Après une nuit de terreur, hachée
par le hurlement sinistre des sirènes, qui nous avait jetés
à plusieurs reprises et la peur au ventre, dans les abris
antiaériens, l'aube du 6 août 1945 se leva.
Dès le matin, le soleil tapait déjà fort.
Membre du tonarigumi [1] du quartier de Daiya-cho où
je vivais, j'étais de service, ce jour-là, au travail
volontaire de la démolition préventive. Journaliste
au Chugoku-Shimbun, mon mari, qui s'était précipité
au bureau dès l'alerte de la nuit dernière, n'était
pas encore rentré. Avalant sans grand appétit mon
petit déjeuner, je préparai un casse-croûte
pour mon mari qui rentrerait pendant mon absence et sortis.
Le rassemblement était fixé à 7 heures et
demie. La plupart des participants à ce service étaient
des femmes dont quelques-unes dépassaient la soixantaine.
Nous étions en état d'alerte depuis le matin mais
l'accoutumance faisait que je marchais à côté
de Mme Yamaguchi, ma voisine, sans m'inquiéter particulièrement.
En cours de route, l'alerte fut levée.
Notre service devait avoir lieu dans le quartier de Tsurumi-cho,
où nous étions chargés de déblayer
les décombres des opérations de démolition.
Notre travail commençait à 8 heures et nous traversions
en files le pont Tsurumi-bashi.
Le spectacle de ce cours d'eau se grava à jamais dans ma
mémoire. Quel contraste entre la guerre broyant les hommes
dans sa boucherie et cette nature si belle, si sereine ! Cet écoulement
d'une limpide innocence, s'abandonnant à son éternel
destin, je le revois aujourd'hui encore dans toute sa pureté.
A trente mètres environ du pont que nous venions de traverser,
nous entendîmes soudain un vrombissement d'avions d'une
surprenante netteté. Que des avions ennemis survolent la
ville malgré la levée de l'alerte aérienne,
c'était pour nous chose fréquente. Impossible de
savoir à quelle altitude ils volaient mais avec leurs ailes
scintillant dans les rayons du soleil, les avions paraissaient
si petits qu'on aurait cru pouvoir les tenir dans les mains.
- C'est beau ! Une vraie féerie..., dis-je à mi-voix
à Mme Yamaguchi qui marchait à mes côtés.
- Vous êtes bien romantique ! Rêver dans un moment
pareil..., me répondit-elle sur un ton mi-plaisant mi-sérieux.
Le fait est qu'à cet instant, le ciel était de toute
beauté. Dans l'azur sans nuages, les avions, bijoux d'argent,
glissaient lentement d'est en ouest dans un discret ronronnement.
La main en visière, je m'enivrai un moment de ce spectacle.
Soudain, j'entendis une voix crier : « Regardez ! Un parachute...
Le voilà qui descend. »
Je me tournai instinctivement dans la direction du doigt pointé.
Ce fut à ce moment précis. Le ciel s'embrasa. Comment
expliquer cet éclat ? Le feu avait-il pris dans mes yeux
? Ou encore était-ce l'étincelle d'un bleu-violet
sinistre que le tram fait jaillir parfois du fil électrique
mais d'une intensité de plusieurs centaines de milliards
de fois supérieure ? Non, ce n'est pas ça.
Lequel fut le premier, l'éclat (Pika !) ou le formidable
coup de gong (Don !) qui vibra jusqu'au fond des entrailles ?
Je fus soufflée violemment face contre terre. En même
temps, une pluie d'objets s'abattit sur ma tête et sur mon
dos. Aveuglée, j'étais plongée dans les ténèbres.
Je crus que le moment fatal auquel je m'étais toujours
préparée venait d'arriver.
Alors, dans un éclair, les visages de mes trois enfants,
réfugiés à la campagne, apparurent devant
mes yeux. Poussée brusquement par une impulsion irrésistible
à me ressaisir, je rassemblai toutes mes forces pour me
redresser. Mais j'avais beau essayer de me dégager, les
morceaux de bois et les tuiles qui ne cessaient de me recouvrir
me paralysaient. « Je ne peux pas me laisser mourir comme
ça ! Et les enfants, qu'est-ce qu'ils vont devenir ? Mon
mari est peut-être déjà mort... Je dois sortir
de là à tout prix... » Comme une folle, je
parvins finalement à me dégager en rampant.
