Il y a quelques années, au cours d'une
réunion organisée par Stop-Nogent et le CLAP pour
initier une coordination résolument antinucléaire
pour une sortie rapide du nucléaire, un de nos amis est
intervenu en déclarant que nous devions nous placer dans
l'après-catastrophe nucléaire. Son intervention
n'a eu guère d'impact, elle n'a pas été comprise.
Il est curieux de constater, depuis quelque temps, qu'on est bombardé
de décrets et d'arrêtés qui modifient et bouleversent
la stratégie officielle en radioprotection. Il est clair
que les antinucléaires ne comprennent pas ce que cela signifie
"se placer dans l'après catastrophe", par contre
les officiels de la gestion sociale des situations de crise ont
pris conscience de cet " après la catastrophe nucléaire
".
En 1986 après Tchernobyl c'est le ministre de l'industrie
Madelin qui avait la parole ; les ministres Barzach de la santé
et Carignon de l'environnement rongeaient leurs ongles en coulisse.
Ce n'était pas une initiative mise en place en dernière
minute à cause de Tchernobyl, mais cela venait de diverses
circulaires ministérielles. Par la suite Chirac a confirmé
cette approche gouvernementale par des textes plus officiels.
Il faut signaler à nouveau que la catastrophe nucléaire
a été prise en compte depuis bien longtemps. Dans
le numéro 93/94 de la Lettre d'information de juillet-octobre
2002 nous avons publié un texte sur " L'énergie nucléaire et la démocratie
". Dans cet article nous mentionnions des interventions
au Parlement et au Sénat en 1968 concernant le problème
de la responsabilité civile des exploitants nucléaires
en cas de désastre.
Rappelons certains de ces textes " En matière d'énergie
atomique, une catastrophe est presque nécessairement un
cas de force majeure, les données du problème, sous
ce rapport, s'apparenteraient davantage à celles de la
réparation des dommages de guerre qu'aux données
de la responsabilité civile "
Remarque : si l'après-catastrophe s'apparente à
la gestion d'une situation d'après-guerre, pour ces élus
la catastrophe elle-même s'apparente à une situation
de guerre !
Ce texte a été développé le
16 mai 1968 à l'Assemblée nationale...
Le 17 octobre 1968 au Sénat le rapporteur de la Commission
des lois indique : " Ce domaine des activités humaines
étant, à beaucoup d'égards, exceptionnel,
il n'est pas surprenant que la législation qui s'y rattache
soit elle-même exceptionnelle et, dans une large mesure
dérogatoire en droit commun de la responsabilité.
La notion de l'exceptionnel est donnée par la dimension
que pourrait atteindre un accident nucléaire, à
la vérité un désastre national, voire international
".
Ainsi, il y a près de 40 ans nos élus
avaient une conscience très précise des conséquences
économiques d'un désastre nucléaire possible.
Leur souci pour gérer ce genre de situation restait dans
le domaine économique. Une loi, limitant la responsabilité
civile des exploitants nucléaires en cas d'accident nucléaire
grave, était suffisante.
Il a fallu pas mal d'années depuis 1968 pour que les gestionnaires
de notre société se rendent compte que l'accident
nucléaire n'était pas un simple problème
économique et qu'il pouvait induire des "turbulences
sociales" difficiles à maîtriser. Cela a permis
à bon nombre de sociologues de bénéficier
de contrats juteux.
Jusqu'à présent aucun texte officiel n'a abordé,
en cas de désastre, le problème des " turbulences
sociales " chez les travailleurs du nucléaire appelés
à être les intervenants rapprochés d'un réacteur
en détresse. Il y a longtemps, ces travailleurs rapprochés
devaient être légalement des " volontaires ",
mais Madame Edith Cresson, socialiste, a modifié le décret
correspondant et supprimé ce mot : "volontaires".
Aucun syndicat ne s'est inquiété de cette modification
de la législation qui permettait de gérer d'une
façon plus "rationnelle" un désastre nucléaire.
Le texte n'a pas suscité de réaction parmi les "
antinucléaires " partisans d'une sortie différée
du nucléaire.
Depuis quelques années de nouveaux décrets concernant
la radioprotection sont apparus, " modifiant " des textes
déjà " modifiés " sans qu'il y
ait beaucoup de changement.
