Comme tous les marins du monde, les Soviétiques
sont superstitieux. Ils croient dur comme fer que certains navires
sont chanceux et que d'autres portent définitivement la
poisse. Le fait est là : certains sous marins naviguent
pendant des années sans aucun incident alors que d'autres
enchaînent les drames dans une interminable série
noire. Le K19 fait partie de ceux là. Il est le
seul sous marin à figurer deux fois dans la sinistre liste
des drames de la mer.
Les malheurs du K19 ont commencé dès sa construction
lorsqu'un incendie s'est déclaré dans la cale, faisant
deux blessés graves. On pouvait alors parler de hasard.
L'incident suivant, le plus grave de tous, est resté caché.
Mais ses conséquences seront incalculables. En règle
générale, le premier démarrage des réacteurs
d'un sous marin nucléaire se déroule en respectant
des consignes particulières. Le commandant, le second ainsi
que l'ingénieur mécanicien se trouvent obligatoirement
dans le poste de commande et toutes les phases de lancement sont
minutieusement contrôlées.
Or, à bord du K19, commandé par Nicolaï Zateev, aucune directive particulière
n'avait été donnée. Le démarrage a
été effectué par une équipe ordinaire,
en présence des seuls opérateurs du sous marin et
des chantiers navals qui avaient préparé sans aucune
surveillance le circuit de refroidissement.
La manoeuvre consiste à augmenter progressivement la pression
dans le circuit en contrôlant le régime avec les
manomètres.
A bord du K19, les dits manomètres n'avaient tout
simplement pas été branchés et lorsque la
pression s'est élevée dans les réacteurs,
les appareils indiquaient tous zéro. Le temps de réaliser
qu'il se passait quelque chose d'anormal, les canalisations avaient
encaissé 400 atmosphères au lieu des 200 prescrites.
L'excès de pression avait gonflé les tuyaux en amincissant
les parois et en modifiant les propriétés du métal.
Dans des cas semblables, le règlement exige une révision
complète du circuit avec forage de contrôle des tuyaux
et remplacement des morceaux affaiblis. Cela implique des travaux
supplémentaires, des millions de roubles de frais et, bien
entendu, une enquête pour établir les culpabilités.
Toute réflexion faite, le commandement du sous marin a
décidé seul de ne pas informer les instances supérieures.
Cette lâche décision coûtera cher à
l'équipage.
Peu de temps après, le réseau de compensation des
réacteurs s'est bloqué. Au lieu d'essayer de le
redresser, les atomistes ont fait comme si de rien n'était
et le réseau s'est grippé dans une phase intermédiaire.
La réparation a coûté près de 10 millions
de roubles à I'Etat et l'ingénieur mécanicien
a été destitué. Son remplaçant, Anatoli
Kozyrev, paiera cher l'irresponsabilité de son prédécesseur.
En mer également, les infortunes s'abattront sur le K19.
Un matelot sera écrasé par les gouvernails avant.
Un maître aura les deux jambes coupées par le couvercle
d'un tube de lancement. Le sous marin cassera ses deux périscopes.
Enfin, la réserve de nourriture, rangée dans les
tubes lance torpilles, sera oubliée et le K19 tirera
en pleine manoeuvre une charge de chocolats et de biscuits.
Ces incidents seraient oubliés s'il n'y avait eu le drame
du 4 juillet 1961. Ce jour là, le K19 participait
à des manoeuvres navales dans l'Atlantique Nord avec pour
mission de « détruire » un navire ennemi en
fuite. En pleine action, le commandant, Nicolaï Zateev, fut
informé que la pression dans les compensateurs de volume
du premier circuit venait brutalement de chuter.
Bien évidemment, les canalisations affaiblies
avaient éclaté. Le commandant, qui connaissait plus
que tout autre les causes de l'incident, aurait dû stopper
immédiatement l'exercice pour faire face à cette
situation critique.
Dans le feu de l'action, le commandant n'en a rien fait et a donné
l'ordre de poursuivre la chasse. Le second, Vaganov, qui partageait
avec lui le lourd secret du démarrage raté des réacteurs,
n'a pas réagi non plus.
