Extrait du journal d'une victime de la bombe atomique
à Nagasaki :
"Les cloches de Nagasaki", Paul Nagaï, Casterman,
1954.
[Les photos ont été rajoutées par Infonucléaire]
JUSTE AVANT
Comme chaque jour, derrière le mont
Kompira, le soleil s'était levé sur Urakami à
peine réveillée, il versait sa lumière d'or.
Le calendrier indiquait : 9 août 1945. La ville baignait
dans la paix pour la dernière fois. Sur la colline, dans
le quartier résidentiel, les maisons commençaient
à fumer, tandis que les champs de patates douces, dispersés
dans les espaces libres du versant, brillaient de tous les feux
de la rosée. En contrebas, le long de la rivière,
à l'usine de munitions, des torrents de vapeur blanche
s'échappaient des cheminées, et les toits de la
rue principale allaient se fondre, à l'horizon violet,
avec les eaux du détroit.
Dans la majestueuse cathédrale, une foule de chrétiens
en voiles blancs priaient, dans une sincère contrition,
pour les fautes de l'humanité. Un nouveau jour commençait...
Comme de coutume, les cours du matin du Collège Médical
de Nagasaki commencèrent exactement à huit heures :
les ordres de l'Armée Nationale Volontaire étaient
que les étudiants, tout en remplissant leurs devoirs militaires,
continueraient en même temps leurs études :
classes, laboratoires, hôpitaux avaient été
constitués en un Corps médical auxiliaire, et chacun
savait ce qu'il aurait à faire en cas de difficulté.
Tous pareils dans leurs uniformes de défense antiaérienne,
leur trousse de premiers soins pendue au côté, professeurs
et étudiants se trouvaient déjà au travail;
mais, soigneusement exercés, ils étaient prêts
à tout moment à prendre soin des victimes d'un raid
éventuel.
Leur efficience avait d'ailleurs été mise à
l'épreuve, pour la première fois, la semaine précédente;
le Collège même avait subi un bombardement. Bilan
trois tués sur le coup; plus de douze blessés...
Cependant, grâce à l'active et courageuse intervention
des étudiants, aucun malade n'avait été touché.
Après ce baptême du feu, l'établissement était
désormais familiarisé avec la guerre...
Soudain la sirène hurla le signal d'avertissement, de nouveau,
le Kyushu méridional serait l'objet d'une attaque de grande
envergure. En un instant, les étudiants déferlèrent
dans le corridor principal, bondirent aux postes assignés.
Les responsables parcouraient les corridors, criaient des ordres
dans des porte-voix. La sirène hurla encore, signalant
la chute de bombes; dans le ciel clair du matin, de petits nuages
se formaient et brillaient sous le soleil; en regardant bien,
on pouvait apercevoir les avions ennemis.
Des vagues de son, plaintives et envoûtantes, labouraient
les oreilles.
- Arrêtez ce maudit vacarme ! On le sait bien, qu'ils
viennent ! pensait chacun [en] soi. Mais les sirènes
insistaient, amplifiant leurs hurlements. C'était à
en devenir fou; cette plainte prolongée sapait tout courage...
Les fleurs des myrtes étaient rouges; rouges aussi les
douces oléandres; et rouge sang, les cannas...
A l'ombre des fleurs rouges, les brancardiers, des étudiants
de première année, se trouvaient à leur poste
à l'entrée de l'hôpital; ils se tassaient
dans l'abri, prêts à s'élancer quand il le
faudrait.
- Comment va finir cette satanée guerre ? demanda celui qui venait de l'École Moyenne
de Kagoshima... Des tas de copains à moi ont rejoint les
Cadets de l'air, ajouta-t-il.
- J'me demande où sont nos avions, fit un autre, avec le
dialecte traînant d'Osaka.
- A quoi ça sert d'essayer d'combattre ?... On n'a pas la moind' chance !...
Personne ne lui répondit; chacun était plus ou moins
de son avis; en réalité, la patrie se trouvait entre
la vie et la mort. On avait sûrement commencé la
guerre pour la gagner; le gouvernement n'avait pas levé
le rideau sur cette tragédie dans une perspective de défaite...
Mais depuis la perte de Saïpan, les communiqués du
G. Q. G. revêtaient une allure vague et suspecte; les étudiants
n'avaient pas mis longtemps à le découvrir, et se
sentaient mal à l'aise...
- Hé, Capitaine, dit le garçon d'Osaka, comment
croyez-vous qu'ça va finir, c'te guerre-là. Levant
hors de la tranchée sa face ronde aux grosses lunettes,
il faisait penser à une pieuvre.
Le capitaine Fujimoto se tenait immobile, sous un paulownia, les
bras croisés, regardant le ciel. Petit, mais doué
de nerfs d'acier, à l'ordonnance dans son uniforme, depuis
son casque jusqu'à ses guêtres noires soigneusement
lacées, il apparaissait incroyablement correct. Combien
de fois déjà n'avait-il pas dégagé
les blessés des décombres ensanglantés, gagnant
ainsi la confiance et l'estime de ses compagnons ?... Quand on le voyait plonger dans la fumée
et le feu, on le suivait. Il portait toujours avec lui les jumelles
de son père, et dès l'apparition des avions ennemis,
il les signalait. C'était apparemment le seul plaisir qu'il
tirât des sombres réalités de la guerre...
- Mon Capitaine, insista le gars d'Osaka, qu'est-ce qui va arriver ?...
- Il n'est pas question de ce qui arrivera, mais de la façon
dont nous réagirons, répondit Fujimoto avec force.
Ce n'est pas la guerre qui décidera de nos destins; c'est
nous qui déciderons du destin de la guerre. Il s'agit d'une
épreuve de force entre les jeunesses des deux pays.
- Bon... mais, sapristi, à la façon dont les choses
vont maintenant !... De mal en pis ! Considérez
la différence des ressources matérielles... Qu'est-ce
que vous voulez y faire ?... Autant
se jeter la tête contre un mur.
- Tu as peut-être raison, mon vieux. Mais écoute,
dit Fujimoto d'une voix sérieuse et décidée.
Peut-être que les bombes vont nous tomber dessus ? Est-ce que tu continueras à discuter ?... Jamais !... Tu sortiras comme tous les autres,
et tu feras ton devoir, et tu essaieras d'arrêter le sang
qui coule. En tout cas, c'est ce que je ferai, moi...
Le gars d'Osaka n'ouvrit plus la bouche, mais il n'était
pas convaincu. Juste à ce moment apparut le vice-capitaine,
portant sur l'épaule une lourde pièce de bois. C'était
un diplômé de l'École moyenne de Kokura, un
garçon qui faisait sa besogne sans mot dire. Pour le moment,
il n'avait qu'un souci : renforcer les poutres de la tranchée
d'observation, et travaillant seul, il était en nage.
- Qu'est-ce que nous ferons, vice-capitaine, reprit l'étudiant
d'Osaka, si réellement l'ennemi commence à débarquer ?
- Nous vivons et mourons selon notre destin, répondit l'interpellé.
Il tira son éventail, l'ouvrit et commença à
rafraîchir son visage en sueur.
- Le tout est de vivre et de mourir de telle sorte que les autres
n'aient pas à nous mépriser.