Les situations " d'urgence radiologique " y tiennent
une bonne place. Certains décrets utilisent l'expression
" urgence radiologique identifiée " sans préciser
ce que cet " identifiée " signifie, d'autres
décrets préfèrent l'expression " situation
anormale ". Le mot " volontaire " est réapparu
pour les intervenants qui recevront des doses supérieures
aux limites de doses autorisées, mais seulement lorsqu'il
s'agit de sauver des vies humaines.
Les conditions d'intervention de personnes habituellement "
non directement affectées à des travaux sous rayonnement
", comme les pompiers, les gendarmes, les policiers, les
militaires, les personnels infirmiers et médicaux extérieurs
à l'installation en détresse, ne sont pas évoquées.
Il semblerait important, étant donné la complexité
des textes officiels que les chefs des centres nucléaires
doivent appliquer et respecter, que ceux-ci soient soumis régulièrement
à des interrogatoires pour s'assurer qu'ils ont bien compris
ces textes ! En somme il serait logique de mettre en place un
" permis d'exploitation nucléaire " au même
titre que les permis de conduire.
La catastrophe nucléaire a été
perçue par les gestionnaires sociaux successivement comme
:
- un problème financier
- un problème social dans la population car pouvant créer
des " turbulences sociales "
- un problème bien plus général de stabilité
sociale
Ce dernier stade ne pouvait pas relever des organismes sociaux
mais ne pouvait relever que des autorités militaires.
C'est ainsi que des textes législatifs ont introduit le
concept de " secret défense " dans les informations
concernant le transport des matériaux radioactifs, mais
aussi les " mesures de surveillance, confinement, protection
physique, suivi et comptabilité des matières nucléaires
() " dans l'arrêté du 24 juillet 2003 signé
par un haut fonctionnaire de la défense (voir la Lettre
d'information 99/100,
août-décembre 2003). Des CLI (commission locale d'information)
existent au voisinage de nombreux sites nucléaires. Jusqu'alors
elles n'avaient guère de pouvoir, mais désormais
ne deviennent plus que des chambres d'enregistrement avec l'application
de cet arrêté. Il y a eu quelques protestations mais
pas de démission collective des CLI. Cet épisode
a secoué les " antinucléaires " qui ignoraient
que, depuis longtemps, de nombreux textes législatifs introduisaient
le secret dans les informations concernant la radioactivité.
Cet arrêté n'était que le précurseur
d'un décret bien plus précis.
Le décret n°2003-865 du 8 septembre 2003 publié
au JO n°209 du 10 septembre 2003, " portant création
du comité interministériel aux crises nucléaires
ou radiologiques " montre que les officiels de la gestion
sociale ont finalement pris conscience de ce que pourrait être
un désastre nucléaire. " Le secrétaire
général de la défense nucléaire ()
en cas d'accident survenant dans une installation nucléaire
de base, une installation nucléaire de base secrète,
au cours d'un transport de matière radioactive () ainsi
qu'en cas d'attentat ou de menace d'attentat ayant ou pouvant
avoir des conséquences nucléaires ou radiologiques
() est chargé de veiller à la cohérence ministérielle
des mesures planifiées en cas d'accident, d'attentat, ou
pour prévenir les menaces d'attentat ou de malveillance
".
Ce décret est signé de Chirac et de tous les ministres.
Aucune réaction au parlement sur ce décret !
Ainsi en cas de désastre (ou menace de désastre)
ce n'est plus le ministre de l'industrie qui a la direction des
opérations mais l'armée. Les associations antinucléaires
ont réagi assez rapidement à l'arrêté
secret-défense, surtout à propos des transports
radioactifs, mais n'ont guère été perturbées
par ce décret qui met la " défense nationale
" comme gestionnaire majeur d'une crise nucléaire.
Pas de réaction devant l'arrêté du 13 octobre
2003 qui fixe désormais pour la population les niveaux
d'intervention en situation d'urgence radiologique (mise à
l'abri, évacuation, administration d'iode stable). Pas
de réaction non plus au sujet des doses que recevront les
travailleurs lors des interventions en situation d'urgence radiologique
décrites dans le décret n°2003-295 du 31 mars
2003, JO n°78 du 2 avril 2003 page 5776 (Voir Lettre d'information 99/100 août-décembre
2003).
Pour les autorités presque tout est en place.
