Une étude des conséquences possibles si certains accidents théoriquement possibles mais hautement improbables, se produisent dans des centrales nucléaires de forte puissance.
Tel est le titre
d'un rapport de la Commission de l'énergie atomique américaine
publié en 1957 [voir le
rapport en Pdf 12 Mo]. Ce texte est très rarement
cité et lorsqu'il est mentionné les commentaires
sont des plus restreints. Il se place dans le cadre de la campagne
lancée quelques années plus tôt, en pleine
guerre froide, par le Président Eisenhower, « l'atome
pour la paix » [voir l'extrait].
Le titre de ce rapport officiel (dit
« rapport Brookhaven ») et les quelques lignes d'introduction
montrent bien ce qui est recherché : mettre en évidence
les conséquences d'accidents nucléaires majeurs.
Les motivations de ce groupe de Brookhaven peuvent avoir été
diverses. Montrer que diaboliser les armes nucléaires et
glorifier le nucléaire civil n'a pas de sens. Il est possible
que l'intention d'Eisenhower de lâcher quelques secrets
pour que la construction de centrales nucléaires se fasse
un peu partout, ait inquiété le nucléaire
militaire par le risque de prolifération que cela pouvait
comporter. Les motivations d'Eisenhower avec son « Atome pour la paix » ne sont pas, elles
non plus, d'une pureté éclatante : se placer en
pacifiste sans céder pour autant sur la bombe, promettre
l'aide des États-Unis pour le développement de l'énergie
nucléaire en levant quelques secrets d'ailleurs fort modestes.
En dehors de ces considérations
politiques le rapport Brookhaven va alerter les industriels (mais
assez peu la population) sur les risques de cette industrie nouvelle.
Il est donc faux d'affirmer que les dangers de l'industrie nucléaire
civile n'ont pas été pris en compte à l'origine.
Il est intéressant d'analyser
même succinctement ce volumineux rapport (plus de 100 pages)
pour se faire une idée de ce que représentait à
cette époque (1957) ce qu'on appellera plus tard la sûreté
nucléaire et les accidents majeurs (baptisés actuellement
« urgences radiologiques »)
Tout au long de ce rapport des experts
de la commission de l' énergie atomique américaine
vont souffler le chaud et le froid, alternant propos rassurants
et prévisions d'ampleur catastrophique.
L'introduction est rassurante «
Il n'y a heureusement que peu d'expérience d'accidents
de réacteurs pour fonder des estimations. Les réacteurs
nucléaires sont en fonctionnement depuis le 2 décembre
1942 avec une sécurité bien meilleure que celle
de l'industrie la plus sûre . (...) Il y a eu quelques accidents
avec des réacteurs expérimentaux qui contrastent
avec la sécurité parfaite des réacteurs opérationnels
».
Assez rapidement il est donné
des ordres de grandeur de conséquences possibles (mais
qui sont dites peu probables) d'un accident sur un réacteur
de 500 Mégawatts thermiques (environ 200 MW électriques)
: 3.400 morts, 43.000 blessés, des morts jusqu'à
25 km du réacteur accidenté et la contamination
de la terre s'étendant au-delà de 70 km. Et bien
sûr des considérations économiques suivent
: le coût des pertes ne dépasserait pas « quelques
centaines de millions de dollars». « Même
pour des accidents mineurs le coût pour l'industrie et le
gouvernement serait beaucoup plus élevé que pour
des accidents dans les autres industries ». Les experts
de Brookhaven mettent bien en évidence l'originalité
de l'industrie nucléaire concernant les dangers.
La probabilité d'accidents catastrophiques
Le rapport l'affirme : cette probabilité
est extrêmement faible. Mais quelques lignes plus loin il
apporte cette précision : « Un fait doit être
énoncé : personne ne connaît actuellement
et ne connaîtra jamais la grandeur exacte de cette probabilité
d'un accident de réacteur dangereux pour la population
». Après avoir énuméré quelques
approches possibles pour résoudre le problème il
est dit : « aucune de ces approches n'est satisfaisante
».
Des facteurs rassurants sont très
détaillés et suivis aussitôt d'une liste tout
aussi détaillée de facteurs d'incertitudes :
- « Les systèmes soumis
à de fortes pressions sont susceptibles de défaillances
».