Le silence tomba, pesant... Les myrtes, les oléandres et
les cannas avaient l'immobilité du sang gelé. A
travers les branches ruisselait le chant strident des cigales
perchées sur les camphriers du Temple Sanno, proche du
Collège.
Ce jour-là, comme c'était mon tour de commander
toutes les équipes de défense passive à l'hôpital,
j'entrai par la porte de façade, parcourus le grand corridor
et fis le tour des locaux pour sortir finalement par la porte
de derrière. Infirmières et étudiants en
uniforme se tenaient en alerte à l'entrée de chaque
salle, prêts à toute éventualité. Les
seaux étaient remplis d'eau; les tuyaux d'incendie déroulés;
les pics, les pelles, les houes, préparés. Tout
se trouvait là, comme pour délier n'importe quel
événement. On transportait calmement les malades
dans les abris...
A la porte de la Radioscopie, je rencontrai Ueno, un étudiant
de troisième année, jeune homme plein de courage
et d'audace. Durant le raid précédent, quand la
salle de gynécologie avait commencé à brûler,
Ueno était demeuré seul, juste à côté,
sur le toit de la salle de dermatologie, jusqu'à ce qu'on
sonnât la fin d'alerte. Pendant que nous amenions des seaux
d'eau vers le bâtiment en flammes, les avions ne cessaient
de piquer et lâchaient leurs bombes. Malgré tout,
Ueno restait à son poste, criant de toutes ses forces :
- Ils passent, ils s'en vont. Ça va, les amis ! Tous
dehors maintenant; la salle commence à brûler !
Puis, un peu plus tard :
- Ils reviennent, les voilà. Les bombes tombent. Vite,
à l'abri !
- A votre aise, Ueno, lui dis-je cette fois en le saluant.
Il parut perplexe, se gratta la tête :
- Vous savez, me confia-t-il l'autre jour, j'ai reçu un
galop de ma mère. Elle m'a dit de ne pas faire des embarras,
de ne pas me conduire de façon à attirer l'attention
d'autrui. Tu n'es plus un gosse, a-t-elle ajouté... Il
s'arrêta et sourit...
Les servants de la pompe à main étaient en position
à la sortie de derrière. Dans les limites du pouvoir
humain, il semblait que toute précaution eût été
prise. Satisfait, je me dirigeai vers l'aile Est de l'hôpital.
Les dégâts aux salles de chirurgie, gynécologie,
et otorhinologie, bombardées durant le raid précédent,
apparaissaient plus tragiques que des blessures humaines. Ici
aussi les oléandres étaient couverts de fleurs rouge-sang,
et une légère odeur d'acide carbonique flottait
dans l'air. Une crainte soudaine me parcourut l'échine...
Pourtant le signal de fin d'alerte déchira l'air tout à
coup, comme pour rompre les liens du doute et de l'anxiété
qui semblaient nous enchaîner...
Quand je rentrai dans mon auditoire, les étudiants étaient
en train de s'interpeller bruyamment, en enlevant les jugulaires
de leurs casques. Miss Inoue, la nurse aux yeux vifs de la section
information, donnait des nouvelles, la tête levée
d'un côté, les yeux encore plus brillants que de
coutume :
- Pas d'avions ennemis dans le Kyushu, conclut-elle, transmettant
un communiqué fourni par la radio quelques minutes auparavant.
La sueur couvrait ses joues rougies sur lesquelles pendaient trois
mèches de cheveux.
Les responsables du Q. G. local se mirent à crier dans
le corridor :
- Début des classes, tout de suite.
Docilement, les étudiants rentrèrent dans leurs
locaux; l'étude recommença; le collège reprit
son calme, et l'apparence d'un palais où les hommes cherchent
la vérité.
A l'hôpital, les patients affluaient à la clinique;
des étudiants en blanc se mêlèrent à
eux, se préparant aux diagnostics préliminaires.
De la classe de médecine interne, située en face
de mon local de l'autre côté du corridor, m'arrivait
la voix plaisante du Dr Tsuno-o, Président du Collège,
en train de donner un cours clinique...
Alors vint la chose...
LA BOMBE
M. Tsuchimoto est en train de couper de l'herbe
au sommet de la colline de Kawabira. De cet endroit, il peut voir,
à trois kilomètres vers le sud-ouest, le quartier
d'Urakami à Nagasaki. Le soleil d'été enveloppe
les collines et la ville avec une paisible indifférence.
Tout à coup, M. Tsuchimoto perçoit le bruit, faible
mais indubitable, d'un avion. Il se relève, faucille en
main, et regarde en l'air. Le ciel est clair, à part un
large nuage en forme de main juste au-dessus de sa tête;
le bruit semble venir de l'intérieur de ce nuage. L'homme
continue d'observer, suivant le son qui se déplace, et
soudain lui apparaît... un B29 Le minuscule objet d'argent
se trouve au bout de l'index de la main de nuages, à une
hauteur qu'il estime à huit mille mètres environ.
Il regarde encore l'objet d'argent : Oh ! s'écrie-t-il,
ils ont jeté quelque chose. C'est noir, c'est long; c'est
une bombe ! Une bombe !
M. Tsuchimoto se jette sur le sol. Cinq secondes passent, dix,
vingt, une minute. Il gît là, retenant son haleine...
Brutalement, à travers le ciel, éclate une lumière.
Une lumière terrible, pense-t-il, mais pas de bruit; c'est
étrange. Nerveusement, timidement, il lève la tête.
C'est bien une bombe, ils ont touché Urakami. De l'endroit
où se trouvait la cathédrale, une colonne de fumée
blanche commence à monter; elle s'élargit sans cesse.
Mais ce qui frappe de terreur M. Tsuchimoto, ce qui lui glace
le sang, c'est l'immense souffle qui s'échappe de dessous
le nuage blanc. A une vitesse terrifiante, il passe sur les collines
et les champs, il se rapproche. Chaque maison sur les sommets
cède devant lui, et chaque arbre dans les champs; ils sont
mis en pièce par la force du phénomène; avant
que le spectateur ait eu le temps d'y penser, le souffle a déjà
fauché la forêt d'en face, il ravage l'endroit où
l'homme est couché.
On dirait un gigantesque mais invisible rouleau compresseur, écrasant
tout ce qu'il rencontre. " C'est fini; je vais être
aplati ", pense M. Tsuchimoto, et joignant les mains, il
se colle le visage contre le sol en gémissant : "
Mon Dieu, mon Dieu ! ". Un bruit horrible frappe ses
oreilles; il se sent soulevé, jeté contre un mur
de pierre, à cinq mètres de là...
Quand il a enfin le courage de rouvrir les yeux et de regarder
autour de lui, il voit les arbres arrachés; il n'y a plus
de feuilles, plus d'herbe. Tout est emporté. Il ne reste,
dans l'air, qu'une senteur de résine...
De Michino-o, M. Furue retournait chez lui à Urakami. En longeant la fabrique de munitions, il lui sembla entendre le bruit d'une hélice. Il leva les yeux et vit dans le ciel, à hauteur du Mont Inosa, en direction du quartier Matsuyama, une boule de feu toute rouge. Une éclatante boule de feu, pas assez forte pour aveugler, mais brillante comme du strontium dans une lanterne. La boule tombait. Il ne pouvait s'imaginer ce que c'était; pour mieux voir, il mit la main sur un de ses yeux, et essaya de regarder avec l'autre. Alors vint l'éclat, fulgurant comme une explosion de magnésium. M. Furue se sentit projeté en l'air... Ce ne fut que plusieurs heures plus tard qu'il reprit connaissance : il gisait, dans une rizière, sous son vélo, culbuté avec lui. L'un de ses yeux était complètement perdu...
