Cette question peut paraître étrange car il existe un mouvement antinucléaire. Cependant elle nest pas inutile. Il y a bien des activités de notre société industrielle que lon aimerait rejeter, et quil faudrait rejeter : le plomb, le mercure, les pesticides, les bagnoles etc. Le nucléaire, par son impact, entre-t-il dans ce cadre ? Si la réponse est oui il ny a aucune raison spécifique dêtre antinucléaire. On est globalement contre le mode de production et les productions de notre société. De nouvelles technologies, OGM, biotechnologies etc. sont aussi des menaces particulièrement dangereuses. Elles ont leur propre spécificité même si elles proviennent de la même source scientiste que le nucléaire. Chacune exige une dénonciation particulière en identifiant les dangers respectifs.
Quand on y regarde de près, on saperçoit que le nucléaire est une activité tout à fait originale (pour le moment bien sûr !) Laccident nucléaire, un désastre, une catastrophe, amène par son importance un changement déchelle dans le spectre des accident classiques de lindustrie. La plupart des accidents classiques du XIXè siècle, quelles quaient été leurs conséquences, restaient des accidents locaux et nimpliquaient pas des conséquences inéluctables pour un très long terme.
Le nucléaire, avec ses accidents possibles introduit une nouveauté dans notre société industrielle. En fonctionnement "normal" par ses déchets assez redoutables il implique une stratégie de surveillance sur des temps quasi infinis, donc une certaine structure sociale. Quant aux accidents nucléaires possibles (dont plus personne ne nie la possibilité) ils impliquent pour leur gestion sociale une structure autoritaire qui ne peut que bloquer toute évolution sociale.
Sortir du nucléaire ce nest pas seulement éviter un désastre mais cest aussi conserver la possibilité dune évolution future vers une meilleure société.
Günther Anders, dans son livre "Et si je suis désespéré que voulez-vous que jy fasse" [1] écrivait en 1977 :
"Cen est arrivé à un tel point que je voudrais déclarer que je suis un "conservateur" en matière dontologie, car ce qui importe aujourdhui, pour la première fois, cest de conserver le monde absolument comme il est.
Dabord, nous pouvons regarder sil est possible de laméliorer. Il y a la célèbre formule de Marx "Les philosophes nont fait quinterpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, cest de le transformer". Mais maintenant elle est dépassée. Aujourdhui, il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout il faut le préserver. Ensuite nous pourrons le transformer, beaucoup, et même dune façon révolutionnaire. Mais avant tout nous devons être conservateurs au sens authentique, conservateurs dans un sens quaucun homme qui saffiche comme conservateur naccepterait".
Laccident nucléaire catastrophique, en plus des effets sanitaires à court, moyen et long terme, implique pour sa gestion "raisonnable" le passage de notre société dun simulacre démocratique à une société autoritaire. Quand on lit les études (grassement payées par le pouvoir) sur les problèmes posés par la gestion post-accidentelle nucléaire on saperçoit quun des soucis majeurs des experts est de maîtriser les "turbulences sociales". En termes clairs la catastrophe nucléaire peut faire naître bien des turbulents et il sera nécessaire de les maîtriser.
Jusquà présent les accidents industriels, même les plus importants, nont guère produit de turbulences importantes. Certes, des turbulences locales pour certains mais de courte durée. Il y a là une des raisons importantes pour lexistence dune opposition spécifique à lénergie nucléaire. Mais cette raison majeure ne semble pas faire partie des motivations fondamentales des militants antinucléaires organisés.
Laccident nucléaire, les responsables à lorigine de lélectronucléaire lont très rapidement perçu comme tout à fait exceptionnel dans le développement industriel classique. Rappelons quelques réflexions des politiciens français en 1968. Le 16 mai 1968 au Parlement on entend :
"Le Droit a été adapté à la nature et aux conséquences de cette espèce daccident. En matière dénergie atomique, une catastrophe est presque nécessairement un cas de force majeure. Les données du problème de la réparation, sous ce rapport, sapparenteront davantage à celles de la réparation des dommages de guerre quaux données de la responsabilité civile".
