Ce texte tire sa valeur de l'autorité de ses auteurs. Jérome
B. Wiesner et Herbert F. York ont consacré leur vie à
la science nucléaire et font partie du Comité consultatif
scientifique du président Johnson. Wiesner, en particulier,
a été depuis 1945 de tous les comités, de
tous les laboratoires de recherche et de tous les états-majors
spécialisés dans l'étude de la stratégie
de la guerre nucléaire. Il était l'un des conseillers
scientifiques du président Kennedy. Il s'agit à
la fois d'une démonstration et d'un message. Jamais l'un
et l'autre n'ont été aussi dignes d'être connus
et d'être entendus par l'opinion française. De tous
les débats qui ont actuellement lieu sur la force de frappe,
en effet, une seule question est absente, la plus importante :
est-il vrai que le développement de l'armement nucléaire
d'un pays augmente sa sécurité ? A cette question,
les deux savants répondent : non. Leurs raisons sont à
la fois étranges comme la science moderne et simples comme
le fait scientifique. Mais derrière chaque argument, derrière
chaque phrase, il y a la somme d'expériences de deux hommes
ayant accès à tous les secrets militaires de leur
pays.
Le Nouvel Observateur n°4 du 10 décembre 1964:
Les thèses que nous allons soutenir
s'appuient sur des informations couvertes par le secret militaire.
Nous avons accès à ces informations mais nous ne
pouvons pas les citer. Nous pouvons seulement donner l'assurance
qu'aucune d'elles n'est de nature à affaiblir nos arguments
ou infirmer nos conclusions. Nous nous plaçons, dans cette
étude, au point de vue de l'intérêt national
de notre pays. Nous sommes convaincus, cependant, qu'un technicien
militaire soviétique aurait pu écrire un article
presque semblable.
Les deux dernières décennies ont été
marquées par une révolution historique dans la technique
de la terre. Depuis les bombes géantes de la Seconde Guerre
mondiale, capables de raser un pâté de maisons, jusqu'à
la bombe thermonucléaire, la puissance des explosifs militaires
a été multipliée par un million. Le temps
nécessaire pour transporter des armes de destruction massive
d'un hémisphère à l'autre est passé
de 20 heures pour les B-29 volant à 500 km/h, à
30 minutes pour les fusées balistiques.
D'autre part, le remplacement des cerveaux humains par des calculatrices
électroniques a multiplié par six la capacité
de « traitement » les informations dans les centres
de contrôle.
La surprise
Tactiquement, la seule raison d'être d'un arsenal de fusées
est de menacer de destruction des objectifs ennemis. Dans chaque
camp, les responsables de la défense ont pour premier souci
de dissuader une attaque surprise lancée par l'adversaire.
Il leur faut donc faire en sorte que l'attaque la plus violente
du camp adverse laisse intacte une partie suffisante de leurs
forces pour permettre une contre-attaque de représailles.
Qui plus est, cette capacité de contre-attaquer doit être
évidente pour l'adversaire si l'on veut le dissuader d'attaquer
le premier.
Une connaissance précise de l'effet des différentes
armes nucléaires est indispensable pour prendre les décisions
capitales concernant le nombre des fusées nécessaires,
la protection de leurs aires de lancement, leur dispersion, leur
mobilité, etc. Les stratèges doivent cependant se
rappeler que l'application de telles décisions exige des
années et des investissements prélevés sur
des ressources matérielles et humaines limitées.
Des délais de mise au point sont tels que l'ingénieur
qui travaille aujourd'hui doit se préoccuper, non pas de
l'attaque surprise qui pourrait être lancée aujourd'hui,
mais des forces auxquelles il faudra faire face dans plusieurs
années. Il doit tenir compte non seulement des effets de
souffle, de choc, et des autres dommages matériels causés
par les bombes, mais du rendement des différentes bombes
que l'adversaire utiliserait contre chaque cible ; du nombre et
de la nature des engins dont il disposerait pour une attaque ;
de la proportion de sa force nucléaire qu'il enverrait
contre les cibles civiles et contre les cibles militaires ; des
conséquences du chaos provoqué par l'attaque sur
les possibilités de riposte, etc. Des incertitudes de cet
ordre défient toute réduction aux calculs mathématiques.
