Le Figaro du 10 juin 2003
Le monde du nucléaire est actuellement secoué par une crise grave. Paradoxalement, celle-ci se déroule dans le secret des bureaux et des laboratoires alors même qu'elle voit s'affronter deux conceptions de la transparence et de l'indépendance des experts. Le tout sur fond d'une réorganisation dont l'accouchement très long a déstabilisé certains protagonistes. La publication d'une carte des retombées de Tchernobyl en France, la «censure» d'un article dans une revue de l'Autorité de sûreté, les divergences à propos de la résistance aux séismes des centrales d'EDF, l'intervention du cabinet de Roselyne Bachelot, également à propos de séismes: autant d'épisodes récents qui révèlent cette crise.
Les démons de Tchernobyl ressuscités
Une nouvelle affaire Tchernobyl divise le monde du nucléaire. Elle suscite de lourdes tensions tout particulièrement au sein de l'IRSN (1), l'organisme de recherche public chargé notamment d'expertiser la sûreté des 58 réacteurs nucléaires d'EDF. En effet, nombre de personnes voient dans cet épisode une mise en cause de la transparence et de l'indépendance des experts. Une question toujours brûlante dans le nucléaire.
L'affaire remonte au 24 avril dernier. Ce jour-là, à l'occasion du dix-septième anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, l'IRSN organise une conférence de presse pour présenter une nouvelle carte de France de la contamination des sols par le césium 137 de la centrale de Tchernobyl (2). Elle a été dressée à partir des données pluviométriques de Météo France et des mesures de radioactivité atmosphérique effectuées en 1986. Les chiffres de contamination y sont plus élevés que ceux de la carte publiée en 1998 dans l'atlas européen, notamment dans l'est du pays et en Corse. Rien d'exceptionnel toutefois, ils «collent» avec les dépôts relevés chez nos voisins européens.
La présentation de cette carte et certains commentaires des experts ont néanmoins déclenché dans les jours qui ont suivi une sourde désapprobation dans le microcosme nucléaire. La nouveauté, voire le bien fondé de ce travail sont contestés. De fil en aiguille, l'affaire suscite tellement de remous que nombre de personnes n'acceptent plus désormais de parler que sous couvert de l'anonymat. Certains dénoncent une volonté de mise au pas de l'IRSN par l'Autorité de sûreté nucléaire qui aurait souhaité empêcher purement et simplement la tenue de la conférence de presse. André-Claude Lacoste, le directeur de l'Autorité, estime en effet que cette réunion était «inopportune».
Sans aucun doute, la réaction la plus virulente est venue du Professeur Aurengo, médecin spécialiste de la thyroïde. Dans une lettre adressée le 4 mai aux ministres de l'Ecologie et de la Santé, il dénonce le contenu et la présentation de cette carte. «Je suis consterné que de tels résultats, méthodologiquement contestables et très probablement faux, aient pu être diffusés sans aucune validation scientifique, au nom d'un organisme officiel en charge de l'expertise en radioprotection», peut-on lire sous sa plume. Des accusations graves qu'il confirme au Figaro quelques jours plus tard : «On ne doit pas laisser les gens raconter n'importe quoi. La vérité passe avant toute considération. Ces cartes jettent un grave discrédit sur l'IRSN». Selon lui, les modèles utilisés par les auteurs de la carte sont «en contradiction flagrante avec des mesures sur le terrain contemporaines de l'accident».
L'an dernier, André Aurengo avait été chargé par le gouvernement Jospin d'établir une cartographie de la contamination du territoire français. Son objectif : mettre un terme à l'interminable polémique sur l'impact réel de Tchernobyl en France. La mission du groupe Aurengo a été confirmée par le gouvernement Raffarin. Le professeur Aurengo pourra-t-il la mener à bien ? Rien n'est moins sûr. Il reconnaît que les mesures effectuées à l'époque sont très nombreuses et qu'elles n'ont pas été classées. Il faudrait à une équipe d'experts plusieurs mois de travail à temps plein pour les dépouiller et les traiter, admet-il.
Fort de sa mission, André Aurengo reproche aux experts de l'IRSN de ne pas lui avoir communiqué leurs conclusions avant de les rendre publiques. Ceux-ci protestent de leur bonne foi en expliquant qu'ils lui ont déjà fourni toutes leurs données de base. Et ils estiment par ailleurs que l'IRSN est dans son rôle en publiant ses travaux de modélisation les plus récents.
Les experts défendent le sérieux de leur travail en même temps qu'ils tiennent à en marquer les limites. «Une carte, c'est une représentation. Ce n'est pas la réalité. Elle ne remet pas en cause l'évaluation des doses reçues par la population», insistent-ils. Au final, ils font valoir que les mesures effectuées sur le terrain concordent avec celles figurant sur la carte et qu'ils ont appliqué les mêmes modèles que leurs confrères britanniques.