Soudain, je sentis une puanteur de soufre dans l'air. «
Ça doit être une bombe incendiaire... » Machinalement,
avec le linge que je portais à la ceinture, j'essuyai vigoureusement
mon nez et ma bouche. C'est alors que, pour la première
fois, j'éprouvai une sensation anormale au visage. Quand
je sentis la peau de mon visage se détacher d'un seul coup,
je tressaillis. « Quelle horreur ! Cette main... »
La peau de ma main droite, de la deuxième phalange au bout
des doigts, partait en lambeaux. Et la peau de toute la main gauche
se détachait, elle aussi, comme un gant. « Ça
y est ! Des brûlures ! ... » Ce gémissement
m'échappa du fond de l'âme et je me dis que mon visage,
que je ne pouvais voir, était dans le même état.
« Tout à l'heure, en écartant ces morceaux
de bois comme une éperdue pour me dégager, j'ai
dû me blesser aux mains et au visage couverts de brûlures.
C'est la fin ! » A bout de force, je m'accroupis sur place.
Mais je réalisai soudain qu'il n'y avait personne autour
de moi. « Qu'est-ce qui est arrivé ? Et tous ceux
qui étaient avec moi ? Et Mme Yamaguchi, qu'est-ce qu'elle
est devenue ? » Une brusque épouvante me poussa à
fuir : je me mis à courir, hors de moi. Mais où
aller ? Dans quelle direction ? Tout était jonché
de débris de bois et de tuiles... Comment aurait-on pu
s'y retrouver ?
Il y a un instant à peine, il faisait si beau, et maintenant...
Tout était plongé dans une obscurité crépusculaire
et ma vue était troublée comme par un brouillard.
« Serait-ce que je suis devenue folle ? » En regardant
autour de moi, j'aperçus des silhouettes qui s'éloignaient
en courant sur le pont. « Ah oui, c'est le pont Tsurumi-bashi.
Il faut que je le traverse vite moi aussi, c'est l'unique chance
de salut. »
Sautant par-dessus débris et gravats, je m'élançai
comme une folle vers le pont. Quel spectacle ! Une foule innombrable
grouillait dans l'eau sous le pont. Tous - s'agissait-il d'hommes
ou de femmes ? - sans exception, le visage grisâtre et boursouflé,
les cheveux hérissés, agitant les bras vers le ciel,
poussant des gémissements étranglés, ils
se bousculaient : c'était à qui se jetterait le
plus vite à l'eau. Exposée à des rayons si
intenses que mon mompé [2] tombait en loques, je
souffrais comme une écorchée. Juste au moment de
me lancer à l'eau, je me souvins ne pas savoir nager. Revenue
sur le pont, je tombai sur une malheureuse lycéenne qui
errait comme une somnambule et que j'encourageai d'un «
Vite ! Vite ! » en courant vers l'autre rive : un coup d'oeil
par-dessus mon épaule me fit voir une mer de feu s'étendant
du quartier Takeyacho jusqu'à celui de Hatchobori et moi
qui croyais que la bombe n'avait touché que les alentours...
Tout en courant, je me répétais le nom de mes trois
enfants et ne cessais de m'encourager : « Non, non ! Maman
ne va pas se laisser mourir comme ça ! Ne vous inquiétez
pas ! » J'ai beau essayer mais impossible de me rappeler
où et comment m'entraîna ma course. Mais les innombrables
scènes atroces que je rencontrai en chemin restent à
jamais gravées dans mes rétines.
Où je vis cette scène, je l'ignore : tandis qu'une
jeune femme, peut-être une maman, couverte de sang du visage
aux épaules, tentait de s'élancer dans une maison
en proie aux flammes et criait sans arrêt « Mon petit
! Mon petit ! », un homme s'efforçait de la retenir
dans ses bras mais elle, furie démente, ne cessait de hurler
: « Lâche-moi ! Lâche-moi ! Ah, mon petit, il
va mourir brûlé ! »
Comme il me semble avoir emprunté une avenue où
passe le tram, j'ai probablement dû suivre l'avenue Matoba
qui mène au Champ de Manoeuvres de l'Est. Je traversai
le pont Kojin-bashi - je ne savais pas alors qu'il s'agissait
de ce pont-là - ; débarrassé de son parapet
si solide en béton armé, sans doute soufflé
par l'explosion, il paraissait terriblement instable. Sous le
pont, comme chiens et chats crevés, le courant charriait
d'innombrables cadavres aux chairs desquels collaient encore des
lambeaux d'étoffe. Près de la berge, une femme était
étendue sur le dos, la poitrine ouverte d'où jaillissait
le sang à gros bouillons. Spectacle horrible ! Une telle
atrocité est-elle possible dans ce monde ?
L'enfer, que ma grand-mère décrivait si souvent
à la petite fille que j'avais été, le voilà
qui, soudain, avait surgi devant mes yeux.
