Tel est l'argument développé
par notre presse à propos de la catastrophe de Tchernobyl.
Dans ce contexte il est intéressant de rechercher ce que
nos experts officiels pensaient du nucléaire soviétique
avant le funeste 26 avril 1986.
Dans le numéro 2 de 1977 de la revue " Echos du
CEA, groupe CEA " on trouve un article intitulé
" L'énergie nucléaire en URSS " qui résume
assez bien ce que nos experts appréciaient dans la stratégie
nucléaire soviétique. En introduction est mentionnée
que l'URSS possède " d'énormes ressources
classiques " et que " l'électricité
d'origine nucléaire reste faible puisque sur une puissance
électrique totale installée de 220 000 MWe elle
ne porte que sur 6 000 MWe soit 2,7% du total. " Ainsi
les experts du CEA signalaient la faible nucléarisation
de l'URSS alors que depuis 1974 la France avait lancé (sous
l'impulsion du ministre d'Ornano) un programme d'électronucléarisation
massive.
Mais les experts du CEA signalaient que " plusieurs facteurs
devaient conduire l'URSS à modifier cette situation et
à prévoir le développement d'un programme
électro-nucléaire relativement important d'ici la
fin du siècle ". L'article soulignait que l'URSS
avait " une longue expérience scientifique
" et pour le prouver énumérait un certain nombre
de " réalisations particulièrement marquantes
". " La première centrale électronucléaire
en Europe, à Obninsk en 1954, le lancement en 1959 du premier
brise-glace au monde naviguant par propulsion nucléaire,
le Lénine ". Une photo présente "Le
navire atomique " Artika " remorquant un bateau dans
l'Atlantique Nord ", une autre montre l'appareil de recherche
sur la fusion " Tokomak 6 " une autre encore le réacteur
de type Novovoronej.
Ainsi, pour le CEA, l'URSS était un modèle concernant
les applications nucléaires (aucune allusion n'était
faite à propos des bombes nucléaires soviétiques).
Parmi les filières électronucléaires soviétiques,
leur filière à " uranium naturel graphite à
eau légère " était qualifiée
comme étant " du passé " et vouée
à la production de plutonium. Par contre l'article mentionnait
" une technique uranium enrichi-graphite-eau légère
bouillante (...) tout à fait particulière à
l'URSS (...) à laquelle les Soviétiques attribuent
de nombreuses qualités et en particulier la possibilité
d'atteindre de grandes capacités ". Ce type de
réacteur connu depuis Tchernobyl sous son sigle RBMK a
démontré sa grande capacité de désastre
Un chapitre avait pour titre " Accélérer
le programme électronucléaire " qui prévoyait
le développement (sans danger) de l'électronucléaire
soviétique dont la part passerait de 2,7% en 1974 à
6,9% en 1980 " ce qui constituerait un taux d'accroissement
rarement égalé dans le monde pour la même
période ".
L'article se terminait par " on le voit, beaucoup de conditions
favorables à l'expansion de l'électronucléaire
sont réunies en URSS tant sur le plan technique qu'en ce
qui concerne une volonté politique de développement
qui ne se heurte pas aux résistances que l'on peut noter
dans l'opinion publique de certains États occidentaux "
[souligné par moi].
Ainsi un des éléments favorables au développement
du nucléaire en URSS était l'absence de " résistance
" de la part de l'opinion publique, résistance dans
les États occidentaux gênante pour l'électronucléaire.
Ainsi pour le CEA en 1977 l'absence de possibilité d'expression
de l'opinion publique était un bonus nucléaire pour
l'État soviétique.
Avant Tchernobyl, l'URSS était un exemple pour l'électronucléarisation
" rationnelle " car aucune opposition " irrationnelle
" ne pouvait entraver les programmes. Après Tchernobyl
ces mêmes experts s'empressèrent d'oublier ce qu'ils
avaient écrit quelques années plus tôt et
accusèrent Tchernobyl d'être un accident soviétique
et non pas un accident nucléaire alors qu'ils avaient présenté
la filière Tchernobyl comme une des " grandes lignes
de force " du programme électronucléaire soviétique.
