AlterEcho... une émission qui tente de porter un regard critique et différent sur l'actualité, et surtout sur la façon dont la rapportent les médias traditionnels.
Chaque semaine, AlterEcho analyse et critique ce qui paraît dans la presse traditionnelle belge et francophone, commente l'actualité à travers un prisme réellement critique, et passe en revue ce qui se dit dans la presse dite 'alternative'. Lorsque l'actualité s'y prête, ou simplement lorsque ça nous chante, nous n'hésitons pas à consacrer une émission entière à un thème bien précis.
Le week-end pascal aura été agité pour les militaires de la base aérienne de Kleine Brogel, dans le Limbourg. Au lieu de chercher les oeufs de Pâques déposés par les cloches dans les recoins de l'immense domaine militaire, ils ont passé leur lundi de Pâques a courir après des inspecteurs citoyens qui venaient vérifier sur place la présence de bombes nucléaires américaines. Pourtant, personne ne doute de leur présence à Kleine Brogel. Malgré un silence officiel tout à fait assourdissant, tout le monde sait qu'elle sont bien là, et il n'y a que chez nous qu'on essaye de préserver ce secret de polichinelle. Pour être précis, la base de Kleine Brogel abrite une dizaine de bombes de type B-61 qui représentent chacune environ 14 fois la puissance de celle qui avait dévasté Hiroshima. Ces dernières bombes en date ne font que perpétuer une longue tradition qui a près de 40 ans, puisque la Belgique héberge des armes nucléaires à Kleine Brogel depuis le mois de novembre 1963. Pendant ces 40 ans, la langue de bois a régné en impératrice. Il y a bien eu régulièrement des questions parlementaires sur la présence d'armes nucléaires américaines en Belgique, mais elles étaient toujours accueillies par un 'no comment' du gouvernement, ou alors des réponses du genre : 'le gouvernement ne peut ni confirmer ni infirmer ces affirmations en raison du secret défense'.
Lorsque la coalition actuelle est arrivée au pouvoir en 1999, tout allait changer. La langue de bois appartiendrait au passé, l'hypocrisie CVP-PSC serait reléguée aux oubliettes, on allait voir ce qu'on allait voir. Pour ce qui est de Kleine Brogel, on a vu, en effet. Suite à l'insistance renouvelée de certains parlementaires, le premier ministre Verhofstadt se déclarait enfin enclin à rompre ce lourd secret, enfin, un tout petit peu. Ce qu'il proposait, c'était de réunir les chefs de tous les groupes parlementaires, c'est-à-dire neuf personnes, et il leur dirait exactement ce qui en est. Seulement, après, les neuf élus devraient se taire, sous peine de lourdes sanctions judiciaires. Autant pour la culture de transparence du gouvernement arc-en-ciel. Devant ces propositions absurdes, seuls les chefs de groupe libéraux ont accepté de recevoir les confidences de Verhofstadt. Depuis lors, plus de nouvelles, et le premier débat sur la question est loin d'être en vue. Tout cela fait beaucoup de cinéma pour rien, puisque de nombreux experts militaires s'accordent à dire que Kleine Brogel abrite bien dix B-61, comme on a pu le voir au JT de la VRT lundi soir. Les bombes sont surveillées par environ 110 militaires américains, mais ce sont des pilotes belges qui sont formés pour aller les lancer avec des avions F-16 belges en cas de conflit nucléaire. Seulement, tout cela est gênant à avouer, parce que ces engins de mort se trouvent chez nous alors que la plupart des partis politiques, et en particulier de la majorité gouvernementale, sont contre. Si on avoue leur présence, on avoue du même coup tout ce que notre démocratie et notre souveraineté face à l'OTAN et aux Etats-Unis ont de bidon. Donc, on se tait.
Ce culte du secret n'est pas la seule raison qui pousse des organisation pacifistes à former des équipes d'inspection citoyenne. Il y a aussi et surtout le fait que les armes nucléaires sont illégales. En effet, le 8 juillet 1996, le Tribunal International de La Haye a jugé, à la demande de l'Assemblée Générale des Nations Unies, que les armes nucléaires 'en général sont contraires aux règles de droit international incluses dans le droit de la guerre et en particulier aux principes et aux règles du droit humanitaire', et ce notamment parce les effets dévastateurs d'une explosion nucléaire rendent impossible d'épargner les civils et l'infrastructure non militaire.