L'atlas de la discorde
En réalité, la polémique n'est pas seulement technique. Elle porte aussi en toile de fond sur la transparence. Car tout ce qui concerne Tchernobyl en France est rongé par le soupçon. En 1986, la façon dont les autorités de sûreté ont géré la crise n'a pas été à la hauteur de l'événement. Il n'y a qu'en France qu'on a entendu des déclarations assurant d'emblée que le nuage de Tchernobyl ne présentait aucun danger et que les masses d'air s'étaient arrêtées à la frontière. Même si certains contestent aujourd'hui que de tels propos ont été réellement prononcés, la défiance s'est durablement installée...
En 1998, douze ans plus tard, la publication sous l'égide de la Commission de l'atlas européen des dépôts de césium de Tchernobyl n'avait pas donné une meilleure image de la transparence en France. «Les données fournies par la France étaient rares, comparé aux autres pays», reconnaît en effet Neale Kelly, expert scientifique de Bruxelles. En effet, le SCPRI (3), l'organisme alors chargé de la protection de l'homme et de l'environnement contre la radioactivité, n'avait adressé que les données enregistrées à partir de 31 points de mesures répartis sur le pays. Celles effectuées en Corse, la zone la plus contaminée, n'avaient même pas été retenues par la Commission de Bruxelles faute d'avoir été correctement géoréférencées. Quatre mesures réalisées en France par les experts d'une université britannique complétaient la maigre moisson. Une misère à côté des milliers de données transmises par exemple par l'Autriche, un pays pourtant six fois plus petit que la France.
«J'ai envoyé tout ce que le SCPRI avait mesuré», assure Gerno Linden, qui fut chargé du travail et qui aujourd'hui a intégré l'IRSN. Pourquoi y avait-il si peu de données ? «Parce que les mesures des dépôts au sol étaient beaucoup moins nombreuses que les mesures de contamination atmosphérique ou au niveau du lait ou des denrées», assure le chimiste qui exclut toute volonté d'avoir voulu cacher quoi que ce soit. On notera au passage que l'IPSN d'alors (prédécesseur de l'IRSN) n'avait lui non plus communiqué aucune mesure. A l'évidence, en 1986, les experts français d'alors ont manqué de réactivité par rapport à bon nombre de leurs confrères européens qui se sont mobilisés dès l'explosion du réacteur et qui ont donc pu fournir des milliers de mesures à la Commission.
Trente-cinq points de mesures sur un territoire de 551 500 km2, c'est effectivement dérisoire. Du coup, Annie Sugier, de l'IRSN, n'avait pas hésité à dire que «la carte de France de l'atlas européen est fausse» (4). Ces propos avaient déclenché une polémique avec Jean-François Lacronique, alors directeur de l'OPRI et devenu depuis président de l'IRSN. Or, c'est pour pallier les lacunes de l'atlas européen que les experts de l'IRSN ont décidé de leur propre chef qu'il était important, dix-sept ans après, de modifier cette carte, même si elle n'a qu'une valeur symbolique. Son maintien en l'état donnait en effet aux sceptiques de nouvelles raisons de penser que la vérité sur l'impact de Tchernobyl n'était pas bonne à dire en France. Cette dernière polémique montrerait qu'ils ont hélas raison.
Le chiffre de trop
L'anecdote pourrait paraître insignifiante. Mais au sein de l'IRSN, elle a créé un émoi encore perceptible, plusieurs mois après, où certains crient à la «censure».
L'Autorité de sûreté publie une revue bimestrielle, Contrôle, qui présente des dossiers thématiques dans lesquels la parole est donnée à différents acteurs du nucléaire, y compris des associations antinucléaires. Dans le cadre d'un dossier consacré à «La surveillance radiologique de l'environnement»(5), la rédaction en chef de Contrôle avait demandé un article à un chercheur de l'IRSN sur les conséquences en France de Tchernobyl.
Le document mentionnait une dose de contamination, reconstituée par calcul, qu'un enfant de Solenzara, en Corse, aurait pu théoriquement recevoir dans les semaines qui suivirent l'explosion du réacteur ukrainien. Ce chiffre 150 millisieverts, soit 150 fois la dose annuelle de radioactivité artificielle admise pour le public est l'objet d'une vive controverse parmi les experts. Aussi, André-Claude Lacoste lui-même indique-t-il à Daniel Quéniart, alors administrateur provisoire de l'IRSN, qu'il ne souhaite pas publier cette donnée sensible. Motif : ce chiffre risquerait de rouvrir les blessures entre anciens de l'OPRI et anciens de l'IPSN, aujourd'hui regroupés au sein de l'IRSN. Question de principe, Daniel Quéniart estime que ce fameux 150 mSv est le fruit d'un travail scientifique sérieux. Il ne souhaite pas modifier l'article du chercheur de son établissement. Résultat, c'est le texte tout entier qui disparaît du sommaire. Version d'André-Claude Lacoste : le sujet de l'article n'était «pas conforme au thème du dossier» de la revue.
