Nous avons souvent souligné les statuts
pro-nucléaires de l'AIEA (au niveau mondial) ou
d'EURATOM (au niveau européen). Ces deux organismes
sont chargés d'établir les normes de radioprotection
alors qu'ils ont pour mission principale de développer
le nucléaire civil partout dans le monde. Ce conflit d'intérêt
a pour conséquence de subordonner la protection des personnes
aux besoins des exploitants : les risques sont minorés,
la réglementation est ajustée aux exigences économiques
et les entraves qu'elle instaure doivent rester "raisonnables".
L'industrie nucléaire a ainsi été quasiment
dispensée de l'obligation de s'assurer contre les risques
qu'elle génère.
Cependant, la main mise du lobby nucléaire ne se limite
pas à quelques grands organismes internationaux. Ses interventions
se déclinent dans une multitude de structures de statuts
très variés qui constituent un sorte de grand réseau
mondial. Ces entités écrans permettent au lobby
d'intervenir de façon masquée dans le champ de la
radioprotection. Elles intègrent généralement
des personnalités ou des organismes scientifiques "au
dessus de tout soupçon" qui, sciemment ou à
leur insu, leur confèrent la crédibilité
qui leur fait défaut. Entourés de bons communicateurs,
le lobby nucléaire sait choisir des sigles suggestifs et
des concepts porteurs : protection de la planète, développement
durable, citoyenneté, droit à l'énergie,
éthique...
C'est ce schéma type que nous avons retrouvé quand
nous avons enquêté sur les promoteurs du projet ETHOS.
- Sur proposition des scientifiques français
!
En janvier 2001, le professeur Nesterenko apprend que le Comité
national du Bélarus en charge de la gestion des conséquences
de Tchernobyl (comité dit "Com.Tchernobyl") a
l'intention de retirer à son institut Belrad la gestion
des centres locaux de contrôle radiologique qu'il avait
mis en place, 10 ans plus tôt, dans plusieurs villages du
district de Stoline (région de Brest). Il introduit aussitôt
un recours auprès du président de COM.TCHERNOBYL,
Vladimir Tsalko. :
" (...) Les données reçues montrent
que la contamination des produits alimentaires dans les territoires
de la région de Brest, victimes de la catastrophe de Tchernobyl,
est assez grave et tend à empirer ces deux dernières
années.
Ainsi, l'exclusion des centres locaux de contrôle d'Olmany,
Gorodnaia et Berezhnoié de la liste des centres dirigés
par l'Institut Belrad interrompra la continuité de l'information
sur la contamination des produits alimentaires (...), exclura
la possibilité de la comparer d'une année à
l'autre et par trimestre, pour observer les tendances correspondantes,
et rendra plus difficile l'élaboration de recommandations
d'ensemble pour les mesures de radioprotection.
De plus, Olmany, Gorodnaia, Berezhnoié sont des villages
importants, avec une population de 1.500 à 2.500 habitants
chacun, et la perte par l'Institut de radioprotection Belrad de
l'information sur la contamination des produits alimentaires dans
ces villages exclura la possibilité d'organiser des examens
ciblés de leurs habitants au moyen d'anthropogammamètres,
en fonction du degré de contamination des produits alimentaires
consommés par les différentes familles. [...]
"
La réponse de COM.TCHERNOBYL, signée de son
vice-Président, V.E.Chevtchiouk, fut sans appel : BELRAD
est privé de 5 centres qui sont transférés
à un institut beaucoup moins dérangeant. Le courrier
précisait par ailleurs que la décision avait été
prise conformément à la proposition des scientifiques
français et dans le cadre du projet européen Ethos2
!
Interpellé par le réalisateur Wladimir Tchertkoff,
l'un des membres d'ETHOS, Jacques Lochard, se déclarait
très surpris, évoquait un malentendu, proposait
une rencontre mais rien n'en sortira de positif pour BELRAD. Mois
après mois, au gré des interventions des amis de
Nesterenko, en particulier du professeur Fernex, les promesses
vont succéder aux promesses... sans jamais se concrétiser.
Nous ignorons si Belrad a été chassé à l'initiative de l'équipe d'ETHOS ou si le comité Tchernobyl a profité de la venue d'ETHOS pour se débarrasser du trop dérangeant Nesterenko. Ce qui est sûr, c'est que l'éviction de Belrad de villages où il travaillait depuis 10 ans n'a pas posé de problème moral insurmontable aux responsables d'ETHOS. Le projet s'est poursuivi sans l'institut indépendant comme si de rien n'était. Dans ce contexte, il nous a paru important de savoir ce qui se cachait derrière le beau nom d'Ethos.
