Avril 1986 : un accident dans la centrale nucléaire
de Tchernobyl en Ukraine. Était-ce un simple accident de
même nature que ceux qui ont émaillé l'histoire
de la société industrielle et qui ne laissèrent
de trace que dans les familles des victimes ? C'est bien comme
cela que Tchernobyl fut présenté, mais, quelques
années après, cette vision ne résiste pas
à la réalité. Il ne fait plus de doute maintenant
qu'il s'agit là d'une catastrophe bien particulière.
Tchernobyl inaugure une ère et ouvre des perspectives vraiment
modernes aux catastrophes de notre société industrielle.
Depuis quelques années, on a pu assister à un accroissement
considérable de l'ampleur des accidents industriels(1),
et l'on peut s'attendre à quelques « progrès
» importants dans le domaine de la chimie. Avec l'industrie
nucléaire, les accidents industriels prennent de nouvelles
dimensions à la fois dans l'espace et dans le temps. La
gestion des situations accidentelles et post-accidentelles ne
peut se faire qu'avec l'intervention de l'État, non seulement
techniquement, mais aussi socialement. L'État doit mettre
en place les moyens qui lui paraissent nécessaires pour
assurer la gestion sociale des catastrophes nucléaires.
L'expérience de Tchernobyl a dû être particulièrement
intéressante en ce sens.
L'accident a toujours fait partie des productions de l'industrie,
mais jusqu'à présent il n'était qu'un sous-produit
dont la consommation demeurait locale. L'ère nucléaire
fait passer cette production du stade artisanal au stade véritablement
moderne, et sa consommation au niveau d'une consommation de masse.
L'énergie nucléaire se manifesta publiquement pour
la première fois le 6 août 1945 (à cette époque,
on utilisait généralement l'expression « énergie
atomique ») : destruction à peu près complète
et instantanée d'une ville, Hiroshima. La performance fut
répétée trois jours plus tard sur Nagasaki
avec le même succès, confirmant la fiabilité
de cette nouvelle source d'énergie. Si la surprise fut
grande dans l'opinion publique, parmi les savants il n'en fut
rien car ils envisageaient ce développement scientifique
depuis 1939. Contrairement à ce qui a été
écrit plusieurs années plus tard, ces destructions
de masse ne traumatisèrent ni le milieu scientifique ni
l'opinion publique. Elles furent perçues comme le début
d'une ère nouvelle, l' « âge atomique ».
Le mercredi 8 août 1945, on put lire à la une du journal Le
Monde : « Une révolution
scientifique : Les Américains
lancent leur première bombe atomique sur le Japon ».
L'unanimité fut assez parfaite dans l'ensemble de la presse.
L'ampleur du désastre, ces êtres vivants qui, en
quelques millionièmes de seconde, furent « sublimés
» et ne laissèrent qu'une ombre sur les murs, loin
de déclencher horreur et indignation(2), fut reçue
comme la preuve objective d'un avenir radieux pour une humanité
qui allait enfin être débarrassée à
tout jamais des contraintes du travail. La matière se révélait
source inépuisable d'énergie, qu'il serait possible
d'utiliser partout sans limite, sans effort, sans danger. D'invraisemblables
projets étaient présentés sérieusement
comme à notre portée dans un avenir très
proche. Le délire scientiste n'a plus jamais atteint de
tels sommets. Hiroshima devait ouvrir à l'humanité
une ère de liberté. Les explosions sur le Japon
furent glorifiées et bénies par tout ce que l'establishment
scientifique avait de disponible : à l'époque cela
s'appelait « les savants ». La mobilisation fut spontanée
pour nous initier à cet avenir que les prix Nobel du «
Projet Manhattan » nous avaient soigneusement préparé.
On entrait dans la modernité libératrice.
Tchernobyl, c'est la malédiction. Encore une fois, l'establishment
scientifique (cela s'appelle maintenant « les experts »)
s'est spontanément mobilisé. Il ne s'agit plus de
révéler l'avenir, mais de camoufler l'ampleur du
désastre et les perspectives sombres qu'on peut attendre
de cette modernité née en 1945. Il y a danger, car
cette nouvelle manifestation spectaculaire de l'énergie
nucléaire pourrait être source de réflexion
et de révision sur notre société et son avenir.
