malformations intra-utérines de 1986 à 1994. Dans la région de Moguilev, où la contamination en césium 137 est de près de 15 curies/km2 (soit 455 000 becquerels/m2), l'augmentation est de 83 %, alors qu'elle est de 87% dans celle de Gomel [la région du Bélarus la plus contaminée]". Selon les données du ministère de la santé, le taux de malformations à la naissance est actuellement de 8,5 pour 1 000 ; En fait, précise-t-il, s'il n'y avait pas eu le dépistage et les avortements 12 enfants sur 1 000 (et non pas 8) seraient nés avec des malformations. Il ajoute que ces chiffres sont à prendre avec précaution, car toutes les malformations ne sont pas prises en compte.
À la fin de l'entretien, nous lui demandons s'il pourrait nous communiquer les tableaux de résultats et les graphiques qu'il a établi. Nous pourrons ainsi l'aider à dénoncer le problème en les diffusant auprès des media occidentaux, sur internet et dans nos publications. Sa réponse nous laisse sans voix. Il n'a pas le droit de les communiquer car il est sous contrat... avec des français ! Comme nous lui demandons qui sont ces français, il nous fait voir la page de garde du contrat qu'il a passé avec eux. Il s'agit d'un document à en-tête de l'IPSN. Nous pouvons lire que les responsables français de ce projet scientifique sont Madame Margot Tirmarche (mentionnée comme chef de projet) et deux collaborateurs : Robert et Verger.
Nos entretiens avec les professeurs Okéanov et Lazjuk nous conduisent à nous interroger : Que cherchent les experts occidentaux ? Qu'apportent-ils ? Qu'empêchent-ils ? Pourquoi les scientifiques biélorusses sont-ils contraints de travailler avec eux (et à leurs conditions) ? Pourquoi n'y a t-il pas d'autres sources de financement ? Qui sont les scientifiques les plus compétents pour choisir et diriger les recherches concernant les conséquences sanitaires de la catastrophe de Tchernobyl ?
Ces questions nous hanteront tout au long de notre voyage dans les territoires contaminés.
Nous nous rappelons ce qu'avait déclaré le professeur Pellerin un haut fonctionnaire français, responsable de la radioprotection, lors de son séjour en Union soviétique, en 1988 en tant que membre d'une délégation de l'OMS. Il appréciait que dans les territoires contaminés " il pouvait observer une expérience que jamais il ne pourrait reproduire dans son laboratoire ". Si certains scientifiques biélorusses ont oublié le nom de ce personnage, la mémoire collective de ce pays n'a pas oublié le cynisme de cette déclaration. Lorsque nous poserons des questions sur l'insuffisance de l'aide médicale par rapport à l'argent disponible pour les études, on nous répondra en substance : nous sommes des rats de laboratoire qu'il ne faut pas trop soigner. [...]
Nous rencontrons le médecin-chef du service pédiatrique, Viatcheslav Stanislavovitch, dont voici l'essentiel du témoignage :
" 70 % des retombées radioactives de la centrale de Tchernobyl se sont déposées sur le Bélarus. De ces 70% de retombées radioactives, 70% se sont déposées sur la région de Gomel. La moitié de tous les dépôts de cette explosion se trouve dans cette région. Gomel se situe dans la zone de 1 à 5 curies (soit de 37 000 à 185 000 Bq/m2), mais il y a des territoires proches qui se trouvent dans des zones où il y a plus de 15, voir plus de 40 curies. Il y a encore des personnes qui y vivent. Il n'y a pas de mesure limitant le déplacement des gens, des voitures, des marchandises et donc des aliments. Il peut aussi y avoir des phénomènes saisonniers d'augmentation des doses à cause des vents, des pluies. Il n'y a pas d'observation permanente de l'espace complet. Pas de frontières réelles.
1 million 500 000 habitants vivent ici, dont 290 000 enfants (de 0 à 15 ans). Tout enfant malade de la région de Gomel passe par cet hôpital. Ce sont des enfants d'un très jeune âge, qui ont des maladies très graves, avec des situations critiques. 11 000 à 11 500 enfants par an sont soignés dans cet hôpital. La moitié vient des districts les plus touchés par la catastrophe.
On examine obligatoirement tous les enfants à leur naissance, et ils sont classés par catégories de santé en 4 groupes :
· Les enfants sans problème
de santé (nés de parents sains après une
grossesse sans problème) ;
· Les enfants prédisposés à des maladies
(nés de parents malades, ou après une grossesse
à problèmes) ;
· Les enfants avec des malformations à la naissance ;
· Les enfants avec des malformations à la naissance
entraînant la mort.
Durant les deux dernières années, seulement 16 à 17% des enfants ont été répertoriés dans la première catégorie.
En 1985, 1 an avant la catastrophe, 200 cas de malformations étaient répertoriés. En 2000, plus de 800 cas, malgré pourtant une baisse considérable des naissances : actuellement 14 à 15 000 naissances/an, contre 28 à 30 000 avant la catastrophe de Tchernobyl"
Le médecin-chef nous déclare : " Actuellement, les malformations que nous constatons en tant que médecins sont beaucoup plus compliquées qu'avant. Ce sont en majorité des malformations du coeur, du système cardio-vasculaire, du tube digestif, des reins Ces altérations rendent les enfants invalides.
L'augmentation des leucémies et du cancer de la thyroïde est un des problèmes graves. Nous ne nous occupons pas, dans ce service, des enfants diabétiques qui sont traités dans un service d'endocrinologie, mais nous avons rencontré ici des cas de diabètes chez les nouveaux nés et savons qu'il y a une hausse de ces maladies. Nous constatons une grande baisse de l'immunité et beaucoup d'anémies ; les maladies infectieuses se manifestent avec beaucoup plus de gravité.
Nous observons aussi des maladies qui habituellement ne sont pas caractéristiques des enfants, liées à une forte tension artérielle, des altérations du rythme cardiaque. Les cataractes font partie des malformations de naissance. C'est une maladie pourtant très rare chez l'enfant et que l'on observe de plus en plus.
Il faut toutefois souligner que nos possibilités de détection de ces maladies sont devenues plus fiables.
Les malformations qui arrivent maintenant, nous pouvons les imputer à la catastrophe de Tchernobyl. On ne peut pas encore évaluer complètement les conséquences, car il est trop tôt. Les filles qui accouchent maintenant avaient deux - trois ans au moment de la catastrophe. Celles qui sont nées ou qui étaient dans le ventre de leurs mères au moment de l'accident, n'ont que 16 ou 17 ans et ne sont donc pas encore enceintes..."
Il y a un mécanisme de défense chez les populations, qui les pousse à oublier que la radioactivité est la cause de beaucoup de maladies. Dans la vie de tous les jours, on évite d'y penser. Ce comportement se retrouve surtout chez les habitants qui vivent dans les zones de fortes contaminations. Ceux-ci n'ont pas le choix, et pour nourrir la famille, ils sont obligés d'aller cueillir des champignons ou de récolter les produits de leur jardin. Malheureusement, c'est avec ce type de comportement que les gens se contaminent, et accumulent des radionucléides dans leur organisme. En moyenne, les populations sont pauvres et ne peuvent acheter les produits alimentaires importés.