- ETHOS, enquète sur un projet en
pleine expansion
Le projet ETHOS a débuté en 1996 avec l'objectif
louable d'améliorer la qualité de vie des habitants
des zones contaminées et de développer la culture
radiologique des villageois.
La première phase, entièrement financée
par la Commission Européenne, s'est déroulée
de 1996 à 1998 dans le village d'Olmany, situé
à 200 km environ de Tchernobyl. D'après les responsables,
l'intervention a permis " des améliorations très
significatives des conditions de vie, notamment sur le plan de
la protection radiologique et de la qualité des productions
agricoles privées ".
Dès lors, un nouveau projet, plus ambitieux, a été
préparé : ETHOS 2. Le champ d'intervention n'est
plus limité au village d'Olmany, mais s'étend à
tout le district de Stolyn, soit 5 villages et 90 000 habitants.
La Commission Européenne continue de financer même
si des fonds proviennent également du Ministère
Suisse des Affaires Étrangères, de l'association
Sol et Civilisation, d'EDF, de la COGEMA et de l'IPSN-CEA.
Commencé en 2000, le projet s'achève en novembre
2001, avec l'organisation d'un Séminaire International
qui se tient à Stolyn en présence des autorités
nationales biélorusses et de nombreuses organisations internationales,
gouvernementales et non gouvernementales. Les 150 participants
concluent à la nécessité de monter "
de nouveaux projets visant à favoriser le développement
économique durable et la réhabilitation radiologique
des territoires contaminés et tenant compte de l'expérience
du Projet ETHOS ".
L'objectif est atteint avec le lancement du projet CORE, qui doit
couvrir non plus 1 mais 4 districts des zones contaminées
et auquel l'équipe d'ETHOS est très étroitement
associée. Ainsi, à partir d'une intervention
ponctuelle à Olmany, l'équipe d'Ethos se retrouve
au cur des recherches et des interventions dans le pays le plus
touché par Tchernobyl.
Qui sont donc les membres de cette équipe surdouée
? Le projet ETHOS implique quatre organismes aux champs de compétences
bien tranchés :
o le Centre d'étude sur l'Évaluation de la
Protection dans le domaine Nucléaire (CEPN) qui s'occupe
de toutes les questions de contrôle radiologique, de radioprotection
et d'économie,
o l'Institut National d'Agronomie de Paris-Grignon (INAPG)
qui intervient sur les questions d'agronomie et de gestion patrimoniale
;
o l'Université de Technologie de Compiègne
(UTC) qui est chargée du secteur " communication et
sécurité "
o le groupe Mutadis (gestion sociale du risque) qui assure
la coordination scientifique.
De ces trois organismes, un seul est compétent en matière
de contrôle radiologique : le CEPN. Selon les propres déclarations
de membres d'Ethos, c'est à lui qu'incombait toutes les
questions de radioprotection. Le secteur clé est donc aux
mains du CEPN. Pour bien comprendre les enjeux du projet, il faut
donc aller chercher à nouveau ce qui se cache derrière
ce sigle.
- Le CEPN, étrange association à
but non lucratif
Le Centre d'étude sur l'Évaluation de la Protection
dans le domaine Nucléaire est une association loi 1901
qui a la particularité d'avoir été créée,
en 1976, par Électricité de France (EDF) et le Commissariat
à l'Énergie Atomique (CEA). L'association est passée
de 2 à 3 membres avec l'arrivée de la Compagnie
Générale des Matières Nucléaires (Cogéma)
: les trois seuls adhérents de cette association sont
donc les 3 plus gros acteurs du nucléaire français
:
o COGEMA (groupe AREVA) qui régente en France tout
le " cycle " du combustible nucléaire : de l'extraction
de l'uranium au retraitement des combustibles irradiés,
en passant par la fabrication des combustibles, directement ou
par l'intermédiaire de diverses filiales et participations.
o EDF qui exploite, sur le territoire français,
58 réacteurs électronucléaires ;
o CEA-IPSN, un établissement public chargé
de développer les applications civiles et militaires du
nucléaire. Lorsque l'IPSN a quitté le CEA, les adhérents
du CEPN sont passés de 3 à 4.
L'objectif affiché du CEPN est de " promouvoir
la protection des travailleurs et du public contre les effets
pathologiques des rayonnements ionisants ".
Que l'on ne s'y méprenne pas : il ne s'agit pas de philanthropie.