Fractures autour des séismes
Dernier épisode qui secoue le monde de la sûreté nucléaire : la résistance aux séismes des centrales d'EDF. Le 26 mai dernier, le réseau associatif «Sortir du nucléaire» publie sur son site Internet un communiqué : «Séismes et centrales nucléaires. Les chiffres de l'Autorité de sûreté nucléaire et d'EDF diffèrent gravement.» Les experts de l'IRSN, ont réévalué la résistance des centrales aux tremblements de terre, en tenant compte notamment des dernières avancées de la sismologie. Ils estiment que pour que les centrales répondent aux normes, plusieurs d'entre elles devraient subir de très importants travaux. Analyse que contestent les experts d'EDF.
Surtout, l'association antinucléaire divulgue des courriers internes d'EDF, datés de la fin 2002, dans lesquels des responsables estiment que si les mesures de l'IRSN étaient imposées, les modifications coûteraient 1,9 milliard d'euros à l'entreprise. Dans l'un des documents d'EDF, on peut lire : «Nous savions que la menace planait.» La menace n'est pas le risque sismique mais la possibilité de devoir entreprendre de coûteux travaux. Et le document de poursuivre : «Il faut mobiliser stratégiquement au-dessus des experts pour lever la contrainte (...) Une communication de haut niveau vers la DGSNR (l'Autorité de sûreté) est requise. Des actions de lobbying ou de contre-feu (autres experts) sont-elles possibles ?»
EDF a-t-il tenté de faire pression en dehors du cadre des discussions avec les experts de l'IRSN et de l'Autorité de sûreté ? «Il est clair qu'il y a des discussions sur le rythme et le volume exacts des travaux», déclarait récemment un cadre important d'EDF. «Je n'ai pas le sentiment qu'EDF ait dépassé les bornes sur ce dossier», juge pour sa part André-Claude Lacoste, le patron de l'Autorité. «Quand on constate une divergence entre l'IRSN et EDF, c'est à nous de trancher», poursuit-il. Avec quelle publicité ? C'est la question centrale, pour les experts de l'IRSN, tenants de la ligne «transparence». Ces derniers, toujours sous le couvert de l'anonymat tant le sujet est brûlant en interne, dénoncent le fait de ne pas avoir été autorisés à communiquer sur ce dossier séisme.
Poussée par la divulgation de l'affaire par l'association antinucléaire, l'Autorité de sûreté a décidé de rendre publique, jeudi dernier, une lettre datée du 2 juin, qu'elle a adressée à EDF pour trancher le débat. Dans ce document de 6 pages, très technique, le gendarme du nucléaire donne raison à EDF sur plusieurs points. Sur d'autres, il lui demande de refaire des calculs ou de tenir compte de l'avis de l'IRSN.
L'e-mail du ministère
«Les séismes représentent un sujet sur lequel l'opinion est sensible», reconnaît André-Claude Lacoste. Un autre épisode tout récent, au coeur de cette lutte sourde autour de la transparence, en témoigne. Juste après le séisme qui a frappé l'Algérie le 21 mai, l'IRSN a diffusé un communiqué de presse donnant des informations scientifiques sur la secousse. Une habitude, prise depuis plusieurs années, qui permet à l'organisme de montrer qu'il est compétent en sismologie. En annexe, l'IRSN rappelle la prise en compte du risque sismique dans la conception et l'exploitation des installations nucléaires françaises. Cette diffusion banale a suscité une réaction, non pas de l'Autorité de sûreté cette fois, mais du cabinet du ministre de l'Écologie, Roselyne Bachelot, l'une des tutelles de l'IRSN, avec l'Industrie, la Santé, la Recherche et la Défense. Extrait de l'e-mail du ministère adressé le 27 mai à la direction de l'IRSN : «Rappeler que l'IRSN travaille sur le risque sismique depuis longtemps, très bien. Mais la dernière fiche sur la prise en compte du séisme dans les centrales nucléaires françaises me semble superflue. Je trouve superflu de remettre sur le tapis explicitement ce sujet sensible à l'occasion d'un événement qui n'a pas grand-chose à voir. On est un peu au-delà de la simple transparence.» C'est le coeur du débat.
Yves Miserey et Fabrice Nodé-Langlois
(1) Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire.
(2) Nos éditions du 25 avril 2003.
(3) Service central de protection contre les rayonnements ionisants devenu l'OPRI en 1994.
(4) Nos éditions du 12 février 2002.
(5) Contrôle n°149, novembre 2002.