La probabilité dans notre modernité

Le concept de probabilité est de plus en plus présent dans la représentation médiatique de notre vie sociale. C'est l'industrie nucléaire qui a initié cette représentation probabiliste et pendant longtemps c'était la seule industrie qui se protégeait derrière ce concept. En réalité seule la représentation de la sûreté nucléaire fait appel aux probabilités. Les véritables problèmes de la sûreté nucléaire sont en dehors de ces concepts probabilistes et il est évident que l'industrie nucléaire n'a pas attendu les résultats des calculs probabilistes pour concevoir les réacteurs nucléaires. Depuis, le concept probabiliste a gagné bien des domaines inquiétants, en particulier les OGM et les biotechnologies.
L'approche probabiliste des accidents graves est à la base de la sûreté nucléaire. Un point d'histoire peut éclairer cette approche. Quand aux USA Eisenhower a lancé en 1953 le slogan "l'atome pour la paix" cela a certainement perturbé des experts américains qui craignaient (à juste titre) que la prolifération du nucléaire civil ne conduise inévitablement à la prolifération nucléaire militaire. En février 1957 un groupe de scientifiques du Laboratoire National de Brookhaven publie un rapport (WASH-740) qui décrit très précisément ce qui pourrait arriver si un réacteur nucléaire de puissance moyenne (500 MW thermique) partait en "excursion". La lecture de ce rapport de plus de 100 pages est étonnante, une préfiguration de Tchernobyl. Si la réaction des industriels a été lente, marquée par la prudence, par contre celle des technocrates de l'Etat américain a été très rapide : dès septembre 1957 ils font voter une loi, le Price-Anderson Act, qui limite la responsabilité civile des exploitants en cas de désastre nucléaire sur un réacteur. Mais ce n'était pas suffisant car il était alors évident que l'industrie nucléaire ne pouvait pas se développer en garantissant une sûreté absolue. C'est dans ce contexte que, parallèlement à la législation américaine introduisant une exception pour la responsabilité des industriels nucléaires, des "experts" inaugurèrent l'approche probabiliste des accidents nucléaires graves et une énorme étude fut entreprise pour fonder la sûreté nucléaire sur cette approche. Rasmussen se lança dans le probabilisme. Il tenta d'identifier tous les événements pouvant conduire à un désastre nucléaire en les affectant d'une probabilité. Cela donna des rapports, des milliers de pages, dont le but était que si la chaîne des événements pouvant conduire à un désastre nucléaire avait une probabilité très faible, on pouvait ne pas en tenir compte.
C'était une nouveauté dans le monde industriel. Pour les accidents dits "acceptables" dans les transports aériens on ne formule jamais une approche probabiliste qui justifierait et innocenterait un accident d'avion sous prétexte que le scénario de cet accident avait une probabilité inférieure à une certaine valeur. Jusqu'à présent l'activité industrielle s'est développée dans le domaine de la sécurité absolue ce qui était frauduleux, mais l'approche probabiliste n'a jamais été avancée par l'industrie pour justifier un manque de rigueur dans la sûreté. Désormais l'industrie nucléaire et ses experts en sûreté servent de modèles pour toutes les activités industrielles et de plus en plus la probabilité est mise en avant pour déculpabiliser les responsables des désastres industriels.
Le concept de probabilité est à la fois intéressant et curieux car il est parfaitement défini depuis le XVIIème siècle [1]. Il est pourtant utilisé et accepté sans interrogation d'une façon stupide dans bien des domaines par la communauté scientifique.
Ce concept s'appuie sur ce qu'on appelle la théorie des jeux. Une première remarque : utiliser la théorie des jeux pour déterminer et fonder notre futur est assez obscène.
La théorie à la base de la probabilité est relativement simple. La probabilité d'un événement particulier est définie à partir de l'identification de tous les événements possibles avec, pour chacun d'eux, sa probabilité. Cela pose évidemment un problème de principe, la probabilité d'un événement est fondée sur la probabilité de tous les événements possibles. Mais faîtes confiance aux théoriciens ils réussissent à se sortir de ce piège.