L'intérêt des industriels est évidemment
d'occuper le terrain : mieux vaut produire des études
minorant les risques plutôt que laisser le champ libre à
des chercheurs qui auraient moins à cur le développement
du nucléaire. Cette stratégie n'est d'ailleurs pas
spécifique à ce secteur d'activité : tous
les pollueurs font la même chose. Combien d'études
financées par l'industrie du tabac ou par les firmes type
Monsanto ? Contrôler la recherche est l'élément
clé pour assurer le développement d'un produit ou
d'une industrie à risque.
L'intrusion des exploitants dans le champ de la radioprotection
est par conséquent logique. Là où la situation
devient choquante, c'est lorsque cette stratégie bénéficie
de financements publics !
- Main basse sur l'argent et la légitimité
En effet, lorsqu'on examine le financement du CEPN, on constate
que 30 % seulement des fonds proviennent des cotisations des membres
(EDF, CEA, Cogéma et IRSN), le reste provenant de contrats
passés avec l'industrie nucléaire mais aussi (ce
qui pose problème) avec les organismes de contrôle
français *, la Commission européenne ou l'ONU !
C'est exactement comme si on confiait à des structures
mises en place par les industriels de l'amiante, la responsabilité
d'étudier les conditions d'exposition et l'état
de santé des personnes qui ont été victimes
de ce produit !
Au lieu d'être affecté à des équipes
de scientifiques indépendants, l'argent public est ainsi
canalisé, une fois encore, vers le lobby nucléaire.
En finançant des projets portés
par le CEPN, la commission européenne n'apporte pas seulement
de l'argent au lobby nucléaire français, elle lui
apporte aussi une légitimité :
elle considère qu'il est normal de charger EDF, la Cogéma
ou le CEA d'étudier la situation des victimes de Tchernobyl,
d'évaluer les risques qu'elles encourent et les dispositifs
de radioprotection qu'elles nécessitent.
Le conflit d'intérêt est pourtant évident.
Les résultats seront nécessairement altérés
au bénéfice des industriels et au détriment
de la protection des populations. Les auteurs de ces études
ne mettront pas en avant les éléments susceptibles
d'entraver le développement de l'industrie qui les fait
vivre.
Alors que ces organismes luttent pied à pied, au niveau
international, pour que les nouvelles normes de radioprotection
soient le moins contraignantes pour leur industrie qui croira
qu'ils vont piloter, au Bélarus, des recherches susceptibles
d'annihiler tous leurs efforts ? Il est évident que ces
études finiront par prouver que l'on peut vivre, et même
bien vivre, avec la contamination. Elles ont déjà
fait adopter, pour les zones contaminées, la notion ambiguë
de "développement économique durable".
Les promoteurs du nucléaire sont cependant prudents et se soucient de donner des gages de leur sincérité : pas question de se discréditer en criant haut et fort que la radioactivité est inoffensive. Il faut savoir perdre quelques pions pour gagner la partie : avant d'apporter, à terme, " la preuve " que les villageois peuvent s'accommoder de la pollution, les recherches initiées par le CEPN doivent d'abord démontrer son attachement à la protection sanitaire des personnes.
Il faut donc rester vigilant et informé.
Grâce aux mesures de son institut,
le professeur Nesterenko a démontré que les conclusions
optimistes de l'équipe d'ETHOS sur la baisse du niveau
de contamination de certains aliments ne se vérifiaient
plus sur le terrain : les mesures effectuées en janvier
2001 sur 31 échantillons de lait provenant du secteur d'Olmany
ont révélé que 22 échantillons dépassaient
très largement la limite maximale admissible de 100 becquerels
par litre (un niveau que les médecins considèrent
déjà comme excessif pour un enfant, en particulier
lorsqu'il persiste des années). Le professeur Michel Fernex,
qui a étudié de près le travail d'ETHOS,
souligne pour sa part qu'un aspect essentiel a été
éludé par les chercheurs : la situation sanitaire
des populations. C'est ce qu'il appelle " le mensonge-clés
".
Ces critiques ont été rendues publiques et l'opinion
a été alertée. C'est ce que le lobby veut
à tout prix éviter : pour que sa stratégie
fonctionne, la vitrine doit être préservée
: officiellement, ce n'est pas lui qui intervient mais des personnes
dévouées aux victimes de Tchernobyl (et certaines
le sont en effet, en particulier parmi les partenaires extérieurs
au CEPN).