Il y a aussi le TNP, le, Traité de Non-Prolifération nucléaire qui est entré en vigueur en 1970 et qui a été renouvelé en 1995 pour une période indéterminée. 180 pays ont signé ce traité, mais il n'en reste pas moins lettre morte, jugez plutôt. Aux termes du TNP, les états membres s'engagent à mener 'des négociations sur des mesures effectives en vue de faire cesser à court terme la course aux armements, sur le désarmement nucléaire, ainsi que sur un traité pour un désarmement général et complet sous contrôle international strict et effectif'. Trente ans plus tard, il ne faut pas être un observateur averti pour comprendre que rien n'est fait. Il y a bien eu les traités de réduction des armement nucléaires à la fin de la Guerre froide, mais on n'a jamais envisagé sérieusement un vrai désarmement nucléaire. Dans le même jugement du 8 juillet 1996, le Tribunal International de La Haye a estimé que le TNP impliquait un engagement de résultat : il ne s'agit pas de se contenter de faire soi-disant tout ce qu'on peut, il faut effectivement éliminer l'arsenal nucléaire.
Un an après le jugement historique du tribunal de La Haye, les chefs des gouvernements des pays de l'OTAN ont reçu de la part d'un large réseau d'organisations pacifistes une mise en demeure de se mettre en règle. Depuis lors, des inspections citoyennes ont régulièrement lieu sur des bases militaires aux Etats-Unis, au Canada, en Allemagne, et même en IsraÎl. Chez nous, ces inspections sont organisées par deux organisations flamandes, le Forum voor Vredesactie et Voor Moeder Aarde. La première a eu lieu en 1999, et à chaque fois, des personnalités - écrivains, acteurs, politiciens - étaient présents pour appuyer l'action. Le but avoué des inspections citoyennes est de déclencher un procès, qui forcerait l'ouverture du débat par la voie judiciaire. Concrètement, les inspecteurs citoyens cisaillent les grilles d'enceinte de la base militaire et y pénètrent illégalement pour aller chercher les bombes, tout en sachant très bien qu'ils se feront maîtriser bien avant. En tant que pacifistes, ils n'opposent évidemment aucune résistance lors de leur arrestation. Sur le plan juridique, les inspecteurs citoyens sont droits dans leurs bottes. Ils sont soutenus non seulement par le jugement du tribunal de La Haye, mais également par les principes de Nuremberg, issus du grand procès des responsables nazis à Nuremberg après la Seconde Guerre mondiale. Ces principes de Nuremberg érigent la désobéissance civile en devoir juridique lorsqu'il s'agit, pour des citoyens, de prévenir des crimes contre l'humanité. De plus, les lois qui sont enfreintes sont des lois d'ordre public local, et elles sont enfreintes afin de faire respecter des lois mondiales d'une portée universelle pour l'humanité. En cas de procès, les arguments seraient solides.
L'inspection citoyenne qui a eu lieu ce lundi était de loin la plus réussie. C'est même l'action pacifiste la plus importante qui ait jamais été menée à l'intérieur d'une base militaire. Environ 1500 personnes se sont retrouvées au village de Kleine Brogel avant de converger vers la base aérienne. Sur place, ce sont environ 800 personnes qui ont franchi les grilles, et là, les militaires ne s'attendaient pas à un tel afflux et ils ont été complètement débordés, malgré l'assistance de la police montée. Il leur a fallu plusieurs heures pour rassembler les trublions, leur proposer une reddition volontaire et pacifique, et arrêter manu militari les irréductibles qui restaient couchés sur la piste d'atterrissage.
Bien évidemment les médias traditionnels se sont contentés de rester en dehors de la base militaire, vu que les journalistes sont censés rester dans la plus stricte légalité. Par contre, Indymedia était sur place. Je vous ai déjà parlé plusieurs fois d'Indymedia dans cette émission, vous savez donc qu'il s'agit d'un organe de presse indépendant animé par des bénévoles et qui opère sur Internet pour pratiquer un journalisme plus impliqué, plus engagé et plus proche des gens que les médias traditionnels. Pour ce Bombspotting, Indymedia avait mis les petits plats dans les grands. Une équipe sur place à Kleine Brogel, qui est restée dans le village pour mettre l'information en ligne au fur et à mesure qu'elle arrivait, et un 'envoyé spécial' qui a pénétré à l'intérieur de la base et qui communiquait par GSM avec la permanence téléphonique à Bruxelles qui l'enregistrait et qui mettait tout de suite les reportages en ligne. Je vous propose donc d'écouter Arnaud, l'envoyé spécial d'Indymedia sur la base de Kleine Brogel, qui vous fait vivre l'action comme si vous y étiez. Ca commence en dehors de la base.