À défaut de confirmer cet avenir radieux que les
savants promettaient en 1945, nos experts tentent de nous montrer
que, si catastrophe il y a, ils sont, en fin de compte, capables
de la gérer socialement, dans la mesure où l'on
ne se préoccupe pas de la protection des individus et où
ceux-ci acceptent de se laisser gérer au nom de la protection
de la société. Pour les experts, cet avenir «
radiant » que Tchernobyl nous laisse entrevoir serait inéluctable,
le prix à payer à la modernité. On nous présente
cette catastrophe comme « inacceptable » (sous-entendu
: pour les individus), mais parfaitement « tolérable
pour la société »(3), devant ainsi être
acceptée. En somme, curieusement, la survie de la société
serait conditionnée par la mort par irradiation des individus.
On est loin de l'hymne à la joie qui accueillit les bombardements
atomiques de 1945.
Hiroshima célébrait l'ouverture sur la modernité
mais entraînait une profonde division du monde scientifico-technique.
La compétition scientifique participait largement à
la coupure du monde et à la guerre froide entre l'Ouest
et l'Est. Tchernobyl ferme ce monde moderne né en 1945,
met fin aux illusions mystico-scientifiques. Mais cette fois,
cela se fait dans la réconciliation internationale des
experts scientifiques(4). Loin de mettre en cause le pouvoir qu'ils
se sont assurés dans la société, la catastrophe
nucléaire leur permet de se constituer en un corps unifié
international aux pouvoirs encore renforcés. C'est au moment
où les experts scientifiques ne peuvent plus rien promettre
d'autre que la gestion des catastrophes que leur pouvoir s'installe
d'une façon inéluctable.
NOTES
1. L'accident de l'usine de l'Union
Carbide, à Bhopal (Inde), en décembre 1984, peut
servir de référence pour l'industrie chimique. Une
fuite d'un gaz servant à la fabrication de pesticides entraîna
la mort « certifiée » de 2 850 personnes. Plusieurs
centaines de morts suivirent. Près de 500 000 personnes
furent affectées par le nuage toxique.
Pour l'industrie des combustibles, on peut citer les explosions
et incendies dans un centre de stockage de gaz liquéfié
(propane), en novembre 1984, à Ixhuatepec au Mexique: officiellement
plus de 500 disparus dans les flammes, probablement beaucoup plus,
environ 7000 blessés.
L'interférence accidentelle des industries chimiques et
nucléaires, l'introduction des sites nucléaires
civils parmi les objectifs militaires de guerres conventionnelles
ouvrent certaines perspectives à la production des catastrophes.
Les actes de terrorisme sont très rarement évoqués
à propos des dangers nucléaires. En 1986 et 1987,
des revues scientifiques (Nature, Science, New Scientist)
y consacrèrent quelques pages dans le cadre du terrorisme
vis-à-vis des technologies avancées. Un texte sur
ce sujet fut présenté au Conseil de l'Europe au
cours d'une audition parlementaire (Paul L. Leventhal et Milton
M. Hoenig, Nuclear Installation and Potential Risks. The Hidden
Danger: Risks of Nuclear Terrorism). Certains auteurs de romans
policiers ont traité le problème du terrorisme nucléaire
avec beaucoup de pertinence. Par exemple Michael Maltravers, dans
La Maladie de Chooz (Série noire, Gallimard, 1966),
décrit des terroristes répandant des déchets
nucléaires dans les villes et la façon dont le pouvoir
entend gérer une telle crise. Ce texte a été
écrit avant que les programmes nucléaires aient
pris des dimensions industrielles. Frederick D. Huebner, dans
La Cité des pluies de sang (Série Noire,
Gallimard, 1987), traite un acte de malveillance terroriste dans
une centrale, par une séquence de défauts provoqués
en mode commun, type d'accident particulièrement redouté
des experts en sûreté nucléaire. Enfin, signalons
que la revue les Annales des Mines a consacré son
numéro d'octobre-novembre 1986 aux « Risques technologiques
majeurs », l'introduction fut confiée à un
général !
2. La seule voix discordante fut celle d'Albert Camus dans l'éditorial de Combat le 8 août 1945 : « Le monde est ce qu'il
est, c'est-à-dire peu de chose. C'est ce que chacun sait
depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les
journaux et les agences d'information viennent de déclencher
au sujet de la bombe atomique. On nous apprend, en effet, au milieu
d'une foule de commentaires enthousiastes, que n'importe quelle
ville d'importance moyenne peut être totalement rasée
par une bombe de la grosseur d'un ballon de football. Des journaux
américains, anglais et français se répandent
en dissertations élégantes sur l'avenir, le passé,
les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets
guerriers, les conséquences politiques et même le
caractère indépendant de la bombe atomique. [ ...
] Il est permis de penser qu'il y a quelque indécence à
célébrer une découverte qui se met d'abord
au service de la plus formidable rage de destruction dont l'homme
ait fait preuve depuis des siècles ». Ces positions
lui valurent, quelques jours plus tard, de violentes critiques.