Un tour de retard
La principale conséquence stratégique de la révolution
militaire contemporaine est de faire pencher la balance en faveur
de l'attaquant et au détriment des défenseurs.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, l'interception de 10 % seulement
des forces attaquantes assura la victoire aux défenseurs
dans la bataille d'Angleterre.
Des pertes de cette importance suffirent à enrayer l'attaque
allemande : chaque unité offensive (un bombardier et son
équipage) ne pouvait transporter jusqu'au territoire ennemi
qu'une moyenne de dix chargements d'explosifs. Avant d'être
détruit : c'était insuffisant pour dévaster
la Grande-Bretagne au point de briser sa résistance.
A l'ère des fusées thermonucléaires, la situation
est quantitativement et qualitativement différente. Il
est facile, pour une grande puissance, de disposer d'un nombre
de fusées dix fois supérieur à celui des
objectifs à attaquer. Et il suffit qu'une seule de ces
fusées atteigne le but pour que l'attaque puisse être
considérée comme réussie.
Ainsi alors qu'il suffisait autrefois d'infliger à l'attaquant
10 % des pertes de ses effectifs pour en triompher, il est impossible
désormais d'arriver au même résultat avec
90 %. 10 % de pénétration suffit à l'attaquant
pour remporter la victoire.
D'autres facteurs contribuent à rendre impossible une défense
efficace contre une attaque thermonucléaire.
A la veille de l'offensive, l'attaquant peut se préparer
calmement et « pointer » ses forces ; la défense,
elle, doit se tenir prête en permanence à utiliser
les quelques minutes de préavis dont elle disposera. L'attaquant
peut choisir ses objectifs, concentrer ses efforts sur certains
et négliger les autres ; la défense doit chercher
à protéger tous les objectifs importants.
Le réseau « Sage »
Les planificateurs de la défense, d'autre part, ne peuvent
se mettre au travail que lorsqu'ils disposent d'informations sur
la nature et les possibilités du système offensif
ennemi. Ils s'engagent donc inévitablement dans la course
avec un tour de retard. Au cours des dernières années,
il semble même que l'offensive ait perfectionné les
stratagèmes et les ruses techniques qui réduisent
à néant les prouesses plus extraordinaire de la
défense. Les Etats-Unis en ont fait par deux fois la coûteuse
expérience.
Au début des années 1950, ils ont décidé
de mettre en place un écran défensif impénétrable
pour les bombardiers à capacité thermonucléaire.
Il s'agissait d'entourer le continent nord-américain d'un
réseau de postes de détection qui transmettraient
toutes les informations reçues à un certain nombre
de cerveaux électroniques. Ceux-ci analyseraient les informations,
détermineraient la nature de l'agression en cours et enverraient
des ordres appropriés aux unités d'interception
comprenant non seulement des escadrilles d'avions pilotés
mais des fusées téléguidées Bomarc
(air-air) et des fusées balistiques Nike-Hercules. Baptisé
« Sage », ce réseau devait être en place
au début des années 1960 et permettre de stopper
l'attaque la plus massive que l'adversaire pût déclencher
contre les Etats-Unis.
Nous sommes au début des années 1960 et l'objectif
prévu est loin d'être atteint. Pourquoi ? Parce que
les délais de réalisation n'ont pu être respectés,
parce que l'efficacité de certains équipements n'a
pu atteindre le niveau prévu, parce que les coûts
ont augmenté. Plus important : la nature de l'attaque contre
laquelle il faut se protéger a changé : aujourd'hui,
le système offensif des deux camps repose sur l'utilisation
conjointe de fusées et de bombardiers.