L'école primaire de Kagakure, à
7 km d'Urakami. Dans le journal des alertes aériennes,
un instituteur, M. Tagawa, consigne les faits du moment. Puis
il se relève et, un moment, regarde par la fenêtre.
Devant lui, en contrebas, entre une bande de pays vallonné
et le ciel bleu, s'étend la ville de Nagasaki.
Soudain, le ciel s'illumine un instant, l'éblouissant d'une
lumière qui fait pâlir le soleil d'été...
En voilà une idée d'employer les phares en plein
jour, murmure l'instituteur, en se penchant pour mieux voir. Mais
quel spectacle se révèle à lui !
- Regardez, crie-t-il aux collègues qui se trouvent dans
la même pièce, regardez donc; qu'est-ce que c'est ?... Tous se précipitent à la fenêtre.
Une tache de fumée blanche apparaît à la verticale
d'Urakami et ne cesse de grossir. Qu'est-ce que c'est, qu'est-ce
que ce peut être ? s'écrient
tous les spectateurs, voyant la tache se muer en un champignon
gigantesque de plus d'un kilomètre de diamètre...
Alors, vient un souffle terrible : il secoue la chambre,
met en miettes les carreaux et couvre les instituteurs de débris
de verre...
- C'est une bombe; l'école est touchée; cachez-vous,
hurle M. Tagawa en se précipitant dans l'abri, creusé
dans la colline derrière l'école.
Là, tout est calme, mais tandis qu'il s'assied sur la terre
fraîche, dans le souterrain noir, comment pourrait-il savoir
qu'à ce moment même, dans sa maison d'Urakami, sa
femme et ses enfants exhalent leur dernier souffle, en l'appelant
à l'aide ?...
Le petit village d'Oyama s'étend sur
le flanc du mont Hachiro, au sud du port de Nagasaki, à
quelque huit km. d'Urakami. De là, par-dessus la rade,
on voit, dans le lointain brumeux, le bassin d'Urakami. M. Kato
travaillait aux champs avec son buffle. Il venait de trouver quelques
fraises rouges, sortant de l'herbe verte. Des fraises sauvages.
Il en prit deux, les mit en bouche...
A ce moment, vint la lueur. Le buffle aussi la perçut et,
sous le choc, détourna la tête. Un nuage, pareil
à une grosse boule de coton pelucheux se forma dans le
ciel au-dessus d'Urakami. Il commença à grossir;
il grossit encore. On aurait dit une lanterne enveloppée
de laine. L'extérieur était blanc, mais à
l'intérieur, brûlait une flamme rouge et, de la boule
blanche, sortaient sans arrêt des éclairs, de toutes
les couleurs de l'arc-en-ciel. De beaux éclairs, rouges,
jaunes, violets... Puis, le nuage prit la forme d'une brioche,
et le sommet commença à monter, à monter,
à monter; bientôt ce fut comme un énorme champignon.
Au même moment, un tourbillon noir de poussière et
de débris s'éleva de la vallée d'Urakami.
On aurait dit que tout cela était aspiré par le
champignon qui continuait à monter.
Soudain, le nuage se mit à tomber puis à dériver
vers l'est. Le tourbillon bondit plus haut que les collines; puis,
une partie redescendit tandis qu'une autre s'en allait du même
côté que le nuage... C'était une belle
journée; les collines et la mer baignaient dans le soleil;
mais le quartier d'Urakami, sous le nuage, apparaissait noir et
désolé.
Vint le souffle. Les habits de M. Kato furent secoués;
des feuilles tombèrent des arbres, mais le souffle avait
déjà perdu beaucoup de sa force. Le boeuf n'en fut
pas troublé, et M. Kato pensa simplement : Tiens,
encore une bombe pas loin d'ici...
M. Takami reconduit son buffle à Koba,
marchant le long de la route d'Odorize, à deux km. d'Urakami,
Soudain, il sent comme une chaleur; apparemment, pas une forte
chaleur; pourtant lui et son buffle en sont brûlés.
Bientôt des boules de feu tombent sur eux en sifflant. L'une
d'elles touche le pied de l'homme; elle explose, laissant une
traînée de fumée blanche, et une odeur de
paraffine brûlée. Çà et là,
une pluie de feu allume des-incendies...
LES HEURES QUI SUIVIRENT
La distance qui séparait du centre
de l'explosion les bâtiments de l'Université, variait
suivant les cas de 300 à 700 mètres; c'est dire
que ces bâtiments furent frappés en plein par le
souffle. Les auditoires de Médecine fondamentale, construits
en bois, qui se trouvaient les plus proches, furent en un instant
culbutés, mis en pièces, et commencèrent
à brûler. Aucun professeur ni élève
ne survécut d'ailleurs pour raconter la scène. Dans
les locaux de Médecine clinique, bâtis en béton
et plus éloignés, quelques individus dont moi-même
eurent la chance de se sauver.
Il
était un peu plus de onze heures. Au premier étage
du bâtiment principal, dans ma chambre qui se trouvait au-dessus
du dispensaire pour les malades de l'extérieur, je m'occupais
à choisir des radiographies pour apprendre aux étudiants
le diagnostic. Soudain, il y eut une lumière, un choc.
Un court instant, je crus qu'une bombe avait explosé à
l'entrée, et voulus me jeter sur le sol... je n'y arrivai
pas les fenêtres furent, à ce moment, soufflées
vers l'intérieur, un vent impétueux me souleva et
m'emporta, les yeux grands ouverts. Les éclats de verre
sillonnaient l'espace comme des feuilles dans un tourbillon. Une
pensée me saisit : je suis perdu !
De fait, des éclats de bois m'entrèrent dans le
côté droit; des balafres profondes au-dessus de mon
oeil et de mon oreille droits commencèrent à laisser
couler un sang chaud, qui s'égouttait sur ma joue et mon
cou. Pourtant, je ne ressentais aucun mal.
Un énorme poing invisible semblait tout culbuter dans la
chambre. Tandis que j'étais jeté sur le plancher,
lit, chaises, armoires, casques, souliers, paletots furent pareillement
écrasés, dispersés, emportés puis
accumulés sur moi avec fracas. Un vent poussiéreux
et nauséabond, emplissant mes narines, me fit tousser.
J'avais encore les yeux ouverts et continuais à regarder
la fenêtre.
L'obscurité se faisait au dehors, tandis qu'à l'intérieur
le vent se déchaînait, avec le grondement des vagues,
le hurlement de la tempête; il emportait çà
et là avec lui des habits, des bouts de bois, des
morceaux de tôle et d'autres objets dans une sorte
de danse fantastique.
Il y eut ensuite un étrange silence.
- Voilà qui est extraordinaire, me dis-je. Ça doit
avoir été une fameuse bombe... plus d'une tonne
certainement... tombée près de l'entrée.
Je parierais qu'il y a bien cent blessés. Où les
mettre ?... Il va falloir les soigner.