Quand il s'agit de tirer une carte dans un jeu de 52 cartes cela est assez facile car toutes les cartes sont équivalentes, donc supposer que leur probabilité de sortie est la même ne pose pas de problème. Mais que signifie cette probabilité de tirer une carte déterminée à l'avance ? Cela signifie que si l'on effectue 520 tirages identiques on observera cette carte environ une dizaine de fois. Mais on peut être plus précis : si l'on effectue un grand nombre de 520 tirages on pourra prédire que pour 95% de ces tirages le nombre de fois où cette carte sortira sera compris entre 10-2"10 et 10+2"10 soit entre 4 et 16. Cet intervalle est dit "intervalle de confiance" et correspond à un taux de confiance de 95%. On peut évidemment fonder les prévisions sur un taux de confiance différent (70%, 50%) selon la motivation du jeu ou les intérêts économiques en jeu. Ces concepts sont appliqués à des "jeux" beaucoup plus dramatiques qu'un jeu de cartes, comme les études épidémiologiques de mortalité ou de morbidité liées à des activités industrielles. Le "jeu" dans ce cas n'a rien de ludique car il s'agit de gens que les industriels ont tués ou rendu malades. Le taux de confiance de 95% qui est généralement pris comme référence dans les études de risques sanitaires est totalement arbitraire et favorise les coupables de l'industrie.
La théorie probabiliste introduit le concept d'espérance mathématique qui est défini comme le produit du gain (ou de la perte) d'un événement par la probabilité de gain (ou de perte) de cet événement. Ce concept s'applique à un événement lié au hasard que l'on répète un grand nombre de fois. Le jeu est équitable si cette espérance mathématique est nulle. Les casinos fondent leur existence sur une espérance mathématique qui pour eux est positive. C'est à dire que si un joueur joue très longtemps il est sûr de perdre. Ce qui est important à retenir c'est que ce concept d'espérance mathématique, à la base des théories probabilistes, n'a de sens que dans le long terme du jeu.
Comment appliquer ce concept aux accidents nucléaires catastrophiques ? Il est dit, dans les textes officiels concernant la sûreté nucléaire, que pour tous les événements envisageables dont la probabilité est inférieure à 1/1.000.000 par an, (10-6 ce qui correspond à 1 événement par million d'années) on ne tiendra pas compte de ces événements pour conditionner les équipements. Il s'agit, pour les officiels de la sûreté d'événements dits "hors dimensionnement" [2]. Ainsi la chute d'un avion de ligne sur une enceinte de confinement de nos réacteurs n'a pas été prise en compte. Cette probabilité de 10-6 signifie que si l'on observe 100 réacteurs nucléaires (tous identiques et identiquement exploités) pendant 100.000 ans on observerait environ 10 catastrophes. Si ces catastrophes peuvent produire 1 million de morts avec une probabilité de 10-6 cela ferait une espérance mathématique (appelée couramment "risque") de 1 mort par an. Pas de quoi s'inquiéter. Mais évidemment les catastrophes à faible probabilité peuvent apparaître à n'importe quel moment et alors il y aurait 1 million de morts avec ce que cela implique pour notre société.
Pour que la probabilité d'un événement ait un sens, il faut que le "jeu" se poursuive suffisamment longtemps pour qu'on puisse observer un certain nombre d'événements, afin de justifier la probabilité avancée. L'espérance mathématique, appelée vulgairement "risque" pour les catastrophes, est le produit du "détriment" par la probabilité de l'événement. Ce concept de risque probabiliste ne représente pas du tout la réalité d'un désastre possible.
Dans leur vie quotidienne les gens ont bien compris la stupidité d'un tel concept. Quand ils achètent des trucs à gratter dont la probabilité pour gagner est extrêmement faible, ils ne tiennent pas compte de ce concept d'espérance mathématique ou de risque. Ils ne prennent pas en compte la probabilité extrêmement faible de gagner mais prennent seulement en compte le gain possible par rapport au faible investissement.
Concernant le stockage des déchets nucléaires on est dans un "jeu" de longue durée. Le détriment, même s'il est faible (d'après les experts payés pour effectuer l'évaluation), va s'appliquer à un grand nombre de personnes et pendant des siècles voire des millénaires. Là, dans ces conditions, "l'espérance mathématique" des "détriments" va se trouver énorme. Ce problème mathématique inquiète beaucoup les théoriciens en radioprotection, ils vont tenter d'évacuer ce concept qui culpabiliserait l'industrie nucléaire productrice de déchets nocifs.
Retour sur la probabilité et l'histoire de l'énergie nucléaire. Les capitalistes ont assez rapidement compris le sens de ces concepts probabilistes impliqués dans les risques financiers d'un accident nucléaire grave. Ils ont été rassurés quant à leurs investissements par la réglementation qui limitait leur responsabilité civile en cas d'accident quelle que soit la "probabilité" théorique de cet événement. Cela simplifiait considérablement le problème des assurances.
