Libération, 03 décembre 2004 :
Le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) peut s'en mordre les doigts. Des recherches indépendantes, qu'il a initiées et encouragées, montrent pour la première fois que le nucléaire militaire français est loin d'être aussi propre qu'il ne l'affirme. Un article qui vient de paraître dans une revue scientifique respectée, le Journal of Atmospheric Chemistry, le suggère en tout cas fortement : il montre que les lichens prélevés autour du centre de Valduc (Côte-d'Or), où le CEA assemble et démantèle les bombes H de l'armée française, présentent des concentrations en tritium (isotope radioactif de l'hydrogène) mille fois supérieures à la normale... et difficilement compatibles avec les chiffres d'émissions atmosphériques de tritium publiés par le CEA de Valduc depuis 1986.
10 tonnes. L'affaire commence en 1996, quand le CEA militaire tente de se convertir à la transparence. A Valduc, site ultraprotégé qui n'a longtemps même pas figuré sur les cartes, une Structure d'échange d'information sur Valduc (Seiva) est fondée, associant élus locaux et scientifiques de l'université de Dijon, pour organiser la communication en direction de la population. La Seiva dispose d'un petit budget pour mener des analyses de radioactivité. En 2000, elle passe un contrat avec une association, l'Observatoire mycologique, pour une campagne de prélèvement des lichens autour de Valduc. A la tête de l'Observatoire, Olivier Daillant, interprète professionnel de son état mais surtout passionné de mycologie. L'homme n'est pas un novice. En 1986, il avait le premier montré la contamination des champignons français par le césium du nuage de Tchernobyl. Avec l'aide de laboratoires universitaires allemands et autrichiens, Daillant mesure donc la quantité de tritium fixée dans la matière organique des lichens des alentours de Valduc. Pourquoi le tritium ? Parce que cet isotope de l'hydrogène est la principale source de radioactivité émise par le centre du CEA sous forme gazeuse. Le tritium est un radioélément qui se dégrade assez vite. Sa période (durée durant laquelle il perd la moitié de sa radioactivité) est de 12,3 ans et son rayonnement est arrêté par 5 mm d'air. En revanche, le tritium est dangereux lorsqu'il pénètre dans l'organisme par inhalation ou ingestion, tout particulièrement s'il est incorporé par les cellules.
En mars 2001, les résultats tombent : les lichens prélevés à 1 kilomètre du centre contiennent mille fois plus de tritium que la normale ; à 4 kilomètres sous le vent dominant encore cent fois plus ; et à 40 kilomètres dix fois plus ! Les experts du CEA, qui ont mené en parallèle des analyses, confirment les chiffres. La Seiva se veut alors rassurante : oui, ces chiffres sont «très élevés», mais il n'y a aucun danger pour l'homme car il faudrait manger 10 tonnes de lichen par an pour atteindre la dose toxique. Incontestable, sauf qu'il faudrait tout de même expliquer comment le tritium a pu s'accumuler à ce point. Et, sur cette question, le CEA se contente d'allumer un contre-feu : si les lichens contiennent tant de tritium, c'est qu'ils doivent le fixer davantage que les autres organismes. Sans pour autant chercher à valider cette hypothèse.
«Incohérence». Indigné, l'Observatoire mycologique rompt avec la Seiva et poursuit les recherches sur ses propres fonds. Les mycologues montrent qu'à l'usine Cogema de La Hague - autre site habilité à émettre du tritium -, les concentrations en tritium des lichens sont légèrement au-dessus de la normale, mais plusieurs centaines de fois inférieures à ce que l'on observe à Valduc. On voit mal comment les lichens pourraient fixer préférentiellement le tritium à Valduc et pas à La Hague. Les lichens accumuleraient-ils plus durablement le tritium ? En transplantant des lichens de Valduc vers une zone éloignée de toute contamination, les mycologues montrent que la moitié du tritium fixé disparaît en un peu plus d'un an. Pour Jean-François Sornein, directeur du centre CEA de Valduc, cette dernière expérience est la seule partie critiquable d'un travail dont il reconnaît la qualité scientifique. Si les lichens perdent la moitié de leur radioactivité chaque année, explique-t-il, cela signifie que les quantités de tritium présentes il y a vingt ans étaient un million de fois (2 à la puissance 20) supérieures à celles d'aujourd'hui. Or, «nous n'avons jamais manipulé assez de tritium à Valduc pour émettre des quantités pareilles», explique Sornein, qui reconnaît «ne pas savoir comment expliquer cette incohérence». Pour Daillant, aucun doute : «Soit les chiffres d'émission en tritium publiés depuis 1986 sont faux ; soit il s'est produit auparavant des émissions absolument énormes et tenues secrètes.»
Nicolas CHEVASSUS-AU-LOUIS
Libération, 03 décembre 2004 :
Si les lichens sont contaminés autour du centre CEA de Valduc, ce n'est pas le cas des feuilles d'arbres et des céréales. Pour le comprendre, il faut se rappeler que les végétaux et les lichens forment, grâce à l'énergie du soleil, des molécules organiques à partir d'eau et de CO2 atmosphérique. Si l'eau utilisée pour cette photosynthèse contient du tritium, la radioactivité se retrouvera fixée dans la matière organique de la plante. Or les lichens ont des caractéristiques différentes des autres végétaux qui lui confèrent son aptitude de pompe à radioactivité. Faute de racines, les lichens captent en effet la vapeur d'eau atmosphérique ou l'eau de pluie qui ruisselle, alors que les végétaux puisent surtout leur eau dans le sol, qui n'est pas contaminée autour de Valduc.
De plus, les lichens tirent leur croissance lente et régulière d'une photosynthèse efficace toute l'année. A l'inverse, les végétaux ordinaires vivent par cycles : photosynthèse et croissance en été, inactivité en hiver. Une éventuelle radioactivité fixée l'été sera perdue à l'automne avec les feuilles, et une émission hivernale ne laissera aucune trace. «Les lichens sont des bio-indicateurs de l'environnement, explique le lichenologue Damien Cuny, de la faculté de pharmacie de Lille, puisqu'ils peuvent accumuler les métaux lourds et les isotopes radioactifs. Les teneurs qu'on y retrouve traduisent les doses reçues tout au long de leur vie.» Mais les lichens sont de mauvais mouchards puisqu'on ne peut dater les épisodes contaminants, faute de dater précisément leur âge. On ne peut que l'estimer grossièrement, en décennies, à partir de l'âge de son substrat (arbre, muret...). Et toutes les classes d'âge de lichens prélevés autour de Valduc se sont avérées contaminées par le tritium.
Nicolas CHEVASSUS-AU-LOUIS