Comment ? En tout cas, la première
chose à faire, c'est de mettre les gens à la besogne
dans les classes. L'ennui, c'est que peut-être la moitié
d'entre eux sont incapables de bouger. En tout cas, je dois sortir
d'ici.
J'essayai d'étendre mes genoux, de retirer mes jambes de
dessous les débris; mais, tout à coup, tout redevint
sombre et je n'y vis plus.
- Maintenant, que dois-je faire ?
me dis-je.
Blessé dans la région des yeux, je crus d'abord
que l'hémorragie partait des globes oculaires et m'aveuglait;
mais bientôt je découvris que je pouvais encore mouvoir
mes yeux. Constatant que je n'étais pas aveugle, je réalisai
pour la première fois l'horreur de ma situation :
le bâtiment entier devait s'être écroulé
et j'étais enterré vif.
- Drôle et laide manière de mourir; je dois tout
faire, décidai-je, avant de me laisser aller. Je commençai
une lutte fantastique pour m'extraire de la masse de bois, de
verre, de débris qui me retenait prisonnier. Mais quand
on est aplati comme une gaufre dans son fer, on ne peut remuer
aucune partie du corps. Je ne pouvais même bouger mon visage
qu'avec les plus grandes précautions, à cause de
la couche de verre brisé autour de moi. De plus, je me
trouvais dans une complète obscurité, et je ne savais
rien sur la nature et l'équilibre des choses qui m'écrasaient.
Un léger mouvement de mon épaule droite fit dégringoler
une foule d'objets. J'appelai au secours, mais ma voix se perdit
dans l'obscurité.
La nurse Hashimoto se trouvait dans la salle
de rayons X au moment de l'explosion. Elle avait eu la bonne fortune
d'être debout entre des bibliothèques et n'avait
pas été blessée. Durant les moments terribles
où les objets inanimés semblèrent doués
de vie par un mystérieux pouvoir et se mirent à
caracoler avec un effrayant fracas, elle demeura collée
au mur. Après quelques minutes, bien que flottât
encore en l'air une poussière assez épaisse pour
la faire tousser, il lui sembla que tout au moins les plus gros
objets s'étaient arrêtés. Elle décida
qu'il était temps d'aller au secours des blessés,
se glissa hors des bibliothèques renversées, et
demeura stupéfaite devant le spectacle. Tout était
sens dessus dessous. Grimpant sur les décombres, elle parvint
à la fenêtre, et vit alors une scène qui la
fit vaciller. Qu'était-il arrivé ? Elle ne pouvait comprendre. Jusqu'il y a quelques
minutes, une ville s'étendait en contre-bas de la fenêtre
jusqu'aux eaux du détroit; mais maintenant Sakamato-cho
avait disparu, et Swakawa-cho, et Hamaguchi-cho. Disparu où ?... Et les fabriques dont les cheminées lançaient
tantôt des fumées blanches, où étaient-elles ?... Le mont Inosa, tantôt encore couvert de
feuillage d'un vert intense, n'était plus qu'une masse
dénudée de roc rouge. Toute verdure, feuille ou
herbe, avait disparu. La terre était dépouillée.
Qu'était-il advenu de la foule près de l'entrée ?... Elle regarda de ce côté; le square
devant l'hôpital était jonché d'arbres arrachés;
et parmi eux gisaient, nus, des cadavres innombrables. Elle mit
ses mains devant ses yeux : l'enfer, c'est l'enfer, cria-t-elle.
Mais c'était aussi un monde mort. Un monde mort, où
plus personne ne restait, fût-ce pour gémir. Tandis
qu'elle cachait ses yeux, tout devint sombre; elle les rouvrit
et regarda autour d'elle : impossible de rien voir; un noir
de poix, et pas un bruit.
L'idée lui vint qu'elle seule demeurait vivante en ce monde
et, d'un coup, la terreur la saisit à la gorge. Dans un
moment, pour elle aussi, viendrait la mort... Elle revit en un
éclair sa maison à la campagne, sa mère;
elle fut sur le point de fondre en larmes, car elle n'était
après tout qu'une enfant de dix-sept ans... Mais juste
à ce moment, elle entendit une voix. Quelqu'un appelait,
tout près, tout près... Pourtant le son ne semblait
l'atteindre qu'à travers des épaisseurs de murs...
Encore un cri : c'était la voix de son chef de service.
Il vivait donc ! Et s'il vivait, à eux deux, ils pourraient
au moins s'occuper des cadavres devant l'hôpital. Miss Hashimoto
retrouva son courage. Guidée par la voix, elle essaya d'atteindre
la pièce à côté; ses pieds heurtèrent
ce qui lui sembla être l'appareil de rayons X, s'embarrassèrent
dans les fils électriques. Impossible d'avancer, apparemment.
Elle atteignit pourtant un coin où l'on gardait ordinairement
une pelle, mais celle-ci avait été emportée;
elle ne trouva qu'un porte-voix. Elle se rappela alors qu'à
la radiographie en bas, il y avait des houes; et puis, là
serait l'infirmière-chef et d'autres encore. Il
valait mieux appeler à l'aide le plus de monde possible;
aussi sortit-elle de la chambre.
Les black-outs l'avaient habituée à parcourir les
corridors dans l'obscurité; mais, à peine eut-elle
fait quelques pas qu'elle buta contre quelque chose de mou. Elle
se baissa, tâtonna, reconnut un corps humain, rencontra
une substance gluante qui ne pouvait être que du sang. Elle
chercha le bras, saisit le poignet: aucun pouls n'était
perceptible. Alors, elle joignit les mains pour une courte prière,
puis fit à nouveau quelques pas, pour trébucher
à nouveau contre un corps. Des cheveux collants adhérèrent
à sa main. Il faisait encore complètement sombre;
elle ne pouvait déterminer combien de morts gisaient autour
d'elle; tout en cherchant le poignet, elle écarquilla encore
les yeux, tentant de regarder...
A l'extérieur apparut soudain une lueur : le feu !
Elle pouvait le voir par les fenêtres. Les flammes grandirent,
éclairant un spectacle réellement hallucinant. Laissant
retomber le bras du mort, l'infirmière se tint debout comme
un vivant fantôme. Partout, dans le corridor, ce n'étaient
que cadavres. Enveloppés d'une lumière rouge, les
uns gisaient le visage vers le Ciel; d'autres étaient étendus
sur le côté ou sur le dos; d'autres étaient
tombés à genoux ou semblaient encore, de leurs bras
raidis, battre l'air comme pour se relever.
Impossible de faire quoi que ce soit toute seule, pensa la nurse.
Il faudra une équipe de secours, un effort combiné,
pour arriver à quelque chose. Mais d'abord, ce qui s'imposait,
c'était de rassembler les vivants et les valides à
l'endroit où le chef de service gisait enseveli. Dans cette
pensée, Miss Hashimoto se mit à enjamber
les corps, - elle s'excusait chaque fois intérieurement
- et descendit les escaliers mutilés vers la chambre des
rayons X.
Miss Tsubakiyama, une jeune élève
infirmière, Shiro Tomakiyo, et le Dr Choro Si, étaient
en train de disposer l'appareil de rayons X. Soudain le bruit
d'un avion, faible mais aigu et métallique, frappa leurs
oreilles.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda Miss
Tsubakiyama. - Un B29, répondit Shiro continuant à
manier les pinces.
