Les industriels ont très rapidement
pris conscience de l'importance des dégâts que pouvaient
causer les accidents nucléaires. L'industrie nucléaire
apportait une nouvelle dimension aux risques industriels. Pour
démarrer et être acceptée par l'industrie,
l'énergie nucléaire nécessitait une réglementation
exceptionnelle : la limitation de la responsabilité civile
des exploitants nucléaires en cas d'accident.
Les responsables élus des Etats démocratiques ont
compris cette nécessité et ont voté des lois
après discussion dans les divers parlements, aucun secret
sur ce point.
Quelques dates
- Septembre 1957, aux Etats-Unis le Price-Anderson Act limite
la responsabilité civile des exploitants nucléaires
(c'est la seule industrie bénéficiant de cette "
faveur ").
- 1960 : signature du traité de Paris par les Etats européens
- 1963 : ratification de ce traité par le parlement français
- mai 1968 : vote du parlement français sur la responsabilité
civile des exploitants nucléaires (le mot " limitation
" de la loi américaine a été effacé
mais le contexte est le même).
En lisant tous ces textes législatifs, on se rend compte
que les gestionnaires des Etats désireux de se nucléariser
ont dès le départ connaissance de l'importance des
dégâts qui pouvaient résulter d'un accident
nucléaire possible. L'aspect essentiel des dégâts,
pour eux, était financier.
(Remarque : pourquoi, si le nucléaire pouvait être
aussi coûteux et aussi dangereux, les Etats se sont-ils
lancés dans cette industrie qui pouvait être contraire
à leur logique financière ? Peu d'analyses abordent
ce point. Les écologistes escamotent le problème
en affirmant que les responsables de la nucléarisation
n'ont pas pris en compte les accidents nucléaires, ce qui
est faux).
La logique financière a motivé de nombreux experts
pour analyser l'origine et l'ampleur des coûts des accidents.
Une des préoccupations a été de tenter de
minimiser les effets sanitaires des irradiations que produiraient
les réacteurs nucléaires en détresse sur
les travailleurs et sur la population. D'autres experts travaillèrent
sur le " coût monétaire de l'homme-sievert "
c'est à dire sur le coût des morts radioinduites.
Cela se plaçait dans une stratégie monétaire
" rationnelle " : optimiser la radioprotection sur une
base " coût/bénéfice ". Pendant
longtemps les analyses portaient en fin de compte sur l'argent.
Des chercheurs-experts cependant mirent en évidence un
aspect qui, manifestement, avait échappé aux gestionnaires.
Une crise nucléaire (on appelle cela désormais officiellement
une " urgence radiologique ") pouvait induire dans la
population des " turbulences sociales " qu'il serait
nécessaire de " maîtriser ". Etant généralement
des démocrates ces chercheurs n'avançaient pas comme
solution évidente la " maîtrise des turbulents
" mais préconisaient une stratégie de la transparence,
l'abandon de la langue de bois, du secret, des mensonges grossiers.
Ils fondaient leurs recommandations sur le fait que si les gens
étaient correctement informés sur ce qui pouvait
leur arriver ils resteraient bien sages. En réalité
ce qu'il y avait derrière ces analyses c'était la
demande que les autorités améliorent leur communication
en utilisant des mensonges crédibles. Ne pas nier le risque,
les dangers mais expliquer que c'était gérable sans
trop de dégâts.
Dans toutes ces analyses un point n'était pas abordé
: les " turbulences sociales " chez les travailleurs
du nucléaire, ceux qu'on nomme officiellement " travailleurs
directement affectés aux travaux sous rayonnement (DATR)
", les travailleurs des centrales nucléaires. Quel
serait leur comportement en cas de désastre sur leur site
? La législation s'était préoccupée
de leur protection. En cas d'accident ils devraient recevoir des
doses de rayonnement bien supérieures aux normes de radioprotection
habituelles. Mais les décrets exigeaient qu'ils soient
(avant d'être irradiés) avertis des dangers et qu'ils
soient " volontaires ". Le gouvernement socialiste d'Edith
Cresson promulgua un décret supprimant ce mot " volontaires
".
Les syndicats de l'énergie nucléaire (CEA, EDF)
ne se sont guère préoccupés de ce problème
concernant ce que l'on peut appeler les " intervenants rapprochés
" sur un réacteur en détresse.
L'accident de Tchernobyl a montré l'importance du personnel
qu'il est nécessaire de faire intervenir pour " limiter
" les dégâts d'un réacteur en crise (par
exemple l'intervention des mineurs de Toula sous le réacteur
pour déverser de l'azote liquide et éviter une explosion
si le coeur en fusion atteignait l'eau). Même si la réalité
n'a pas totalement été révélée
par les médias, (les films " Les deux couleurs
du temps " pris par la télévision de Kiev
dès le début de l'accident n'ont pas été
présentés et commentés par nos médias)
suffisamment d'informations ont pénétré chez
les futurs intervenants rapprochés, travailleurs, pompiers
etc. pour craindre qu'en cas de désastre ou de crainte
de désastre, on assiste à une fuite du personnel.