- « Les effets cumulés
du rayonnement sur les propriétés physiques et chimiques
des matériaux après un temps long sont largement
inconnus et peuvent produire des défauts sérieux
»
- « Divers métaux utilisés
dans les réacteurs tels que l'uranium, l'aluminium, le
zirconium, le sodium et le béryllium, dans certaines conditions
qui ne sont pas clairement comprises actuellement, peuvent réagir
d'une façon explosive avec l'eau présente dans beaucoup
de réacteurs (...). Des réactions chimiques
[seraient] suffisamment violentes pour rompre les récipients
et enceintes de confinement avec relâchement de produits
de fission »
- « Après le démarrage
de nombreux composants vitaux deviennent inaccessibles pour inspection
»
- « Beaucoup reste à
apprendre sur les caractéristiques et le comportement des
systèmes nucléaires ».
On découvre là une vision
assez claire des problèmes de sûreté nucléaire
qui, encore aujourd'hui, ne sont guère résolus avec
certitude.
Et en conclusion on trouve : «
Ainsi, puisqu'il y a une protection contre les accidents
"crédibles" , aucun détriment n'est à
craindre pour le public à moins qu'il ne se produise un
accident « incroyable ». On doit
reconnaître évidemment que des erreurs de jugement
peuvent être commises dont il résulterait un événement
que l'on considérait comme "incroyable"
» [1].
En somme, les experts soulignent que
les accidents nucléaires catastrophiques sont extrêmement
peu probables mais que cela ne peut s'appuyer sur des connaissances
sûres.
Les hypothèses utilisées pour les études
des dommages
Il s'agit ici de déterminer l'étendue
des dégâts en adoptant des hypothèses pessimistes
de façon à se placer du côté de la
sécurité quand, ajoutent-ils, il existe des incertitudes
dans les connaissances.
La densité de la population dans
le voisinage du réacteur, l'existence de grandes villes
jusqu'à 50 km sont envisagées, ce qui devait certainement
refroidir le désir des exploitants à implanter des
centrales nucléaires près de zones urbaines afin
de réduire les coûts de transport de l'électricité.
La rupture du confinement est une des
premières hypothèses et il est signalé que
le nombre de variables météorologiques est si grand
qu'il y a une « infinité de situations »
alors que « on connaît extrêmement peu
de choses concernant les détails de la distribution atmosphérique
».
Il est supposé qu'il y aurait « largement
assez de temps disponible pour permettre l'évacuation des
zones contaminées avant qu'il ne se produise des lésions
sérieuses » [2].
La solution envisagée pour éviter
de « sérieuses expositions » c'est
l'évacuation des habitants et la perte de certaines récoltes
agricoles (pour des superficies allant jusqu'à 65.000 km2).
L'évacuation rapide de la population
est la seule façon d'éviter des dommages, exception
faite des pertes de l'usage du territoire. Le problème
d'un accident de nuit, beaucoup plus difficile à gérer,
est envisagé et « en plus, on peut imaginer qu'il
pourrait y avoir combinaison de conditions atmosphériques
avec d'autres conditions extrêmement défavorables,
ce qui conduirait à des dommages plus importants que le
maximum considéré dans cette étude ».
En résumé, les dégâts maximaux d'un
accident possible seraient :
3.400 morts par doses de rayonnement
létales
43.000 malades
coût : 7 milliards de dollars
superficie de la zone pouvant être
affectée : 390.000 km2 (150.000 square miles) [3].
Avec bien sûr, d'après ce
qui est dit auparavant, des possibilités de conséquences
bien plus élevées.
Les annexes
Une série d'annexes détaillent
d'une façon réaliste l'exploitation d'une centrale
nucléaire.
Quelques extraits caractéristiques :
- « Les réacteurs de
puissance sont dangereux (...) car pour des raisons économiques,
ils doivent fonctionner pendant des temps longs à des niveaux
de puissance élevée ».
- « Parmi d'autres choses, [des]
dysfonctionnements pourraient résulter d'erreurs humaines,
de défaillances d'équipements, d'erreurs de conception
et d'actes de Dieu » [4].
Le terme utilisé pour caractériser
le comportement d'un réacteur en situation accidentelle
est celui d'"excursion" (« run away »).
Il est actuellement largement utilisé.
- « La possibilité d'une
excursion nucléaire sérieuse ne peut être
complètement exclue »
- « Un réacteur intrinsèquement
stable n'est cependant pas complètement immunisé
contre les excursions destructrices ».
Parmi les réactions chimiques
possibles la réaction hydrogène / oxygène
pourrait être violente.
L'action à haute température
du zirconium avec l'eau est détaillée. On trouvera
ce phénomène dans le « mishap », le
loupé de Three Mile
Island en mars 1979, 22ème anniversaire du rapport
de Brookhaven !
- « Il est probable qu'il serait
plus réaliste d'envisager le projet d'une enceinte pour
confiner la vapeur dans le cas du pire accident concevable».