- Ils ont jeté une bombe, dit Choro qui, durant le raid
précédent, avait été blessé
à la jambe.
- On se défile ?
Oui, en vitesse. Abritez-vous !...
Tous trois plongèrent sous une large table. Ce fut l'éclair
puis le fracas...
- En voilà une autre ! cria Shiro, mais sa voix s'engloutit
dans le vacarme de tempête déchaîné
dans la chambre. Tous se tenaient cois, attendant la fin du bruit.
Miss Tsubakiyama retenait sa respiration; finalement, elle interrogea :
- Blessés ?
- Non; et vous ?
- Moi, je ne sens rien...
- Hello, l'infirmière en chef, crièrent-ils d'une
seule voix.
- Ouîîî, répondit, de la pièce
à côté, la voix familière. Attendez
donc un moment. Des tas de choses me sont tombées dessus.
Il y eut alors un grondement, comme d'un train dans un tunnel,
puis une obscurité absolue les enveloppa. La figure
couleur de cendre de Miss Tsubakiyama, assise en face des deux
autres, disparut à leurs yeux.
- Qu'est-ce que ça peut être ?
fit Choro. Il continua :
- Un nouveau type de bombe, celle qu'ils ont jetée sur
Hiroshima... Ou bien est-il possible, demanda-t-il, que le soleil
ait éclaté ?
- Peut-être bien. Il fait froid tout à coup, remarqua
Shiro d'un ton posé.
- Si le soleil éclate, qu'est-ce qui va nous arriver ? questionna la voix hésitante et fatiguée
de Miss Tsubakiyama.
- Ce sera la fin du monde...
Choro semblait résigné...
Ils attendirent mais l'obscurité persistait. Une minute
s'écoula. D'un tic-tac menu, la montre-bracelet de Miss
Tsubakiyama hachait des secondes éternelles, sur un rythme
envoûtant dans la tension de la nuit.
- Qu'est-ce qu'on va faire pour le lunch ?
dit Shiro.
- J'ai déjà mangé ! répondit
Choro. Avez-vous encore vos provisions ?
Il semblait désirer un dernier repas avant de mourir.
- Bien sûr. Partageons, tant qu'on vit encore !...
Mais, comme si le train sortait enfin du tunnel, le bruit graduellement
cessa; la lumière revint peu à peu. Les dents blanches
de Choro apparurent à nouveau, et son long nez, et la petite
tache sur la joue de Miss Tsubakiyama.
- Alors, le soleil ? Il se porte bien
après tout, conclut Shiro.
- J'ai faim tout de même, dit Choro; amenez votre lunch !
Ils sortirent tous de dessous la table, au milieu d'une couche
de verre brisé, d'instruments cassés, de chaises
en morceaux, de fils emmêlés.
- Où diable a pu tomber cette bombe ?
Pour nous secouer ainsi, elle aurait dû nous venir vraiment
dessus. Mais je ne vois pas de trou au plafond.
- L'avez-vous entendue tomber ?
- Non !
- Peut-être est-ce une sorte de mine aérienne...
Explosion en l'air ?...
- En tout cas, une chose terrible.
Ils discutaient encore quand l'infirmière-chef, Miss Hisamatsu,
bondit dans la chambre comme une balle de caoutchouc. C'était
d'ailleurs son habitude ! Tout en arrangeant des deux mains
ses cheveux en désordre, elle demanda : Vous êtes
sains et saufs ?
Juste à ce moment, une infirmière de première
année, sortant on ne sait d'où, vint s'agripper
en sanglotant à l'infirmière-chef.
- Grande sotte, fit celle-ci; vous vivez encore ! Cela ne
vous suffit donc pas ? Mais la jeune
fille continuait à pleurer; probablement, quelqu'un avait-il
été tué juste à ses côtés.
- Allons, mettez votre casque, et cherchez des bandages, reprit
la voix, douce mais ferme... Une conduite était crevée,
et un filet d'eau en jaillissait. Miss Hisamatsu s'en approcha,
se lava les mains, la figure, puis se gargarisa.
- J'ai l'impression d'avoir été gazée, dit-elle;
et elle recommença à se gargariser avec ardeur :
on aurait cru qu'elle voulait s'emporter les poumons. Alors, tout
en s'essuyant les mains :
- Tsubakiyama-san, venez vous laver les mains, ordonna-t-elle;
si vous touchez les plaies avec vos mains sales, elles s'envenimeront
tout de suite. Vous aussi, Tomokiyo-san, lavez-vous les mains
et la figure. Et vous, Si-san, préparez-vous en vitesse.
Il y a une masse de blessés !
Tmokiyo répondit : Ha ; le Dr Choro Si répondit
Oui, et tous se préparèrent au travail.
Mais soudain l'on perçut un crépitement. Miss Tsubakiyama
courut à la fenêtre : Tout flambe ! s'écria-t-elle.
Les rescapés, empoignant les seaux sur le sol, bondirent
vers la bouche d'incendie. Une pile de bois de charpente, provenant
de démolitions antérieures, formait déjà
un brasier ardent sur l'emplacement de l'ancienne classe de radiologie.
Les cinq se mirent à jeter de l'eau sur le feu, en concentrant
leurs efforts sur une seule place comme on le leur avait appris.
Mais ce foyer n'était pas le seul. La cantine, écroulée,
était entourée de flammes; des restes des bâtiments
de bois, les flammes aussi surgissaient. Seuls les pavillons de
béton restaient intacts.
Pendant un moment, ils continuèrent leur besogne, mais
la superficie ainsi préservée était bien
petite, et l'incendie s'étendait rapidement.
Il apparut bientôt que les seaux d'eau ne servaient à
rien. Les flammes émettaient des colonnes de fumée
noire; selon toute apparence, l'incendie se généralisait.
- Sauvons les instruments, proposa Shiro.
- Allons aux blessés, suggéra Choro.
- Ce sont les hospitalisés qu'il faut d'abord déménager,
décida Miss Tsubakiyama.
- Demandons des ordres, fit l'infirmière-chef.
C'est précisément à ce moment que Miss Hashimoto
apparut sur le terrain pour annoncer que le Dr Nagaï, chef
du département, était enterré vivant.
- Comment, s'exclamèrent-ils tous en se regardant; le Dr
Nagaï est enterré !
- Mon Dieu, murmura Miss Tsubakiyama; il est tellement gros. Comment
le sortirons-nous ?
- Ne vous en faites pas, on le sortira bien, dit Choro en s'élançant
vers la porte. Suivant Miss Hashimoto, les cinq personnes, s'aidant
l'une l'autre, se mirent à escalader les poutres, les meubles,
les débris; elles passèrent par les fenêtres,
s'accrochèrent aux canalisations et parvinrent enfin à
la salle des rayons X. Pour arriver à la haute fenêtre
de la pharmacie, il leur fallut faire la courte échelle...
Dans la chambre noire, le Dr Si développait
une photographie, quand tout à coup l'étudiant qui
se trouvait en observation sur la colline derrière le bâtiment
cria de toutes ses forces : Un drôle d'avion est au-dessus
de nous ! Abritez-vous, abritez-vous !