Dans ce cas on a le pire.
Ainsi la catastrophe nucléaire a été perçue
successivement comme
- Un problème financier
- Un problème social chez la population
- Un problème bien plus général de sécurité
Il est évident que le dernier stade perçu de la
catastrophe ne pouvait relever que de l'autorité militaire.
Il a fallu bien du temps pour que cette évidence parvienne
dans le cerveau de nos gestionnaires. A la fin des années
70, un peu avant la victoire du " socialisme " en France,
le PSU (parti socialiste unifié) avait lancé le
slogan " société nucléaire, société
policière ". Cela ne m'avait pas satisfait et
j'avais proposé, sans succès, " société
nucléaire, société militaire ".
En passant, signalons que ceux qui dénonçaient la
société nucléaire comme société
policière se sont associés aux élections
avec des partis politiques (PC, PS) foncièrement pronucléaires,
donc promoteurs d'une société policière.
Le décret n°2003-865 du 8 septembre 2003, publié
au JO n°209 du 10 septembre 2003, p. 15541) reflète
la prise de conscience de ce que serait une crise nucléaire.
Ce décret porte " création du comité
interministériel aux crises nucléaires ou radiologiques
".
Il précise (Art.1 et 2) :
" Le secrétaire général de la défense
nationale est chargé "()" en cas d'accident
survenant dans une installation nucléaire de base, une
installation nucléaire de base secrète, au cours
d'un transport de matières radioactives "()"
ainsi qu'en cas d'attentat ou de menace d'attentat ayant ou
pouvant avoir des conséquences nucléaires ou radiologiques
"
" de veiller à la cohérence ministérielle
des mesures planifiées en cas d'accident, d'attentat ou
pour prévenir les menaces d'attentat ou de malveillance
"
" de diriger des exercices d'intérêt majeur
" [non spécifiés dans le décret]
On voit que ce décret en cas de problème ou en cas
de menace, place ce " secrétaire général
de la défense nationale " au niveau supérieur
de la gestion nationale. En somme, dans les conditions de menace
nucléaire (réelle ou possible) l'armée devient
la gestionnaire majeure de de la société. On passe
sous un régime d'autoritarisme militaire.
Ce texte est signé de Chirac et d'un paquet de ministres
allant de Raffarin à Nicole Fontaine en passant par Sarkozy,
Bachelot, Mattéi. Une curiosité : le ministre de
la justice n'est pas signataire !
Remarquons que c'est la première fois qu'il est fait mention
d'attentats de " malveillance " (non terroristes). Les
conditions de travail dans les installations nucléaires
sont de plus en plus difficilement supportables (en particulier
pour les intérimaires trimballés d'un site à
l'autre et mis au chômage si leur dosimètre atteint
la limite légale). Les médias sont très discrets
sur ces actes de " malveillance " qui pourraient être
plus redoutables que des actes terroristes car non organisés
(donc non infiltrables par les services secrets) et pouvant être
le fait d'employés compétents ne supportant plus
les conditions de travail que la société leur impose.
Les associations ont rapidement réagi à l'arrêté
" secret-défense " du 24 juillet menaçant
les citoyens qui révèleraient des informations sur
les transports nucléaires. Elles n'ont guère réagi
à ce décret de militarisation de notre société.
Ce décret révèle que les gestionnaires politiques
viennent de prendre conscience de la véritable dimension
d'une crise nucléaire, ce que les écologistes et
les antinucléaires organisés n'ont pas encore fait.
Il y aurait des dégâts sanitaires graves (Tchernobyl
le montre et ce n'est pas fini) mais aussi des dégâts
sociaux graves qu'il faut maîtriser et seule l'armée,
sans contrainte, peut le faire.
" Société nucléaire, société
militaire ", c'est inacceptable mais ne peut être évité
que si le nucléaire est mis hors jeu rapidement, avec les
moyens dont on dispose. Attendre que les citoyens réduisent
volontairement leur consommation électrique, que les industriels
prennent conscience des dangers de cette société
nucléaire et oublient leurs préoccupations financières,
que les éoliennes couvrent toute la France en priant que
leur efficacité soit importante (ce qui est inconcevable),
refuser la remise en fonctionnement de toutes les centrales électriques
existantes du thermique classique (charbon, fioul), c'est accepter
cette société militaire. Les solutions préconisées
par les écologistes, les négawattistes, les énergies
renouvelables etc., retardent la prise de conscience de l'inéluctable
domination militaire en cas d'accident.
Roger Belbéoch, décembre
2003