Le lièvre et la tortue
Dès 1958, le département de la Défense comprit
qu'il faisait fausse route et commença d'amputer les crédits
du projet « Sage ». Pour répondre à
la menace nouvelle des fusées balistiques il lança
le projet Nike-Zeus. Il s'agissait de défendre non plus
les frontières de la nation, mais certains objectifs spécifiques.
Ces « objectifs » étaient de larges zones s'étendant
autour des 50 à 70 plus grandes villes du pays. Le système
devait permettre de détecter les fusées attaquantes,
de transmettre les informations reçues par radar à
des cerveaux électroniques et de lancer des fusées
d'interception équipées de têtes nucléaires
en direction des engins ennemis.
Lorsque le projet fut conçu, le problème relativement
simple était d'intercepter l'une après l'autre
les fusées qui apparaîtraient sur les écrans
radar. Mais ce problème était insoluble, dans la
mesure où une interception à 90 % devait être
considérée comme un échec : (Il fallait une
intervention à 100 %). C'est pourquoi les experts de l'attaque
jugèrent longtemps qu'ils pouvaient négliger la
menace des fusées antifusées.
Par la suite l'idée qu'une interception à 100 %
pourrait tout de même être obtenue un jour fit réfléchir
ces experts et ils inventèrent toute une série de
procédés destinés à tromper le réseau
défensif ennemi. Le détail de ces procédés
relève du secret militaire mais les principes en sont évidents
: on peut envoyer un grand nombre de « fusées postiches
» légères (assez vite démasquées
par les caractéristiques de leur trajectoire) et quelques
« postiches lourds » qui tromperont le système
défensif jusqu'à la dernière minute ; une
seule fusée peut aussi éjecter plusieurs têtes
nucléaires. Les fusées postiches et les fusées
réelles peuvent aussi être conçues de manière
à présenter des images ambiguës sur les écrans
radar.
Le système Nike-Zéus se révéla totalement
incapable de déjouer ces divers stratagèmes et il
fallut l'abandonner. S'il avait pu être mis en place conformément
au plan prévu, il eût assuré à la population
américaine, dans les années 1970, une protection
en principe efficace (mais en principe seulement) coutre les fusées
qui la menaçaient au début des années 1960.
La course du lièvre et de la tortue est entrée dans
sa dernière phase avec le démarrage du projet Nike-X
qui doit succéder au projet Nike-Zeus. Les services de
recherches du département de la Défense dépensent
environ un milliard de francs par an pour explorer les techniques
qui pourraient éventuellement permettre de résoudre
le problème des fusées antifusées. Rien n'indique
encore qu'une solution soit en vue.
Le chaos
Un programme de défense active doit nécessairement
s'accompagner d'un effort de défense passive, dans la mesure
où l'organisation globale du système défensif
conditionne la tactique qui serait éventuellement adoptée
par un agresseur. Si les fusées Nike-Zeus assuraient une
protection efficace des grandes agglomérations, par exemple,
l'attaquant pourrait choisir de concentrer ses coups sur des bases
militaires éloignées et des zones non protégées,
s'en remettant aux retombées radioactives du soin d'anéantir
les populations des grands centres.
Le seul type d'abri actuellement envisagé sauf pour
certaines installations militaires essentielles est l'abri
contre les retombées radioactives, qui n'assure aucune
protection contre les effets directs du souffle et de la chaleur.
On a essayé de calculer le pourcentage de la population
qui serait sauvé par de tels abris en cas d'attaque. Le
résultat dépendant de la forme imprévisible
que prendrait l'attaque, tout calcul précis est impossible.
D'autre part, les prévisions ne doivent pas tenir compte
seulement des effets physiques et radioactifs des explosions,
mais d'un facteur impossible à chiffrer : le chaos général
qui résulterait d'une agression.
Si la nation décidait malgré tout de s'attaquer
sérieusement au problème de la défense passive
et de construire des abris partout, les habitants des grandes
agglomérations urbaines s'apercevraient vite que les abris
contre les radiations sont insuffisants.