Le docteur se figea pour écouter; il entendit le bruit
aigu d'une hélice, pensa que l'appareil piquait et se prépara
à se coucher; mais, d'abord, il voulut laver ses photos
et les mettre dans le fixateur. Il finissait quand une force terrible
l'emporta et lui fit perdre connaissance. Lorsqu'il revint à
lui, il gisait sur le sol, coincé entre deux lourdes poutres;
il se remua alors si bien qu'il dégagea ses hanches puis
ses bras, fit glisser les débris accumulés et finit
par se trouver libre. Il eût voulu savoir ce qui était
arrivé à ses photos; mais, ayant perdu ses lunettes,
il n'y voyait presque plus. Il s'inquiéta alors de Miss
Moriuchi, qui travaillait avec lui. Il l'appela plusieurs fois,
mais sans recevoir de réponse; il regarda sous les décombres,
mais n'aperçut ni pied ni main. Évidemment, Miss
Moriuchi a pu s'échapper avant que la chose n'arrive, pensa
le docteur. Enjambant les débris, il sortit dans le corridor,
mais ce qu'il vit le cloua au sol : il lui semblait être
dans une maison qu'il n'aurait jamais visitée; tout avait
complètement changé d'aspect. Plusieurs fois, se
frottant les yeux, il regarda autour de lui, ne parvenant pas
à se faire une raison.
Les témoins de l'explosion atomique qui ont déposé jusqu'ici, se trouvaient tous à l'intérieur d'un bâtiment de béton; ils eurent donc le bonheur d'échapper aux effets directs de la [bombe]... D'autres travaillaient au dehors. Ils ont aussi fourni leur témoignage.
Le professeur
Seiki était occupé à creuser un abri, avec
ses étudiants, derrière l'Institut de Pharmacie.
C'est lui qui piochait tandis que les étudiants transportaient
la terre. Aucun d'eux ne s'imaginait qu'un instant plus tard,
ceux qui seraient à l'extérieur de l'abri mourraient,
ceux qui se trouveraient à l'intérieur vivraient.
Tous, torse nu comme des mineurs, terrassaient avec ardeur. Ils
étaient à quatre cents mètres du point d'impact...
Soudain, il y eut une lueur qui éclaira l'abri jusqu'au
fond; puis, un grondement. Tomita qui se trouvait à l'entrée,
panier en main, attendant sa charge, fut soufflé à
l'intérieur, et jeté violemment sur le dos du professeur
Seiki qui, courbé en deux, piochait la terre.
- Qu'est-ce qui arrive ? cria celui-ci,
furieux, en se redressant. Des bouts de bois, des lambeaux d'habits,
des morceaux de tuiles entrèrent dans l'abri derrière
Tomita : une lourde poutre vint frapper le professeur en
plein dos; il tomba inanimé dans le trou qu'il creusait...
Quand il reprit connaissance, après quelques instants,
il était étendu sur le sol; l'abri devenait un enfer
de flammes et de fumée. A chaque instant, l'air chaud entrait
en grondant. Il se redressa, mal assuré encore sur ses
jambes; d'un effort désespéré, il bondit
à travers les flammes jusqu'à l'entrée. Le
sentiment de délivrance qu'il éprouva à ce
moment ne dura pourtant qu'une fraction de seconde. Sans le savoir,
il laissa tomber la houe qu'il avait gardée en main, et
stupéfié de ce qu'il voyait, s'arrêta, bouche
bée...
Les bâtiments de l'Institut Pharmaceutique avaient disparu,
tout comme ceux de la biochimie et ceux de la pharmacopée.
La clôture n'existait plus, ni les maisons au-delà.
Tout ce qu'il pouvait apercevoir, c'était une mer de flammes.
Même ce physicien, spécialiste de l'énergie
nucléaire, n'eut pas l'idée qu'il s'agissait d'une
bombe atomique; il ne s'imaginait pas que la science américaine
eût progressé à ce point.
Et les étudiants ? se demandait-il.
Il se pencha vers le sol, et un frisson le parcourut tout entier :
était-il possible que toutes ces formes inanimées,
étendues par terre, fussent ses étudiants... Il
crut qu'il n'avait pas encore recouvré la conscience. C'est
un cauchemar, un cauchemar, se répétait-il. Même
en temps de guerre, des choses pareilles n'arrivent pas !...
Il se pinça, se prit le pouls. Mais non ! Il vivait;
c'était vrai. Il secoua un corps tout proche de lui Allons,
levez-vous, cria-t-il. Nulle réponse ! Alors, il saisit
le gisant par les deux bras, s'efforça de le soulever.
Sous ses doigts, la peau s'en alla par lambeaux, comme d'une pêche
mûre. Okamoto était bien mort.
Comme le suivant, gémissant, se retournait, le professeur
courut vers lui, le saisit dans ses bras Murayama, Murayama, cria-t-il,
tandis qu'il mettait sur ses genoux le garçon écorché.
Reprenez-vous ! Monsieur le Professeur... ah... Monsieur
le Professeur, dit le malheureux, et sa tête retomba sur
le côté. Il était mort. Le professeur, avec
un soupir, étendit le corps, fit une prière. Puis,
il passa au suivant, Araki. Le visage d'Araki était gonflé
comme une citrouille; la peau s'en allait par plaques. Le malheureux
essaya d'ouvrir les yeux, devenus de minces lignes blanches entre
les paupières gonflées, et dit calmement :
Ils m'ont eu, Monsieur. Il ajouta : Je crois que c'est la
fin. Vous avez tout fait pour moi; merci bien. Ce fut tout.
Des oreilles, du nez des cadavres, le sang souvent filtrait; évidemment,
ils étaient morts le cerveau écrasé. Chez
certains, avec le sang, une écume aussi sortait de la bouche.
Au moins leur agonie avait été courte : ils
avaient été jetés au sol et assommés
avec une force terrible.
Tomita, lui, avait survécu; il courait de l'un à
l'autre, offrant de l'eau à ceux qui bougeaient encore,
leur prodiguant des paroles d'encouragement. Aucun des survivants
ne pouvait se mouvoir de lui-même. Chaque fois que s'élevait
un gémissement, Tomita ou le professeur se précipitait
vers le corps étendu, mais pour constater qu'entretemps
l'homme s'était tu, expirant, les pupilles révulsées.
Une vingtaine d'étudiants moururent ainsi l'un après
l'autre...
Impossible aux deux hommes restés valides de faire quelque
chose d'efficace; il leur fallait du secours : le professeur
se mit à crier de toutes ses forces, vers les quatre points
cardinaux : A l'aide, y a-t-il quelqu'un ? Il écoutait, l'oreille tendue, mais ce que
le vent lui apporta, par instants, ce furent seulement d'autres
cris d'appels. Ceux-ci sortaient de dessous les maisons écrasées;
ils étaient désespérés, terribles :
Sauvez-moi ! Au secours, j'étouffe ! Quelqu'un
de grâce ! Je brûle, vite un peu d'eau !
Maman, maman !
Le professeur se sentit chanceler, perdit à nouveau connaissance.
Quand, bientôt après, il reprit ses sens, un lourd
nuage noir emplissait le ciel, couvrait le soleil; un crépuscule
enveloppait tout; il faisait froid. Écoutant à nouveau,
il entendit déjà moins de cris. Sans doute, plusieurs
victimes avaient-elles succombé; sans doute, l'enfant qui
pleurait avait-il été brûlé vif, loin
de sa mère...