Conclusions
Il est fort possible que les motivations
de ceux qui ont rédigé ce rapport publié
en mars 1957 ne soient pas aussi saines qu'il semble au premier
abord. Des arrière-pensées peuvent en être
à l'origine afin d'empêcher que le gouvernement
ne révèle quelques secrets nucléaires et
ne favorise ainsi le développement de l'industrie nucléaire.
En 1957, alors que la guerre froide bat son plein, on est depuis
4 ans en pleine euphorie d'un nucléaire civil possible
sans problèmes, garantie d'un avenir d'abondance, solution
à tous les problèmes sociaux. La bombe et sa condamnation
ne pouvaient que soulever l'adhésion enthousiaste en faveur
de « l'atome pour la paix ». Qui allait s'inquiéter
de cette revendication progressiste ? Que les savants se mettent
au service de la paix, des peuples, et pas au service des guerriers.
On peut ainsi faire l'hypothèse
que les militaires/scientifiques américains se rendaient
compte que le développement du nucléaire civil serait
intrinsèquement lié au nucléaire militaire
avec, en conséquence, un risque de prolifération.
Qu'importe, la lecture de ce rapport montre que les experts impliqués
ont traité avec beaucoup de rigueur le risque nucléaire
civil. Ils n'emploient aucun slogan et se plient à la discipline
de l'analyse scientifique. Les incertitudes sont soigneusement
analysées et la plupart d'entre elles sont encore présentes
avec un parc nucléaire particulièrement important,
développé dans une situation économique qui
ne pousse pas les industriels à mettre au rebut des réacteurs
vieillissants ou à les arrêter en cas d'incidents
incompris.
La conséquence de ce rapport fut
totalement négligeable sur le « peuple ». Aucune
publicité médiatique. Mais il a certainement eu
un impact important sur les industriels. Les politiques américains
ont rapidement réagi en fanatiques du nucléaire
et 7 mois plus tard ils faisaient voter au Congrès une
loi en octobre 1957 (le Price-Anderson Act) qui limitait
à un niveau ridiculement faible la responsabilité
civile des exploitants en cas de catastrophe nucléaire,
une innovation dans la législation de la responsabilité
des industriels. Ce fut la condition exigée pour que la
finance s'implique dans l'industrie nucléaire.
Cette loi américaine fut assez
rapidement perçue comme importante en Europe. Elle fut
à l'origine de la Convention de Paris (1960) et de plusieurs
amendements pour s'adapter aux conditions locales.
Il est assez étonnant à
la lecture de ce rapport WASH 740, de voir la lucidité
de l'analyse d'experts qui jusqu'alors n'avaient été,
pour la plupart, confrontés qu'au nucléaire militaire.
Dire que l'électronucléarisation
a été engagée sans analyse des dangers est
totalement faux. Ce rapport en est une des preuves. La décision
de nucléariser la production électrique a été
prise avec la perspective d'un accident nucléaire catastrophique.
Si les analyses dont ont tenu compte les décideurs financiers
n'ont pas eu d'impact dans la population, la faute en revient
aux corps intermédiaires de notre démocratie, les
médias, les syndicats, le corps médical, la communauté
scientifique et l'indifférence des citoyens.
Roger Belbéoch
Références :
[1] Mentionnons qu'au cours du colloque de Montauban Nucléaire-Santé-Sécurité,
organisé par le Conseil Général de Tarn et
Garonne (21-22-23 janvier 1988), P. Tanguy, Inspecteur général
de la sûreté nucléaire à EDF en commentaire
à son exposé intitulé « La maîtrise des risques nucléaires
» faisait remarquer « Nous pensons pouvoir couvrir
avec le temps la totalité des cas possibles. Mais je reconnais
que nous ne sommes pas sûrs d'être absolument exhaustifs
et que s'il doit se produire un accident ce sera celui que
nous n'aurons pas prévu» [souligné
par nous]. Ainsi M. Tanguy, expert en sûreté nucléaire
découvrait ce que ses confrères américains
avaient clairement énoncé 31 ans plus tôt.
[2] On voit là que le souci essentiel en terme de
radioprotection est d'éviter les lésions que plus
tard on appellera « déterministes », dues à
des doses importantes de rayonnement. Si beaucoup de personnes
sont touchées ces effets à court terme pourraient
évidemment causer des troubles sociaux difficilement maîtrisables.
Le rapport n'analyse pas ce genre de situation, demeurant strictement
dans le domaine scientifique.
[3] Les Barons de l'Atome, Ed. Seuil, 1982, traduction
française du livre de Peter Pringle et James Spigelman
The Nuclear Barons, Holt, Rinehart and Wilson Ed. New-York, 1981.
