C'est le titre de l'intervention de Pierre Huguenard (Président de la Société Française et Vice-Président de la Société Internationale de Médecine de catastrophe) au Colloque de Montauban (21-22-23 janvier 1988) organisé par le Conseil Général de Tarn et Garonne sur le thème "nucléaire santé - sécurité". Les citations sont extraites des Actes du Colloque.
Dès le début de son intervention
Pierre Huguenard précise ses responsabilités :
"C'est surtout au titre de Président de la Société
Française de Médecine de Catastrophe, je pense,
que j'interviens ici. C'est par conséquent comme "acteur
a posteriori" en cas de catastrophe nucléaire"
(souligné par moi).
Il semble bien pour lui que nucléaire et catastrophe sont
liés.
Il précise rapidement : "S'il est actuellement
admis par beaucoup par les spécialistes en tout cas
que le risque nucléaire est peu probable,
il est admis aussi unanimement, et par les médecins cette
fois, que sa gravité est infinie. Gravité
plus ou moins grande suivant les cas de figures, mais qui peut
aller jusqu'à l'infini".
Remarquons qu'il ne dit pas ce qu'il qualifie de "peu
probable". Cela semble vouloir dire que la probabilité
d'un accident nucléaire majeur est petite ce qui soulève
quelques questions : qu'est-ce qu'une probabilité faible
? Dans ce cas la notion de probabilité a-t-elle un sens
? (1) La seule formulation correcte n'aurait-elle pas été
de dire que l'accident nucléaire majeur est possible et
que c'est pour cela qu'il s'en préoccupe ?
Il précise "Dans l'hypothèse d'un accident
majeur, les services du Ministère de la Santé sont
d'abord tenus de veiller à ce que l'alerte soit donnée
convenablement et à ce qu'elle chemine rapidement.
L'alerte doit être donnée par l'exploitant. On
pourrait naturellement discuter l'objectivité de l'exploitant
mais on ne voit pas qui d'autre serait le premier informé
en cas de dérive ou d'incident au niveau d'une centrale".
Le problème de l'alerte est de taille : seul le responsable
de l'installation en "dérive" (en voie de détresse)
est capable d'évaluer la situation. En réalité
même ce responsable risque fort d'être incapable d'évaluer
l'évolution d'un incident vers la catastrophe sans compter
les cas où l'évolution est tellement rapide qu'il
risque de ne rien voir arriver. Il n'est pas évident que
les chefs de centrale, investis d'une telle responsabilité,
soient formés pour y faire face. D'autant plus que rien
dans la législation ne prévoit de sanctions en cas
d'incompétence manifeste.
Les autorités de sûreté nucléaire,
si elles s'intéressent à la sûreté,
ne semblent pas s'inquiéter de la qualification des chefs
de centrale vis-à-vis de la sûreté. On ne
connaît guère de cas où ces responsables aient
eté sanctionnés (licenciement, poursuite judiciaire
etc.) lorsque des normes de sûreté ne sont pas respectées.
(N'y a-t-il pas eu un chef de centrale qui n'a pas voulu arrêter
un réacteur en situation incidentelle pour ne pas perdre
sa place de leader dans la durée de fonctionnement en continu
d'un réacteur ?)
Concernant le "confinement des populations" cet expert
en catastrophe précise : "() ce n'est pas une mesure
facile à mettre en oeuvre si on n'a pas au préalable
informé la population : il n'est pas instinctif en effet
de s'enfermer dans sa maison quand on sent venir un grand danger
; ce n'est pas un réflexe naturel. Calfeutrer les portes
et les fenêtres, on n'y pense pas naturellement et si on
n'y est pas préparé, on ne sait pas comment le faire".
Le réflexe qui n'est pas naturel quand on sent venir
un grand danger, il est encore moins naturel quand on ne sent
rien venir et la radioactivité est sans couleur et sans
odeur. Le confinement pourrait avoir une certaine efficacité
à condition que la population soit consciente des dangers
que lui fait courir l'installation nucléaire présente
dans son voisinage. Pour cela il faudrait lui détailler
toutes les conséquences que la catastrophe peut
avoir sur la santé, à court, moyen et long terme.
Or l'énergie nucléaire est présentée
par les "spécialistes" comme une activité
sûre, la plus sûre qu'on puisse imaginer. Les "antinucléaires"
écologistes ne mettent eux-mêmes qu'épisodiquement
le danger des catastrophes nucléaires au premier plan de
leurs préoccupations. La plupart du temps cette perspective
n'est pas évoquée.
Quant à "calfeutrer les portes et les fenêtres"
il est trop tard pour y penser quand le nuage radioactif vous
arrive dessus. Où trouver alors le matériel pour
calfeutrer ? En toute logique il serait nécessaire que
des contrôleurs vérifient les maisons dans la zone
pouvant être soumise au confinement. Qu'ils s'assurent que
fenêtres et portes sont bien étanches, que les bouches
d'aération et de ventilation peuvent être facilement
obturées etc.
"A côté du confinement, il faudra penser
aux évacuations. Evacuer des milliers de personnes
pose un problème de logistique extrêmement difficile".
Les exercices d'accident avec évacuation d'un petit nombre
d'habitants ont été toujours extrêmement instructifs
: un joli cafouillage même quand l'exercice était
programmé bien longtemps à l'avance (voir la Lettre
d'information 84/85 de mai-décembre 1999 du
Comité Stop Nogent concernant l'exercice à la Saulsotte,
village proche de la centrale de Nogent-sur-Seine). Des simulations
d'accident réalisées d'une façon inopinée
sans préparation préalable des divers responsables
(préfet, pompiers, médecins etc.) n'ont jamais été
envisagées.