Pour les théoriciens probabilistes des événements nucléaires il était évident qu'un événement à probabilité très faible et n'étant pas pris en compte dans le dimensionnement, serait interprété comme s'agissant d'un événement impossible. Pourtant, quasiment par définition, les probabilités ne s'intéressent qu'aux événement possibles. Dire qu'un événement a une faible probabilité d'occurrence c'est admettre que cet événement est possible.
Quand on parle de probabilité il faut avoir en tête que tous les événements possibles ont été correctement identifiés. Est-ce matériellement possible ? Avec un jeu de cartes c'est possible mais avec une installation nucléaire c'est évidemment impossible. Comment par exemple, modéliser mathématiquement le comportement des opérateurs (comment comptabiliser le besoin urgent d'aller aux WC au moment où un incident se déclenche qui peut dégénérer en accident grave). Le comportement de tous les composants d'un réacteur et de leurs interactions peuvent-ils être mathématiquement modélisés compte tenu de nos ignorances sur la physique en jeu et l'évolution physico-chimique de ces composants ?
Le concept de probabilité dans le nucléaire a été développé pour rassurer la population et cela a marché et marche encore grâce aux médias. Avant cette approche probabiliste des accidents les promoteurs du nucléaire affirmaient que la sûreté était absolue. Quand il devint évident que cette sécurité absolue était impossible à respecter on a basculé dans le probabilisme.
Désormais l'industrie nucléaire sert de modèle pour la gestion des accidents industriels. Des événements récents (11 septembre, AZF Toulouse, Erika, Prestige etc.) ont secoué les compagnies d'assurances. Leur revue "Risques" publiait il y a quelque temps un numéro [3] bien intéressant dont je résume la teneur. Dans notre société il est impossible de calculer la probabilité de certains événements. Quant aux détriments correspondants, impossible de les évaluer et même, il est impossible de les imaginer. Dans ces conditions l'activité "Assurance", fondée sur une approche probabiliste (statistique) devient impossible. Une des conclusions de ces experts en assurances est "il faut penser l'impensable". Bien sûr le nucléaire est exclu des préoccupations des assureurs car la responsabilité civile des exploitants en cas de désastre est légalement limitée. Quoi qu'il arrive avec le nucléaire les compagnies d'assurances n'ont rien à craindre (loi de 1968 modifiée 1990 cette loi n'a guère fait de vagues chez les antinucléaires !).
A la lecture de leurs études on sent chez les assureurs une pression pour que le concept de limitation de la responsabilité civile adopté sans problème pour l'industrie nucléaire soit étendu à tout le domaine industriel et sanitaire. Alors que les assureurs remettent en cause, pour leur survie, les concepts probabilistes cela n'empêche pas les promoteurs de nouveautés technologiques, industrielles ou agricoles, d'utiliser les probabilités pour rassurer la population. Il est stupide d'essayer d'entraver le développement de ces activités dangereuses à l'aide d'arguments tendant à prouver que les probabilités officiellement avancées sont fortement sous-estimées. C'est l'approche probabiliste qu'il faut refuser en bloc car elle n'a pas de sens.
La vision de notre avenir envisagé par les assureurs dans leur revue "Risques" est ce que j'ai trouvé de plus pessimiste dernièrement. Ce qui est curieux, c'est que seuls ces gens qui sont préoccupés par l'argent semblent s'inquiéter de notre avenir. Les intellos, les écolos, les médecins, les scientifiques, les syndicalistes, les associatifs etc. semblent moins anxieux au sujet de ce qui nous attend que ceux dont le travail est de chiffrer par le fric les événements à venir.

Roger Belbéoch, 25 mars 2003

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[1] Vers 1660 Pascal a formulé la probabilité sous la forme mathématique qu'elle a actuellement. Bien longtemps avant la mathématisation de ce concept, le mot probabilité était utilisé couramment avec le sens de crédible, possible, que l'on peut approuver. (Ian Hacking, L'émergence de la probabilité, Ed. du Seuil, novembre 2002).

[2] Il est évident que si l'on voulait "dimensionner" les équipements (cuve du réacteur, enceinte de confinement etc.) il serait impossible de le faire.

[3] "Risques, les cahiers de l'assurance", numéro spécial, oct-déc. 2001.