A noter qu'elle comporte une erreur dans la transformation des
square miles en km2.
[4] On trouve une expression du même type dans le livre
de Jacques Libmann Approche et Analyse de la sûreté
des réacteurs à eau sous pression Ed. CEA-INSTN,
1987 (Commissariat à l'Énergie Atomique, Institut
des Sciences et Techniques Nucléaires).
A propos de l'évaluation probabiliste
des crues qui pourraient menacer d'inondation les réacteurs
nucléaires il est dit : « De l'avis des spécialistes
concernés, il est pourtant illusoire de vouloir déterminer
de manière scientifique un débit de crue probabiliste
nettement plus faible [que 10-3, crue millénale]
en l'absence de loi crédible en ce domaine. Le déluge
n'est pas, en effet, un événement probabiliste»
[souligné par nous] (page 98). Jacques Libmann est ingénieur
au Département d'Analyse de Sûreté de l'Institut
de Protection et de Sûreté Nucléaire du CEA
!
Communication personnelle: Ivo Rens,
Professeur à la Faculté de Droit de l'Université
de Genève, nous indique que l'expression « Acts of
God » est une expression juridique dont l'origine est évidemment
théologique, traduite, selon les cas, par « catastrophe
naturelle » ou par « forces de la nature » (elle
est utilisée notamment dans les contrats d'assurance qui,
généralement, ne couvrent pas les « Acts of
God »).
Extrait :
A propos du discours d'Eisenhower prononcé
le 8 décembre 1953 à Genève devant l'assemblée
générale des Nations Unies. Extraits des Barons
de l'Atome, [3] pages 108-109 :
Le 3 octobre 1953, Eisenhower, Strauss, Jackson et certains
gros bonnets du Département d'État et des milieux
militaires se retrouvent à la Maison-Blanche pour échanger
leurs idées sur le fameux discours d'Eisenhower à
propos duquel Jackson écrit, dans l'ordre du jour de la
convocation : « Nous tenons peut-être là
non seulement le discours le plus important jamais prononcé
par un président des États-Unis, mais aussi le moyen
de sauver l'humanité ». Ni plus ni moins.
(...).
Pourtant, le but originel, celui que
visait Oppenheimer, le premier pas vers un désarmement,
est très opportunément oublié. Qui plus est,
les effets à long terme de cette extension du savoir atomique
qui va permettre à d'autres pays de fabriquer des bombes
sont purement et simplement ignorés. (...) Pourtant,
le lien entre l'atome pour la paix et l'atome pour la guerre était
déjà au centre du projet de contrôle international
Acheson-Lilienthal, écrit (en majeure partie par Robert
Oppenheimer) sept ans auparavant.
(...) Le 3 novembre, les services
de Jackson fournissent la première des onze moutures du
discours qui doit être prononcé devant l'assemblée
générale des Nations Unies le 8 décembre.
On y lit que la nouvelle agence internationale responsable du
« pool atomique » supervisera le retrait
de la matière fissile et sa répartition dans le
monde entier ; cette matière alimentera des réacteurs
nucléaires afin d'aider les peuples des régions
sous-développées de la planète, que le manque
d'énergie tient en esclavage. Au fil des versions, Jackson
se laisse emporter par la passion : dans la quatrième le
« pool atomique » fait «
fleurir les déserts » et contribue «
à réchauffer ceux qui ont froid, à nourrir
ceux qui ont faim, à soulager la misère du monde
».
Eisenhower prononce son allocution
le 8 décembre 1953, devant les trois mille hommes et femmes
silencieux qui constituent l'assemblée générale
des Nations unies. La première moitié, qui se veut
une évaluation réaliste de la réserve atomique
américaine, ne recule pas devant certains détails
terrifiants : une seule escadrille du Strategic Air Command est
capable de lâcher au cours d'une même opération
des bombes atomiques dont la puissance explosive est plus forte
que celle de toutes les bombes tombées sur l'Allemagne
pendant toute la Deuxième Guerre mondiale, etc. La seconde
partie du discours est consacrée à «
l'espoir » de pouvoir créer un «
pool atomique » : « il ne suffit
pas d'enlever cette arme des mains des soldats. Il faut la mettre
entre les mains de ceux qui sauront la dépouiller de son
enveloppe militaire et l'adapter aux arts de la paix »,
déclare le président. [souligné par moi].
Remarque : en 1953 « l'atome
pour la paix » était fondé sur des fantasmes
scientistes qui actuellement nous paraissent absolument délirants,
mais à cette époque ils ne soulevèrent aucune
critique.