En même temps que se concoctent de nouvelles
recommandations de la Commission internationale de protection
radiologique (CIPR) qui visent en fait à diminuer la protection,
des informations alarmantes nous arrivent via la CRIIRAD
concernant le projet de la commission du Codex Alimentarius
d'établir de nouvelles normes de contamination radioactive
pour l'acceptabilité de la nourriture. Il s'agit de normes
en situation normale.
La même commission du Codex Alimentarius, (avec la FAO et
l'OMS) a codifié en 1991 les limites pour les radionucléides
présents dans les aliments faisant l'objet d'un commerce
international à la suite d'une contamination accidentelle
[pour le prochain accident nucléaire]. Ces limites, très
élevées, sont censées n'être utilisées
que dans la première année suivant une situation
d'urgence nucléaire ou radiologique. Ce sont donc des normes
provisoires pour gérer une situation post-accidentelle.
Or les normes envisagées actuellement par le Codex Alimentarius
en situation normale sont assez voisines de celles codifiées
en 1991 pour une situation post-accidentelle avec tous les radioéléments
caractéristiques d'un accident nucléaire, plutonium,
iode 131, etc !
Certains vont beaucoup insister sur la " malbouffe ".
En réalité ce qui se cache derrière ces nouvelles
normes, ce ne sont pas les contaminations dites acceptables en
situation normale. Les normes en vigueur aujourd'hui pour le commerce
intracommunautaire et avec les pays tiers concernent uniquement
les césium 137 et 134. Elles sont bien sûr trop élevées
mais dans des situations "normales", comme aujourd'hui
en France, la contamination des aliments quotidiens (lait, céréales
etc.) est faible et est très loin d'atteindre ces limites.
Il n'y a pas de plutonium, d'iode 131 ruthénium et autres
dans nos aliments actuellement. Or les nouvelles normes "normales"
prévues concernent tous les radioéléments
rejetés lors d'un accident nucléaire. Ce qui est
important pour les gestionnaires c'est de faire passer légalement
que si ces normes sont dites acceptables en situation non catastrophique,
elles le seront pareillement en situation catastrophique puisque
ce sont quasi les mêmes.
Ainsi ce qui se trame actuellement, c'est de faire glisser les
limites alimentaires des situations normales, où la contamination
des aliments ne peut atteindre des valeurs très élevées,
vers les situations post-accidentelles. Dans ce cas il n'y
a plus de catastrophe nucléaire, pas de discontinuité
entre " avant " et " après ". La
catastrophe a disparu, vous mangez des produits aussi garantis
après le désastre qu'avant
Pour compléter le tableau, les autorités
se mettent à l'abri d'interventions intempestives pouvant
provenir de laboratoires indépendants qui, mesurant la
contamination des sols ou de la nourriture pendant et après
un accident nucléaire viendraient contredire les mesures
officielles. Surtout pas de remous (la création de la CRIIRAD
date de mai 1986 et a notablement perturbé la gestion prévue
par les autorités). C'est le but de l'arrêté
du 17 octobre 2003 (J.O. du 28 octobre 2003) modifiant les règles
d'agrémentation des laboratoires indépendants. Cet
arrêté vise à créer un " réseau
national de mesure de la radioactivité de l'environnement
". Ce réseau serait géré par l'Institut
de radioprotection et de sûreté nucléaire
(IRSN) qui assure, (article 3) :
- "la centralisation et l'exploitation des résultats
d'analyse
- la validation et le traitement des résultats d'analyse"
Ainsi pour avoir l'agrément, les laboratoires doivent renoncer
à rendre publics eux-mêmes les résultats de
leurs mesures de radioactivité et à les interpréter.
C'est à dire renoncer à leur indépendance.
Jusqu'à présent, à l'exception de la CRIIRAD,
directement visée, nous n'avons pas vu de réaction
contre cette mise en uvre de la censure, ni de la part des associations,
ni des partis politiques (écolos ou non), ni de la communauté
scientifique, ni du corps médical. En cas de désastre
nucléaire tous aux ordres !
Tous ces textes réglementaires auxquels on réagit
au coup par coup, sans les intégrer dans la stratégie
sociale, montrent que nos gestionnaires se placent dans une gestion
de l'après-désastre ce que les écolos antinucléaires
se gardent bien d'envisager.
Il faut se placer dans l'après désastre nucléaire
pour comprendre ce qu'il faut faire pour que ce désastre
ne soit pas possible.
Sortir du nucléaire avec les énergies que l'on a
encore (charbon, fioul et gaz)
Roger Belbéoch, novembre 2004