Pour France-Soir, l'ère nouvelle fut inaugurée
le 16 juillet 1945, date de l'essai de la première bombe
atomique. Il titre le 8 novembre 1945 : « Le 16 juillet
1945 à Alamogordo, par une nuit d'orage, le monde est entré
dans une ère nouvelle ». L'article se poursuit ainsi:
« L'espèce humaine a réussi à passer
un âge nouveau : l'âge atomique ».
Ce même journal titrait un article le 9 août 1945:
« L'emploi de la bombe atomique ouvre des horizons illimités
».
Le 10 août 1945, après la destruction de Nagasaki,
France-Soir confiait ses colonnes à « un prince,
académicien français et prix Nobel de physique »
qui titrait son article: « L'homme pourra demain tirer plus
d'énergie de quelques grammes de matière désintégrée
que de la houille, de l'eau et du pétrole, par le prince
Louis de Broglie, de l'Académie française ».
Le 8 août 1945, le journal Libération titrait
en première page : « La nouvelle découverte
peut bouleverser le monde. [ ... ] Charbon, essence, électricité
ne seraient bientôt plus que des souvenirs ».
L'Humanité du 8 août 1945 titre
en première page: « La bombe atomique a son histoire
depuis 1938, dans tous les pays des savants s'employaient à
cette tâche immense : libérer l'énergie nucléaire.
Les travaux du professeur Frédéric Joliot-Curie
ont été un appoint énorme dans la réalisation
de cette prodigieuse conquête de la science ».
Les journaux mentionnent à de nombreuses reprises la part
jouée par la France dans cette prodigieuse découverte.
Ainsi on trouve dans le Figaro du 9 août 1945 un
communiqué de l'AFP : « Paimpol 8 août - M.
Joliot-Curie fait de Paimpol la communication suivante : L'emploi
de l'énergie atomique et de la bombe atomique a son origine
dans les découvertes et les travaux effectués au
Collège de France par MM. Joliot-Curie, Halban et Kowarski
en 1939 et 1940. Des communications ont été faites
et des brevets pris à cette époque ».
Un de ces brevets porte sur les « Perfectionnements aux
charges explosives », brevet d'invention n° 971-324, «
demandé le 4 mai 1939 à 15 h 35 min à Paris
». Cependant, personne n'osa réclamer au gouvernement
américain des royalties, bien que finalement on affirmât
que la destruction de Hiroshima était couverte par un brevet
français ! Seul un bénéfice moral était
attendu en exigeant que l'opinion mondiale reconnût la contribution
française aux massacres d'Hiroshima et de Nagasaki.
Le livre de Géraud Jouve, Voici l'âge atomique,
publié aux Éditions Franc-Tireur au début
de 1946, décrit bien les mythes et les phantasmes de cette
époque. C'est un des rares textes de cette époque
qui laisse entrevoir quelques-uns des problèmes que devait
poser l'usage de l'énergie nucléaire (le danger
du rayonnement, les rejets des installations, les difficultés
du stockage des déchets, etc.).
3. Ces propos ont été tenus par Morris Rosen, directeur
de la division de la sûreté nucléaire à
l'Agence internationale de l'énergie atomique, au cours
de l'audition parlementaire du Conseil de l'Europe tenue les 8
et 9 janvier 1987 à Paris sur les accidents nucléaires.
Un compte rendu de cette réunion a été fait
dans la Gazette Nucléaire n° 84/85 de janvier
1988.
4. Ainsi, le journal Sovietskaya Bieloroussia du dimanche
1er juillet 1989 publie une interview du professeur Pierre Pellerin,
le grand maître de la radioprotection en France. À
la remarque: « L'accident de Tchernobyl a compromis la confiance
dans la sécurité des centrales atomiques »,
il réplique: « Oui, c'est vrai. Mais je crois que
cet accident n'a pas eu que des conséquences négatives
mais qu'il a eu aussi des conséquences positives. Comme
résultat positif je pense qu'on peut noter l'élargissement
des contacts internationaux dans le domaine de l'énergie
nucléaire ». Ainsi, les cancers radio-induits par
la catastrophe ne seront pas inutiles, ils auront permis de réunifier
le corps des scientifiques experts.
Roger et Bella Belbéoch
Extrait de « TCHERNOBYL, UNE CATASTROPHE »
Editions Allia 1993, p. 9-12.
(Originellement paru dans le n° 1 de « L'Intranquille
», Paris 1992 BP n°75,76960 Notre-Dame de Bondeville)