Si la gestion post-accidentelle sapparente à une gestion post-guerre cest que laccident nucléaire sapparente à un désastre militaire. Le 17 octobre 1968 au Sénat, le rapporteur de la Commission des lois précise :
"Ce domaine des activités humaines étant, à beaucoup dégards, exceptionnel, il nest pas surprenant que la législation qui sy rattache soit elle-même exceptionnelle et, dans une large mesure, dérogatoire au droit commun de la responsabilité. La notion de lexceptionnel est donnée par la dimension que pourrait atteindre un accident nucléaire, à la vérité un désastre national, voir international" [souligné par moi].
Ce qui est étrange et mériterait une analyse, cest pourquoi ces responsables élus démocratiquement, acceptent lélectronucléarisation alors quils ont une parfaite conscience du niveau exceptionnel de la possible catastrophe nucléaire. On peut avancer une hypothèse : ny avait-t-il pas chez eux un désir de catastrophe qui permettrait la mise en place dun système social abolissant la nécessité de respecter le simulacre de démocratie ? Pour ces dirigeants politiques et technocrates scientistes, la catastrophe nucléaire nétait pas à redouter mais à souhaiter pour mettre en place un système social autoritaire permettant une gestion sociale "rationnelle" ?
Laccident nucléaire possible est un véritable désastre pour la santé des populations. Avant Tchernobyl nous avions une certaine conception des conséquences sanitaires dun drame nucléaire. Mais Tchernobyl nous a montré que notre pessimisme était trop primaire. Les conséquences que lon observe au Bélarus (ex-Biélorussie) 17 ans après le désastre et qui vont continuer, étaient impensables même par les plus pessimistes dont nous faisions partie.
Tchernobyl aurait pu être beaucoup plus dramatique. Le passage du nuage sur Kiev aurait pu s accompagner dune pluie intense, cela aurait été désastreux pour son million dhabitants avec des effets de maladies des rayons pour la population. Autrement dit, Tchernobyl, aussi épouvantable quil soit, nest pas ce quon peut imaginer de pire.
Là encore on peut citer Günther Anders :
"La tâche morale la plus importante aujourdhui consiste à faire comprendre aux hommes quils doivent sinquiéter et quils doivent ouvertement proclamer leur peur légitime. Mettre en garde contre la panique que nous semons est criminel. La plupart des gens ne sont pas en mesure de faire naître deux-mêmes cette peur quil est nécessaire davoir aujourdhui. Nous devons par conséquent les aider".
Ce texte écrit en 1977 résume dune façon claire ce que devrait être largumentation antinucléaire essentielle. La peur devant un grand danger est une attitude parfaitement rationnelle.
Demander à la population, comme la fait dernièrement le référendum populaire suisse, sil faut ou non limiter la durée de vie des réacteurs nucléaires à 40 ans, ou moins ou plus, revient à accepter laccident désastreux comme un facteur négligeable. Le désastre nucléaire est exclu de la problématique qui dès lors se résume assez rapidement à des problèmes économiques. Pourquoi réduire la durée de vie des réacteurs sils peuvent fonctionner plus longtemps avec un coût de production de lélectricité plus faible : lattitude des citoyens suisses a été tout à fait rationnelle. Il ne sagissait pas dune décision face à un danger énorme et irréversible dun désastre nucléaire mais dune appréciation économique. Laccident étant exclu, comment aborder le nucléaire ? Par léconomie.
Ce référendum suisse avec la réponse claire des citoyens devrait repositionner largumentation antinucléaire.
Ne pas mettre en avant le désastre possible du nucléaire et ce quil implique sur les valeurs de notre société cest accepter la nucléarisation et ce qui laccompagne : la responsabilité dun désastre.
Roger Belbéoch, juin 2003.
[1] Günther Anders Et si je suis désespéré,
que voulez-vous que jy fasse ? Ed. ALLIA, Paris
2001.