Poussant à fond les propulseurs, le K19 a continué
sa course folle et l'inévitable s'est produit : un des
réacteurs atomiques a lâché. Les alarmes ont
résonné dans tous les compartiments obligeant l'équipage
à compenser d'urgence la chaleur résiduelle qui
pouvait endommager les cartouches d'uranium et engendrer une augmentation
fatale de la radioactivité.
L'adjoint politique qui connaissait aussi l'état réel
du navire a proposé d'échouer le sous marin sur
un banc de sable pour permettre aux sauveteurs de redresser la
situation. L'incident serait alors connu, une enquête diligentée.
On apprendrait les négligences du commandant, son silence
coupable et les sanctions pleuvraient. En revanche, si l'équipage
réussissait à s'en tirer tout seul, il serait peut
être possible d'étouffer l'affaire. C'est bien sûr
le choix qu'a fait le commandant Zateev. Comme à l'époque
il n'existait aucune installation de secours pour compenser la
chaleur résiduelle, il a décidé de confectionner
un système d'appoint pour refroidir les réacteurs.
Il s'agissait ni plus ni moins que de brancher sur le premier
circuit un tuyau permettant de propulser de l'eau froide. Les
travaux ont nécessité une longue présence
des techniciens, officiers, maîtres et matelots dans le
compartiment des réacteurs où ils étaient
exposés à l'action des gaz et des aérosols
actifs. Les masques à gaz dont l'autonomie n'excède
pas quarante minutes sont vite devenus inutiles. Il ne restait
donc pour protéger les hommes que le bon vieux remède
de l'alcool à 90 degrés ingurgité par rasades.
Ces marins paieront leur courage. Le médecin de bord, le
major A. Kossatch, et le chef du service chimique, le capitaine
N. Vakhrameev, feront tout leur possible pour secourir les hommes
irradiés.
Une semaine après leur hospitalisation à terre,
sept personnes mourront. Trois sous mariniers recevront des doses
largement supérieures aux doses limites. L'un d'eux, Anatoli
Kozyrev, ingénieur mécanicien, vivra encore neuf
ans mais, après sa mort, l'autopsie montrera que son système
sanguin était complètement détruit.
Ce rafistolage de fortune ayant tenu, le K19
a pu continuer sa route avec un seul réacteur en marche,
plusieurs compartiments contaminés et sans liaison avec
la terre car l'isolation des antennes s'était détériorée
après un long séjour sous les glaces. Finalement,
le K19 s'est approché de deux sous marins diesel
et Zateev s'est résigné à alerter la flotte.
La tempête empêchant tout remorquage, seuls les marins
gravement irradiés ont été évacués.
Pour les autres, la base s'est contentée de donner un judicieux
conseil qu'elle a répété inlassablement dans
ses messages : « Donnez impérativement aux marins
exposés des légumes, des fruits frais et des jus.
»
Naturellement, il n'y avait rien de tel à bord et les «supérieurs
», dont un grand nombre étaient des officiers politiques,
le savaient mais en agissant ainsi, ils avaient l'occasion de
se montrer actifs à peu de frais. Il est vrai aussi que
nous vivions là notre premier accident grave à bord
d'un sous marin atomique et que nous manquions d'expérience.
L'état des marins évacués avait fait prendre
conscience à Zateev de la gravité de la situation.
Las d'attendre que l'état-major ait le courage d'ordonner
l'évacuation de son navire, il a pris l'initiative de transférer
la presque totalité de l'équipage sur un des submersibles
diesel.
J'ai pu consulter le carnet de bord du K19. Il comporte
une curieuse inscription au moment du départ des marins.
«Sur proposition du commandant Zateev, un des submersibles
diesel venu à notre secours a préparé deux
torpilles pour le tir au cas où des ressortissants étrangers
tenteraient de pénétrer à bord du K19.
Dans ce cas, celui ci serait immédiatement coulé.
»
A l'époque, on ne badinait pas avec le secret militaire.
La tempête apaisée, le bateau de sauvetage Aldan remorquera le K19 à la base principale de la flotte où il sera réparé. Les marins lui donneront désormais le surnom Hiroshima, c'est tout dire!
Extrait de: La dramatique histoire des sous-marins nucléaires
soviétiques
de Lev Giltsov, Nicolaï Mormoul et Leonid 0ssipenko,
chez Rober Laffont, collection "Vécu", 1992.