Au cours de ces derniers mois, au Bélarus, la stratégie
a changé et des responsables d'Ethos ont soutenu les positions
défendues par le professeur Nesterenko. Informés
de ces derniers développements, nous avons cependant décidé
de maintenir la publication de cet article. D'abord parce que
le moins que l'on puisse dire c'est que ce revirement n'a rien
de spontané ; ensuite, et surtout, parce que quels que
soient les gages que pourra apporter le CEPN, son intervention
reste illégitime. La protection sanitaire des personnes
ne doit pas être confiée aux industriels, que ce
soit en France, en Bélarus, ou n'importe où dans
le monde.
* la DSIN devenue la DGSNR et l'IPSN devenu l'IRSN
IRSN-CEPN. Une caractéristique
très française : la collusion entre les industriels et ceux qui sont censés les contrôler. En participant au CEPN, l'institut officiel d'expertise (IPSN devenu IRSN) met tout son crédit au service d'EDF, du CEA et de Cogéma, les aidant ainsi à intervenir dans le champ de la radioprotection et à obtenir des contrats qui, sans cela, pourraient leur échapper. Sans compter que certains des marchés sont précisément passés entre le CEPN et les organismes de contrôle : c'est ce qui s'appelle faire travailler la famille. On n'est jamais mieux servi que par soi même ! Conseil d'Administration du CEPN Président : Daniel Quéniart (IPSN-CEA) aujourd'hui directeur de l'IRSN, Vice-Président : Bernard Tinturier (EDF), Secrétaire : Jean-Pierre Laurent (COGEMA) et Trésorier : Yves Garcier (EDF). Autres administrateurs : M. Lavérie (EDF), M. Pouilloux (COGEMA), Mme Sugier (IRSN), M. Thezee (EDF). Le CEPN est dirigé par Jacques Lochard, la structure salariée est composée essentiellement " d'économistes, d'ingénieurs et de physiciens ". Conseil scientifique (2000 - 2003) présidé par Serge Prêtre, il comprend 2 représentants d'EDF, 2 de la Cogéma, 2 de l'IRSN, 1 de Framatome, 1 du ministère de la Santé, 1 de l'assistance publique, 1 de l'Institut national de veille sanitaire et 2 représentants de la commission européenne (H. Forström, de la DG-Recherche et A. Janssens, de la DG- Environnement). |
1986 : Alors
que les services officiels indiquent que la France, en raison
de son éloignement, a été totalement épargnée
par le nuage radioactif de Tchernobyl, des familles entières
consomment, sans le savoir, du lait, du fromage, des légumes
frais... gorgés de produits radioactifs.
Bien que minoritaires, quelques scientifiques prennent la parole.
Certains journalistes commencent à prendre du recul et
confrontent les discours officiels aux informations qui circulent
à l'étranger. Dans la Drôme, un groupe de
simples citoyens - qui va donner naissance à la CRIIRAD
- décide de vérifier le niveau de contamination
de l'environnement avec l'aide du Professeur Robert Béraud
de l'institut de Physique Nucléaire de Lyon et membre du
GSIEN. Le résultat des premiers contrôles étonne
tout le monde : tous les échantillons sont contaminés
et le cocktail des produits radioactifs est impressionnant...
C'est en révolte au manque de prise en considération
des conséquences de cet accident pour l'environnement et
l'être humain que la CRIIRAD s'est constituée. Elle
a pour vocation de contrôler et d'informer les populations
sur les pollutions radioactives et les risques liés au
nucléaire. Sa spécificité est d'être
indépendante des exploitants du nucléaire, de l'Etat
et de tous partis politiques. Cette indépendance est possible
grâce aux milliers d'adhérents qui soutiennent la
CRIIRAD et lui permettent d'effectuer ses propres investigations.
Ces ressources restent malgré tout insuffisantes face aux
nombreux dossiers à traiter. Il est essentiel que toutes
les personnes sensibilisées à la cause que nous
défendons se mobilisent et nous rejoignent.
Depuis quelque temps, la CRIIRAD se mobilise aux côtés
de l'institut Belrad au Bélarus, car si nous voulons connaître
un jour le véritable impact de la catastrophe de Tchernobyl,
nous devons disposer de sources d'informations fiables, en particulier
dans les pays les plus touchés : l'Ukraine, la Russie et
le Bélarus. Il faut que des recherches puissent être
conduites par des scientifiques indépendants du lobby nucléaire
et capables de résister aux pressions des autorités
de leur pays. Au lieu de cela, le lobby nucléaire c'est
emparé du sujet. Il le contrôle en évitant
la divulgation d'informations contradictoires qui pourraient semer
le trouble dans les esprits. Tout cela, pour faire admettre l'idée
qu'un accident est tout à fait acceptable pour l'humanité...