Les étudiants de première année
prenaient tranquillement des notes. Les insolites mots latins
qu'ils couchaient dans leurs cahiers leur donnaient la sensation
d'être déjà des médecins. Et d'écrire
en lettres occidentales leur procurait comme une vanité !
Alors éclata la lumière, et ce fut la fin du monde.
La voix du professeur n'était pas encore éteinte
dans leurs oreilles; ils n'eurent pas le temps de regarder en
haut ou de côté; dans l'attitude même où
ils se trouvaient, le lourd toit les écrasa.
Fujimoto, le chef de classe, se retrouva les hanches légèrement
prises sous une poutre. L'air était d'un noir d'encre et,
dans la poussière qui le remplissait, il se sentait étouffer.
Finalement, il parvint à se mouvoir dans l'espace vide
entre les bancs. Des blessés gémissaient près
de lui, d'autres poussaient de grands cris. Mais, en dénombrant
les voix, il ne releva que peu de survivants.
Bientôt d'ailleurs, l'odeur de brûlé filtra
par les interstices, tandis qu'une fumée chaude et piquante
envahissait la pièce. Évidemment, l'incendie commençait.
Fujimoto comprit en frissonnant qu'il lui restait bien peu de
temps pour agir. Il essaya de se dégager par en haut, mais
les poutres, les planches et les tuiles entassées étaient
trop lourdes à mouvoir. Le crépitement du bois flambant
se rapprochait. Il poussa et tira, frappa et martela... vain effort...
Alors avec toute sa force, il s'arcbouta de la tête, des
épaules et du dos contre le monticule qui le couvrait...
mais rien ne bougea. Calculant désespérément
le poids qui le recouvrait, il essaya encore.
L'air devenait de plus en plus chaud; la réflexion des
flammes dansantes se faisait de plus en plus brillante... Quelqu'un
se mit à fredonner une tragique chanson de soldat :
" J'irai dormir au fond des eaux... - Fujimoto sentit. son
courage l'abandonner - ou bien sur le flanc des collines ".
Fujimoto s'était arrêté pour écouter
le dernier chant de son ami. " Je ne le regretterai pas ".
Le chant cessa; mais le chanteur ajouta : Au revoir, camarades,
mes pieds commencent à brûler.
Dans deux minutes, ce serait son tour à lui, Fujimoto,
de commencer à brûler. Il joignit les mains pour
prier. L'image de son père lui apparut : Sois calme,
semblait-il dire. Puis, celle de sa mère, de son jeune
frère Masao. Masao prendrait sans doute sa place comme
docteur... Ensuite, il se rappela, un à un, ses collègues
de radiologie. Jusqu'au jour où il était entré
à l'Université comme étudiant de première
année, il avait étudié comme technicien dans
ce département. Qu'est-ce qui est arrivé, songea-t-il,
à mon ami Tako-chan, la " petite pieuvre ", qui
a passé avec moi ses examens d'entrée, et pris ses
premiers grades avec moi ?... Les
quelques mots que, chaque matin et soir, il échangeait
avec ses collègues lui remontaient maintenant à
la mémoire.
- Allons, doucement. A quoi bon s'exciter quand on a perdu sa
liberté, quand on est prisonnier, sur le point de flamber
sans rémission, près de tourner au tas de cendres.
Le corps est sans défense, sans activité, mais bientôt
l'âme s'élancera en chantant à travers l'immense
univers. Affaire de quelques minutes. L'odeur de chair brûlée
lui frappa les narines, l'odeur douceâtre des jeunes corps
anéantis...
- Voilà ce qui peut s'appeler une situation critique, songea-t-il
flegmatiquement. Oui, c'est tout à fait cela. D'ailleurs,
au fond, à quoi bon ce corps qui ne peut qu'assimiler et
rejeter... Il se souvint que son professeur, le Dr Si, leur disait
jadis : Quand vous ne pouvez résoudre un problème,
pensez-le en termes contraires. Cette suggestion l'illumina. Au
lieu de s'efforcer de remonter, Fujimoto mit la main sur le sol;
ses doigts rencontrèrent une crevasse entre les planches !
Toute sa force concentrée dans les doigts, il tira frénétiquement.
La planche céda avec un craquement. Le choc terrible de
l'explosion avait fait sauter les clous du plancher... Fujimoto
passa la main par dessous, et la planche se détacha avec
un son délicieux; l'air parvint jusqu'au prisonnier. Une
seconde, puis une troisième lamelle s'enlevèrent
aisément, et tout d'un coup, Fujimoto tomba sur le sol
frais de l'étage inférieur...
La doctoresse Yamada et Miss Tsujita ouvrirent
la fenêtre de derrière, dans la classe de bactériologie,
pour se rafraîchir quelque peu de leur fatiguante course
en ville; elles étaient allées prendre à
la gare leurs billets pour Tokyo, car elles devaient suivre là-bas
un cours sur la fabrication des sérums. Bientôt Nagasaki
serait assiégée, pensait-on, et il fallait, en toute
hâte, se préparer à l'éventualité.
Comme la plupart des hommes avaient été envoyés
au front, ces deux jeunes femmes de science prendraient la lourde
responsabilité...
L'herbe folle poussait sur les courts de tennis les sports et
la récréation étaient choses du passé,
oubliées depuis le jour où la guerre avait remplacé
tout le reste. Maintenant, elle seule importait... Derrière
les courts croissaient des pins, des camphriers, à travers
les branches desquels on pouvait voir le terrain du stade, transformé
en champ de patates douces. Derrière encore et plus haut,
à une certaine distance, s'élevait la majestueuse
cathédrale rouge. Deux femmes en pantalon, qui traversaient
les courts, firent un signe de la main : c'étaient
Hama-san et Oyanagi-san, toutes deux infirmières au département
radio où Mlle Tsujita avait travaillé jusqu'alors...
Elle agita son mouchoir vers ses amies... Dans le stade, Yamashita-san,
Yoshida-san et Inoue-san, infirmières du même département,
étaient accroupies en train de sarcler. Sur les collines,
autour d'Urakami, dans les champs en terrasse, les fermiers faisaient
de même, profitant de la fin d'alerte. Une file de gens
se rendaient à la cathédrale. Le long des routes
luisaient les parasols...
- Beau pays que Nagasaki ! On ne se fatigue pas de le regarder...
- Oui, mais je me demande s'il sera encore le même quand
nous reviendrons dans deux mois ?...
- J'ai l'impression que la ville sera détruite.
- Et moi qu'elle sera la seule épargnée...
L'explosion coupa ce dialogue...
La doctoresse Yamada se jeta sur le sol et en réchappa.
Miss Tsujita, à côté d'elle, mourut étouffée...
Un vrai cauchemar, soudain, irréel,... mais pourtant vrai,
et terrible. La classe de bactériologie était déjà
en flammes. La doctoresse survivait seule. Tous les autres devaient
avoir péri instantanément.