Tout le monde a donc fini par se faire arrêter, mais tout le monde a aussi été rel,ché le jour même. Globalement, on peut dire qu'il n'y a pas eu des masses de violence, mais tout de même quelques blessés, dont certains sont mal arrangés. Il y a notamment le cas d'un jeune homme qui discutait encore près de la grille de l'enceinte après la fin de l'action, et qui a reçu un violent coup de poing dans la figure porté par un militaire survolté. D'après les blessures sur son visage, le médecin a cru en conclure que le coup avait été porté avec un coup de poing américain. Comme quoi nos alliés américains n'exportent pas que leurs bombes.
Dans les médias traditionnels, on constate un net clivage entre flamands et francophones. Dans la presse flamande, l'inspection citoyenne de Kleine Brogel a reçu toute l'attention qu'elle méritait. De Morgen avait même déjà publié un ou deux articles sur Kleine Brogel avant lundi, sans parler de l'action, pour révéler notamment que les budgets américains pour le maintien des bombes nucléaires vont d'ores et déjà jusqu'en 2018. Apparemment, on prévoit de les laisser là encore un bon bout de temps. Le jour même, Kleine Brogel a fait le premier titre du journal télévisé de la VRT, dont l'équipe a même héroÔquement pénétré de quelques mètres sur la base militaire pour interroger Jos Geysels, le chef de file des écolos flamands d'Agalev, qui s'était déjà laissé menotter. L'interview n'a pas duré longtemps, et les journalistes ont été gentiment priés de quitter les lieux. C'est d'ailleurs surtout des politiciens qu'on a vus à la VRT. Logique, puisqu'ils sont télégéniques et que la moitié d'entre eux était restée en dehors de l'enceinte. La présence politique mérite d'ailleurs d'être soulignée, puisqu'elle était importante et quelque peu paradoxale. Il y avait là des députés et sénateurs socialistes, écolos et Volksunie, tous flamands. C'est-à-dire des représentants de deux des partis au gouvernement, et même trois si l'on considère la communauté flamande. Il y avait même un ministre, Bert Anciaux, qui est ministre flamand de la culture. Bizarrement, aucun représentant du CVP, qui est pourtant dans l'opposition. A noter que les partis de la majorité ont l'intention d'introduire tout prochainement une résolution à la Chambre pour demander au gouvernement de prendre des mesures pour permettre à terme de dénucléariser l'Europe. C'est donc vraiment le monde à l'envers, c'est la majorité qui houspille le gouvernement et l'opposition qui se tait. Cela démontre d'ailleurs bien clairement que le gouvernement ne peut pas faire ce que ses composantes souhaitent, et qu'il n'est pas exagéré de dire que la Belgique est décidément à la botte des Etats-Unis et de l'OTAN.
Dans les autres médias flamands, l'action a été bien suivie aussi. Les grands quotidiens ont consacré presque une page entière à l'inspection de la base, et les enjeux étaient correctement répercutés. Dans De Standaard, on apprend d'ailleurs que l'action elle-même coûte entre 4 et 5 millions aux forces de l'ordre. Du coup, 500.000 francs en plus pour un procès en Assises, c'est vraiment trop demandé. Il y a deux ans, le tribunal correctionnel de Hasselt s'était déclaré incompétent pour juger deux politiciens flamands qui avaient pénétré dans la base. Il s'agissait, selon le juge, d'un délit politique, qui se juge comme les délits de presse devant une cour d'Assises, ce qui revient à dire que le procès a rarement lieu. En l'occurrence, on peut parier que même si les inculpés payaient le procès, le fond de l'affaire est un peu trop gênant pour qu'on en discute devant un tribunal.