Je finis par me retrouver au milieu du Champ de Manoeuvres et
m'y accroupis.
Même en comptant les détours, je mis certainement
moins de deux heures pour aller à pied du quartier Tsurumi-cho
au Champ de Manoeuvres mais le ciel, bien que moins sombre qu'au
moment de l'explosion, restait couvert et le soleil, encore caché
derrière d'épais nuages, répandait une lueur
blafarde.
C'est à partir de ce moment-là que mes brûlures
commencèrent peu à peu à me faire souffrir.
Mais à la différence des douleurs aiguës qu'infligent
normalement les brûlures, il s'agissait plutôt de
douleurs sourdes qui m'atteignaient de loin dans un corps qui
n'était pas moi. Une sécrétion jaune suintait
de mes mains écorchées et tombait en gouttes de
la grosseur d'un pois. Mon visage devait avoir le même aspect
épouvantable. Autour de moi, des écoliers et des
écolières des équipes du Service bénévole,
se tordant sur le sol, hurlaient en délire. Contre quoi
décharger la fureur irrépressible que souleva au
plus profond de moi-même la vue insupportable de ces pauvres
corps brûlés et ensanglantés ? Même
des enfants... Ces écoliers qui s'éteignaient l'un
après l'autre sous mes yeux en appelant leur mère
dans leur agonie, que pouvais-je faire pour eux ?
Rassemblant mes dernières forces physiques et mentales,
je me mis à marcher à la suite des gens qui gagnaient
les collines. Il pouvait être aux environs de 3 heures de
l'après-midi. J'avais dû rester bien longtemps, comme
prostrée, assise au milieu du Champ de Manoeuvres. Où
que se portât ma vue affaiblie, elle ne rencontrait qu'une
mer de flammes qui embrasait déjà la gare et le
quartier Atago-cho. « C'est incroyable que tu aies réussi
finalement à fuir jusqu'ici ! »
Peu à peu, je sentis mon visage s'enfler. Portant prudemment
mes mains aux joues, je les retirai pour me rendre compte que
la largeur de mon visage avait presque doublé. Mon champ
visuel se réduisait de plus en plus. Mon, Dieu ! Je vais
finir aveugle ! Fuir jusqu'ici et ne pas réussir à
échapper à mon malheureux destin ! Longeant le pied
des collines, j'atteins le village de Tosaka. Sur la route, un
défilé ininterrompu de brancards. Des charrettes
et des camions emportent leur chargement de blessés et
de cadavres qui n'ont plus rien d'humain. Sur les bas-côtés,
erre une foule de somnambules.
Avec ce qui me restait de vue, je cherchai un lieu sûr à
l'écart du passage des camions, décidée à
m'abandonner paisiblement à mon sort quel qu'il fût.
Je scrutais mon faible champ de vision quand soudain j'aperçus,
accroupie là, ma soeur :
- C'est moi ! Au secours ! Instinctivement, je me précipitai
vers elle. Après un moment d'hésitation, ma soeur
finit sans doute par me reconnaître :
- Ah, ma pauvre Futaba ! Dans quel état...
Ne trouvant plus ses mots, elle m'attira dans ses bras.
- Je perds la vue. Conduis-moi à mes enfants
- Ne t'inquiète pas, me répondit-elle toute troublée,
je ne te laisserai pas mourir... Je t'emmènerai à
la maison quoi qu'il arrive. Et regardant mon corps meurtri :
- Ma pauvre petite ! Comme te voilà...
Le visage en larmes, elle m'étendit sur un tapis d'herbe.
C'est à ce moment que je ressentis comme jamais combien
il est réconfortant d'avoir une famille. Si alors je n'avais
pas rencontré ma soeur, jamais je n'aurais pu survivre.
Quant à elle, elle était blessée à
la tête et aux jambes mais sans gravité. Allongée
à côté d'elle, vaincue peut-être par
cette douceur, je perdis complètement la vue et mes jambes
refusèrent de me porter. Le vrai crépuscule approchait
sans doute, mon corps, vêtu du seul mompé brûlé
et en loques, frissonna. Ma soeur m'installa dans une charrette
qu'elle venait d'emprunter quelque part et me dit que nous irions
au poste de secours installé à l'école primaire
de Yaga, à quatre kilomètres de là. Je sentais
mes forces m'abandonner en même temps que ma vue. Je ne
veux pas mourir. Je ne veux pas mourir avant de revoir mes enfants
! La vie m'était plus chère que jamais. J'appris
plus tard qu'il faisait déjà nuit lorsque nous sommes
arrivées. A partir de là, mes souvenirs s'estompent.