Roger Belbéoch, mars 2005
(...) Les experts occidentaux enviaient particulièrement
leurs collègues soviétiques, pour qui l'absence
totale d'opinion publique était la source d'une tranquillité
absolue. L'indépendance des sources d'information, aussi
faible qu'elle fût en France, était perçue
comme un frein particulièrement regrettable. Ainsi un spécialiste
du CEA, de retour d'un Séminaire international sur la conception,
la construction et l'essai des emballages destinés au transport
des matières radioactives (AIEA, Vienne, 23-27 août
1976), note dans son compte-rendu de mission (17 septembre 1976),
parmi les principales conclusions d'une table ronde : " A
la question posée à un spécialiste de l'URSS
de savoir comment réagit le public dans son pays, celui-ci
répond qu'en URSS on n'a pas de problème d'opinion
publique, car le public écoute beaucoup mieux les scientifiques
que dans les autres pays et les journalistes russes ne sont pas
tentés par l'emploi du sensationnel quotidien ".
Dans la revue de presse du 13 août 1976 faite par le CEA,
on trouve : " Financial Times du 12 août : le
programme énergétique du COMECON :priorité
absolue au nucléaire. Au moment où la Grande-Bretagne
remet en question son programme national, l'Europe de l'Est a
franchi un pas décisif dans l'ère nucléaire.
Sous l'impulsion des soviétiques, les nations du COMECON
se sont lancées dans la construction massive de centrales
nucléaires : plusieurs douzaines qui doivent produire plus
de la moitié de leur électricité à
la fin du siècle. Parmi les facteurs qui ont contribué
à l'expansion du nucléaire, il faut citer l'avance
technologique des Soviétiques (c'est eux qui ont mis en
service le premier breeder [surgénérateur] en 73).
Enfin ils sont moins gênés qu'à l'Ouest par
les "lobbies" environnementalistes ".
La haute technicité nucléaire de l'URSS était
très souvent mentionnée. Dans la revue Scoop
Energie de la direction de l'équipement d'EDF, du 1er
juillet 1977, la signature d'un accord de coopération nucléaire
entre la France et l'URSS était ainsi commentée
: " La coopération franco-soviétique ne se
réduit pas à des échanges de dossiers :des
réunions communes ont lieu plusieurs fois par an sur des
sujets techniques tels que la corrosion et la sûreté.
(...) La coopération franco-soviétique dans le domaine
de l'utilisation pacifique de l'énergie nucléaire
tire son efficacité de trois grandes raisons :
- Les deux pays possèdent dans ce domaine des niveaux techniques
comparables.
- L'un et l'autre comptent beaucoup sur l'énergie nucléaire
(...).
- Enfin, les deux pays estiment qu'il est indispensable de construire
des surgénérateurs si l'on veut utiliser l'énergie
nucléaire sur une grande échelle. "
La Revue Générale Nucléaire de décembre
1977 consacre un article à l'énergie nucléaire
en Union soviétique. En voici la conclusion : " Le
développement de l'énergie nucléaire en Union
soviétique, basé sur trois filières différentes,
apparaît comme l'un des plus équilibrés et
des plus importants dans le monde. Commencé très
tôt il débouche actuellement dans l'ère industrielle
avec de gros moyens de base. (...) Enfin si l'on ajoute à
ce bilan ses succès dans le domaine de la fusion, on peut
conclure que l'Union soviétique a en mains les atouts qui
devraient lui garantir un bel avenir nucléaire [souligné
par nous]. "
Quelques mois avant la catastrophe de Tchernobyl, au cours d'un
colloque tenu à Paris le 14 août 1985, à l'occasion
du 40ème anniversaire de la création du CEA, M.
Vendryès, un responsable du CEA, évoqua dans son
allocution l'énergie nucléaire soviétique
: " Je voudrais également souligner le cas de l'URSS
où depuis quelques années les applications énergétiques
du nucléaire ont acquis, dans les plans du Gouvernement,
une place prioritaire dont elles ne bénéficiaient
pas auparavant. Il faut s'attendre en Russie d'Europe et dans
les pays satellites de l'Est européen à un grand
développement quantitatif des programmes nucléaires
civils et parallèlement à un progrès qualitatif
du niveau technologique, qui se rapprochera des normes occidentales.
Retournant pour un instant mes propos de tout à l'heure,
je ne puis imaginer que le nucléaire civil puisse n'occuper
qu'un rôle secondaire, sinon marginal, dans un grand nombre
de pays de l'Ouest, alors qu'il connaîtrait à l'Est
une expansion considérable ".
(...)