L'auteur soulève le problème des cas particuliers.
"Il s'agit des personnes difficiles à évacuer,
celles qui occupent les maisons de retraite, les hôpitaux,
les différentes maisons de santé". Il se félicite
de ce que "chacune de ces maisons a été
priée de préparer son plan d'évacuation".
il est évident qu'il serait plus rationnel qu'aucune de
ces maisons ne soit implantée dans une zone évacuable.
C'est leur déplacement avant la catastrophe qu'il faut
réclamer.
Enfin le Pr. Huguenard précise : Après ces mesures
préventives [confinement, évacuation], il
convient de procéder à ce que les militaires appellent
un "triage", disons plutôt un "tri".
ce tri va être absolument capital de façon à
sauver les personnes qui peuvent l'être.
Il paraît évident que ce "triage" s'impose
pour des raisons économiques. Les moyens dont on peut disposer
sont limités et il serait dommage de les gaspiller en essayant
de sauver des gens que l'on sait définitivement condamnés.
Cet expert en "triage" classe les victimes en plusieurs
groupes. Il n'indique cependant pas dans son exposé les
critères qui devront servir aux sauveteurs pour identifier,
parmi les victimes, celles qui ont une chance de survivre à
la catastrophe et celles qui n'en ont aucune.
La référence aux militaires utilisée par
P. Huguenard montre que la catastrophe nucléaire peut s'apparenter
à une situation de guerre.
Sa conclusion : "je dirai qu'en cas d'accident majeur,
il y a des moyens de protection. Ces moyens sont limités.
L'accident auquel ils sont une tentative de réponse n'a
pas une dimension humaine. Pourtant ils doivent être connus
et mis au point à l'avance ()".
Curieuse conception de l'activité médicale
: si des médecins découvrent qu'une activité
est tellement dangereuse qu'elle risque de les laisser démunis
pour gérer ses conséquences bien identifiées,
ces médecins ne doivent s'occuper que d'inventorier les
moyens dont ils pourraient disposer et non pas de tenter de mettre
hors la loi cette activité dangereuse.
La discussion qui a suivi l'exposé de cet expert médical
en catastrophe a été très intéressante.
Un intervenant dans la salle a fait remarquer à Mr Huguenard
"qu'il m'a semblé apercevoir un jour face à
Mr Schwartzenberg), n'y a-t-il pas incompatibilité entre
votre point de vue sur l'euthanasie et la mise en oeuvre d'une
procédure de secours reposant sur le principe du triage
qui implique comme le faisait remarquer le Professeur Virenque
[un expert ayant exposé "l'organisation des secours
et des soins d'urgence en cas d'accident radiologique ou nucléaire"]
que tout le monde ne bénéficiera pas des conditions
optimales de soins et de décontamination ?".
La réponse expose assez clairement certaines conceptions
de la médecine que notre société a développées
: "Il faut être conscient qu'il existe deux types
de médecine, chacune étant obligée de se
conformer à deux éthiques différentes. Il
y a d'une part la médecine individuelle, où l'on
s'obstine (sans pour autant s'acharner) à traiter un individu.
Il y a d'autre part cette médecine collective qu'est la
médecine de catastrophe, où l'on est obligé
d'opérer un choix pour sauver le maximum d'individus
avec les moyens dont on dispose sans cesser toutefois de
réclamer et réclamer encore des moyens supplémentaires
pour traiter tout le monde () ".
Ainsi pour les médecins de catastrophe les victimes
ne sont plus des individus que l'on va traiter en respectant l'éthique
de la médecine individuelle, mais des éléments
de la collectivité qui relève de la médecine
collective. Celle ci est gérée par la collectivité,
c'est à dire l'Etat et les responsables des catastrophes
qui ont produit ces victimes. En somme il ne s'agit plus d'individus
que le médecin a en charge mais de produits qu'il doit
gérer avec les critères admis de la gestion économique.
Le médecin Pierre Huguenard conclut son exposé par
: "Le nucléaire, qu'il soit civil ou militaire,
est une donnée de fait et notre devoir de médecin
(en particulier médecins de médecine de catastrophe)
est de nous préparer, quoi que nous pensions du nucléaire,
à nous occuper au mieux de ses victimes".
Ainsi pour ce médecin la seule action qu'il propose à
sa communauté c'est de se préparer à gérer
les catastrophes nucléaires (civiles ou militaires). Il
ne doit pas entrer dans la préoccupation des médecins
d'intervenir pour que ces nucléaires, civil et militaire,
soient interdits compte tenu des désastres qu'ils peuvent
produire et que les médecins prévoient et évaluent.
En somme, pour ce haut personnage des catastrophes, les médecins
n'ont aucun devoir particulier d'intervention dans des débats
citoyens. Serait-ce parce que la disparition des catastrophes
rendrait obsolète la spécialité de la médecine
de catastrophe et par-là même la raison d'exister
de ces médecins de catastrophe ?
Roger Belbéoch, août 2002.
(1) Le concept de probabilité est de plus en plus utilisé d'une façon erronée quand on veut rassurer la population. On utilise alors l'expression "faible probabilité " sans bien sûr définir ce que cela signifie. L'usage de la probabilité fait partie de ce détournement escroc du sens des mots pour rassurer les gens de plus en plus inquiets de l'avenir qui les attend. Nous reviendrons en détail sur ce sujet dans un prochain numéro de notre bulletin.