Il paraît que d'innombrables blessés et des cadavres
se trouvaient déjà entassés au poste de secours.
Je ne trouve pas les mots pour exprimer ce qu'il en coûta
à ma soeur de passer ces deux nuits auprès de moi
au poste de secours. J'avais perdu conscience et ne cessais de
délirer . « Vite ! Conduis-moi à mes enfants
! » Comme, malgré ce que me déconseillait
le médecin, j'insistais pour mourir à tout prix
auprès de mes enfants, on me mit dans le train, à
même mon brancard. J'arrivai, le 8 août, chez de la
parenté à Kamisugi-mura où le médecin
du village, en me voyant, s'exclama : « Mais c'est horrible
! » et déclara que mon état était désespéré.
Ce même soir, mes enfants, qui étaient réfugiés
chez un autre de mes parents, à huit kilomètres
de là, accoururent.
- Maman !
A ce cri de mes enfants qui s'agrippaient à moi, je sentis
mon âme arrachée du fin fond de l'enfer.
- Rassurez-vous ! Les blessures de maman ne sont pas graves, dis-je
en respirant l'odeur de mes enfants qui, tout en larmes, se serraient
contre moi. A partir de ce soir-là, ma fille aînée
de quatorze ans ne quitta plus sa mère immobilisée
sous les pansements qui couvraient bras et visage.
C'est le quatrième jour après mon arrivée
dans ce village, le 11 août, alors que, au fond de moi-même,
j'avais presque déjà perdu l'espoir de le revoir,
que mon mari vint nous retrouver. Serrés tout contre leur
père, les enfants pleuraient de joie.
Étant alors au plus critique de mon état, je me
rassurai : « Ah, tant mieux pour les enfants ! Même
si je disparais, ils auront au moins leur père. »
Fugitive consolation : c'est lui qui, en crachant du sang le matin
du 13, trois jours après son arrivée et bien qu'il
fût sans blessure apparente, laissant une femme elle-même
au bord de la tombe et trois pauvres enfants, hélas ! s'éteignit.
Dire que nous avions été mari et femme durant seize
années et je n'avais pu recueillir le dernier souffle de
cet homme qui avait fait de sa profession une vocation et qui
laissait tant de choses à réaliser : j'en étais
inconsolable.
- Maman !
Oh ! la voix de mon petit garçon venu s'asseoir à
mon chevet, quel déchirement ! J'en pleure encore aujourd'hui.
« Mes pauvres enfants ! Je ne dois pas mourir, non, je n'en
ferai pas des orphelins ! » Je ne cessais d'implorer l'âme
de mon mari. Toujours condamnée, j'échappai à
la mort par miracle.
Mes yeux se sont rouverts plus vite que je ne le croyais, à
tel point qu'une vingtaine de jours plus tard je pus distinguer
vaguement le visage de mes enfants. Mais l'été se
termina et l'automne vint sans que les brûlures au visage
et aux mains guérissent, bien au contraire, l'épiderme
ne pouvant pas se reconstituer, la chair des plaies se décomposait,
prenant l'aspect de la tomate écrasée. Au début
du mois d'octobre, j'étais suffisamment rétablie
pour pouvoir me redresser sur mon lit, mais j'eus besoin de deux
mois encore pour me mettre debout et marcher.
Après le Nouvel An, je fus enfin libérée
des pansements, mais mon visage et mes mains étaient ceux
d'une autre. En effet, le lobe de l'oreille gauche était
réduit de moitié, une chéloïde grande
comme la paume de la main crispait la joue gauche, la bouche et
le cou. Quant à la main droite, une chéloïde
de cinq centimètres couvrait le petit doigt et les deux
premières phalanges des autres. Et les cinq doigts de la
main gauche étaient complètement soudés.
On avait fait de moi une infirme et je me demandais désespérément
comment j'allais pouvoir vivre avec mes trois jeunes enfants.
Nous fûmes pris dans la tourmente de l'inflation de l'après-guerre.
C'est enfin en avril 1947, à la veille d'être littéralement
sur le pavé, que mes enfants et moi, nous avons été
sauvés par le Chugoku-Shimbun, le journal où
mon mari avait travaillé. Je n'oublierai jamais de toute
ma vie la joie que le journal m'a procurée en me donnant
du travail.
Cinq ans déjà se sont écoulés et si,
depuis ce jour, supportant la honte et l'humiliation de mon hideuse
infirmité, j'ai continué à travailler, c'est
pour mes enfants, oui, uniquement pour eux.
[1] Association de quartier pour la défense civile.
[2] Pantalon d'étoffe grossière porté par
les femmes pour les travaux de force ou dans des situations d'urgence.