Il faudrait passer à une nouvelle étape : celle
des abris contre les effets de souffle et de chaleur. Ceux-là
aussi cependant apparaîtraient bientôt comme insuffisants.
Les exercices d'alerte, même dans les installations militaires,
ont montré que les gens ne prennent jamais très
au sérieux l'annonce d'une attaque. Même s'ils le
faisaient, le délai de 15 minutes dont disposerait la population
pour se mettre à couvert ne permettrait pas à tout
le monde de gagner les abris.
La logique conduirait donc à la dernière étape
: l'organisation de la vie et du travail à l'intérieur
des abris.
100 millions de victimes
A partir du moment où l'on reconnaît que la protection
contre les seules radiations ne suffit pas, on est inévitablement
conduit à une série de mesures de plus en plus grotesques,
bouleversant toute la vie sociale.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la puissance militaire
des Etats-Unis n'a cessé de s'accroître. Pendant
la même période, la sécurité de la
nation a rapidement et inexorablement diminué.
Au début des années 1950, l'U.R.S.S., en acceptant
d'inévitables représailles, aurait pu déclencher
une attaque contre les Etats-Unis avec des bombardiers porteurs
de bombes à fission. Quelques-uns de ces bombardiers auraient
traversé nos défenses et les victimes américaines
se seraient comptées par millions.
Vers la fin des années 1950, toujours en acceptant des
représailles massives, l'U.R.S.S. aurait pu nous attaquer
avec des appareils meilleurs et plus nombreux emportant des bombes
thermonucléaires. Quelques-uns de ces bombardiers auraient
franchi nos défenses et les victimes américaines
se seraient comptées par dizaines de millions.
Aujourd'hui, toujours en acceptant les représailles, l'U.R.S.S.
pourrait attaquer les Etats-Unis avec des fusées intercontinentales
et des bombardiers porteurs d'armes thermonucléaires. Cette
fois, le nombre des victimes américaines serait de l'ordre
de 100 millions.
Ce déclin régulier de la sécurité
nationale n'est pas imputable à une carence des autorités
civiles et militaires des Etats-Unis. Il résulte de l'exploitation
systématique par l'U.R.S.S. de possibilités de la
science et de la technologie modernes. Les défenses aériennes
mises en place par les Etats-Unis pendant les années 1950
auraient réduit le nombre des victimes, en cas d'attaque,
mais leur existence ne modifiait pas substantiellement la situation
d'ensemble. Et celle-ci n'eût été modifiée
par aucune des autres mesures défensives qui, pour des
raisons diverses, ne furent pas adoptées.
Le paradoxe atomique
Du côté soviétique, la situation est la même,
en plus sombre encore.
La puissance militaire de l'U.R.S.S. n'a cessé de croître
depuis qu'elle est devenue, en 1949, une puissance atomique. Sa
sécurité nationale, cependant, n'a cessé
de décroître.
Si les Etats-Unis décidaient de détruire l'U.R.S.S.,
celle-ci ne pourrait rien faire pour les en empêcher. Tout
au plus pourrait-elle arracher une revanche en lançant
contre nous les forces de représailles qui auraient échappé
à la destruction.
Dans la course aux armements, les deux camps se trouvent donc
en face du même paradoxe qui veut que leur sécurité
nationale diminue régulièrement à mesure
que leur puissance militaire augmente.
Nous affirmons, en tant que scientifiques, qu'il n'existe aucune
solution technique permettant d'échapper à ce paradoxe.
Si les grandes puissances continuent de rechercher des solutions
dans le seul domaine de la science et de la technologie, la situation
ne fera qu'empirer. L'issue clairement prévisible de la
course aux armements ne peut être que la descente en spirale
vers l'anéantissement.
Jerome S. Wiesner et Herbert F.
York,
(Ce texte est extrait d'une étude demandée par le
"Scientific American"
où elle a paru sous le titre : "National Security
and the Nuclear Test-Ban").