Côté médias francophones, la RTBF a parlé du Bombspotting dans son JT de lundi soir, dont Kleine Brogel était même le deuxième titre. On a eu droit à un petit reportage un peu sommaire, qui n'expliquait pas tous les tenants et aboutissants, notamment juridiques, mais au moins le sujet n'était pas relégué entre la chasse aux oeufs de P,ques et le championnat provincial de pelote basque. Il faut bien voir les choses du bon côté, sinon on désespérerait. Par contre, dans la presse écrite francophone, ça devient difficile de voir les choses du bon côté. Bon, d'accord, la majorité des manifestants étaient flamands, tout comme la totalité des politiciens présents et les deux organisations qui sont à la base de l'action. Kleine Brogel se trouve en Flandre, il faut bien l'admettre. A l'époque où les bombes ont été installées, sans doute que les tensions communautaires étaient moins fortes et qu'on regardait moins chez le voisin lorsque l'Etat distribuait les friandises, sinon le José Happart ou le Robert Collignon de l'époque aurait certainement exigé au moins cinq bombes nucléaires en territoire wallon. Toujours est-il qu'elles se trouvent toutes en Flandre. N'empêche, il s'agissait là d'une action qui a rassemblé plus de mille personnes, avec environ 800 arrestations pour entrée illégale sur un domaine militaire, et il y avait des politiciens, et pas n'importe lesquels, parmi les manifestants et les personnes arrêtées. De plus, la matière abordée est une matière belge, puisque la présence des bombes résulte d'une obligation de l'état fédéral belge vis-à-vis de l'OTAN. C'est un sujet qui offre matière à réflexion et à investigation, comme la VRT est la seule à l'avoir montré un tout petit peu. Toutes ces raisons devraient suffire à une médiatisation décente, c'est du moins ce que l'on peut penser. Eh bien non.
Déjà, dans la Libre Belgique, ils ont été pingres. Un petit bout de colonne en page 5, sous le surtitre 'L'histoire', bref, c'est la bonne petite anecdote du jour. Le contenu est relativement neutre et équilibré, on apprend même deux-trois choses, mais ce n'est vraiment pas Byzance. Par contre, lorsque j'ai ouvert le Soir de mardi, j'ai cru qu'il manquait un cahier dans mon exemplaire. Pas un mot sur Kleine Brogel ! Pourtant, il ne manquait rien, et il fallait se rendre à l'évidence. 800 arrestations ne valent même pas une brève de trois lignes dans le Soir. Pour en avoir le coeur net, j'ai appelé le chef du service 'Belgique' du Soir, Luc Delfosse. Je sais bien que ce n'est pas beau d'enregistrer les conversations téléphoniques, mais d'un autre côté, comme le Soir ne m'a jamais engagé, il ne risque pas non plus de me virer.
Luc Delfosse est donc fou furieux. Apparemment, il y a comme qui dirait un peu d'eau dans le gaz, et les responsables ne sont pas jugés suffisamment responsables pour décider de ce que doit contenir leur partie du journal. J'ai donc appelé le rédacteur en chef du Soir, Pierre Lefèvre. Comme tout le monde le sait bien, rédacteur en chef, c'est un métier très prenant, et c'est donc sur sa secrétaire que je suis tombé. Je lui ai expliqué de quoi il s'agissait, en lui précisant que c'était urgent, et que je ne prendrais pas plus de trois minutes du temps de son patron, dont elle m'a confirmé plusieurs fois qu'il était très occupé. Elle a donc promis de lui en parler et de me rappeler. Chose promise, chose due.
Apparemment donc, le week-end de P,ques avait été extrêmement mouvementé. Pour le vérifier, j'ai repris mon exemplaire du Soir dans la poubelle papier pour vérifier si vraiment il n'y avait pas la place de caser une petite brève. Déjà, le journal à proprement parler ne fait que 20 pages, signe d'une actualité pas trop dense. Sur presque toute la page 2, plus un petit quart de la une, Le Soir laisse Louis Michel exprimer ses états d',me, sous le titre : 'Michel étrille la gauche plurielle'. Le même jour, la Libre titrait sur un des pontes de chez Ecolo qui étrillait, lui, les libéraux au gouvernement. Ca, ce n'est pas de l'info qui arrive, c'est de l'info qu'on va chercher. Et c'est sûr que, quitte à aller la chercher, il est plus douillet d'aller déposer un micro sous le nez d'un ministre que d'aller se mouiller dans le fin fond du Limbourg.
En page 3, un article annonce 'une semaine capitale' pour l'accord de la Saint-Polycarpe. Ce n'est pas de l'info, c'est de l'anticipation. Le surtitre nous apprend qu'il reste quatre jours pour pousser la VU à voter l'accord. Pour parler de Kleine Brogel, il aurait suffi de publier exactement le même article le lendemain, en remplaçant 'quatre jours' par 'trois jours', et le tour était joué, on avait un quart de page. En tout cas, cet article de prospective prouve de façon éclatante que l'actualité du week-end pascal n'avait pas été si abondante que ça. Reste à savoir pourquoi le rédac'chef du Soir refuse, contre l'avis de son chef de service, que l'on parle des bombes de Kleine Brogel dans son canard. Il doit sûrement avoir de bonnes raisons...