Quand la doctoresse Yamada se glissa dehors, il faisait noir et
le vent soufflait. Le large espace vide en face d'elle la frappa
d'étonnement; elle reconnut bientôt que les arbres
gisaient renversés, que les bâtiments s'étaient
écroulés. Tout le dessus de la cathédrale,
y compris les clochers hauts de cinquante mètres, avait
été emporté par le souffle. Ce qui restait
du bâtiment ressemblait à une ruine antique. Des
corps pendaient, tête en bas, bras et jambes arrachés;
il y en avait sur les murs de pierre, sur les routes et dans les
champs, innombrables. La doctoresse songea aux infirmières
qui étaient dans le stade; elle regarda : leurs cadavres
gisaient immobiles, éparpillés çà
et là par l'explosion. Quiconque se trouvait dehors devait
avoir été tué sur le coup. La doctoresse
n'était pas sérieusement blessée; pourtant,
sur elle pesait une étrange lourdeur; après avoir
fait quelques pas, ses genoux se dérobèrent sous
elle; elle s'affala sur le ciment. A côté, gisait
un vieux livre allemand de bactériologie. Il ne servira
plus jamais, pensa-t-elle, et le plaçant sous sa tête,
elle s'en fit un oreiller. Alors, perdue dans un rêve douloureux,
elle attendit du secours...
AINSI PÉRIT L'UNIVERSITÉ
Le 9 août 1945, à 11 heures
2 minutes, une bombe atomique explosait par 550 m. d'altitude
au-dessus de Matsuyama-cho, centre du quartier d'Urakami à
Nagasaki. Un souffle de tempête,
parcourant 2.000 m. à la seconde, renversa, pulvérisa,
dispersa tout ce qu'il rencontrait; puis le vide créé
au centre de l'explosion aspira les débris très
haut dans l'air et enfin cette masse retomba.
D'autre part, la chaleur de 9.000 degrés, engendrée
par le phénomène, brûla tout ce qu'elle rencontra.
Et les fragments de la bombe, tombant en pluie de métal
incandescent, allumèrent partout des incendies.
Un nuage de débris, provoqué par le cataclysme,
voila les rayons du soleil, produisant l'obscurité complète,
à la façon d'une éclipse; après trois
minutes environ, ce nuage commença graduellement à
se rabattre, tandis que les particules se dispersaient et qu'une
pauvre lumière éclairait à nouveau le champ
de carnage.
Il y eut quelque 30.000 tués, plus de 100.000 blessés.
Par surcroît, des dizaines de milliers d'autres personnes
furent atteintes de la maladie atomique causée par la radioactivité.
Dès le début, on fit tout le possible pour aller
au secours des victimes.
Enseveli
moi-même, comme je l'ai raconté, sous un tas de décombres,
et ayant appelé à l'aide, je finis par en sortir
seul; juste comme j'entrais dans la chambre photographique, le
Dr Si se présenta. Immédiatement après lui
l'équipe de secours, conduite par Miss Hashimoto et l'infirmière-chef,
envahit la pièce, me tomba dessus et m'accabla de félicitations.
Je regardais ces rescapés l'un après l'autre, en
pensant Précieuses vies !... Ainsi vous avez réchappé !...
Je me sentais plein de reconnaissance... Mais ils auraient dû
être plus nombreux. Où étaient les autres ? Yamashita ? Inoue ? Umezu ?
- Retrouvez les autres, dégagez-les, ordonnai-je. Retour
ici dans cinq minutes.
Tous partirent en différentes directions. Le Dr Si et Shiro
s'escrimèrent contre les débris de la chambre noire,
tirant ici une planche, là une poutre, et criant :
Hullo, Hullo. Mais nulle réponse. Shiro hurla : Moriuchi,
es-tu là ?... Le silence persistait.
Choro ramena Umezu, vilainement blessé; il l'avait dégagé
du milieu des instruments à la radiothérapie. Umezu,
couvert de sang, privé de force et comme paralysé,
se traînait dans le corridor en geignant : Mes yeux,
j'ai perdu mes yeux.
- Allons, répondait Choro en examinant les blessures, ne
dis pas de sottises; tu les as, tes yeux. Umezu avait une profonde
blessure à l'arcade sourcilière, sans compter maintes
coupures et contusions sur la figure et le corps.
- Ne vous tracassez pas, cela ira bien, l'encourageait l'infirmière-chef,
tandis qu'elle lavait et bandait adroitement la plaie. Je pris
le pouls d'Umezu, et commençai à donner des ordres
de secours et de traitement.
Tout à coup, je
m'aperçus qu'une foule étrange et fantômatique
d'êtres à moitié nus m'entourait :
- Sauvez-moi, docteur !... Un remède, s'il vous plaît,
pour cette blessure !... J'ai froid, donnez-moi des habits.
Tous m'appelaient en même temps; parmi les patients de l'hôpital,
ceux-ci avaient survécu ou plutôt n'étaient
pas encore morts... Comme l'explosion avait eu lieu à l'heure
la plus encombrée, celle de la consultation pour les gens
de l'extérieur, les corridors, salles d'attente, laboratoires
n'étaient qu'un amoncellement de corps, des corps nus aux
blessures ouvertes, des corps nus à la peau arrachée,
des corps nus qui tous semblaient gris à cause de la poussière
et des débris. Spectacle si horrible qu'on ne pouvait croire
qu'il s'agît d'humains, ni même que rien de tel pût
exister sur terre... De cette affreuse masse de chair, se dégageaient
lentement en rampant ceux en qui demeurait une étincelle
de vie; ils s'approchaient, ils s'accrochaient à mes chevilles :
sauvez-moi, docteur, haletaient-ils. Certains, incapables de parler,
ne pouvaient que montrer leurs blessures. Un poignet d'où
jaillissait le sang se dressa devant moi. Une petite fille courait
çà et là en hurlant : Maman, maman.
Et des mères, tordues de douleur, appelaient leurs enfants
par leurs noms. Un grand gaillard à l'air égaré,
le visage en sang, trébuchait en hurlant : la sortie ?
où est la sortie ? Des étudiants
erraient en criant à la recherche des civières.
Un désordre épouvantable.
Nous commençâmes les premier soins, mais fûmes
bien vite à court de bandages, de sorte qu'on se mit à
déchirer les chemises. Dix, vingt patients, le chiffre
montait. L'un n'était pas pansé qu'un autre apparaissait
avec la même prière : Docteur, sauvez-moi !
Sans arrêt. Par ailleurs, j'étais très handicapé
dans mon travail par les blessures dont je souffrais moi-même.
Je devais sans cesse presser d'une main une petite artère
temporale, qui recommençait à saigner chaque fois
que je l'abandonnais. Quand je me laissais aller à soigner
avec mes deux mains, le sang aussitôt jaillissait, éclaboussant
le mur et l'épaule de l'infirmière. Ce n'était
cependant qu'une petite artère, et je calculai que je pourrais
ainsi tenir trois heures; tout en me prenant le pouls de temps
en temps, je continuais à soigner les blessés.
Mais Hashimoto et Miss Tsubakiyama, qui étaient parties
à la recherche de leurs compagnes, revinrent sans avoir
rien trouvé, en disant : nous pensions qu'elles devaient
être dans le champ de patates. Nous avons essayé
d'y aller, mais la route était bloquée par les arbres
tombés, l'incendie et les cadavres. Il ne restait plus
aucun des bâtiments de Médecine fondamentale, il
n'y avait plus qu'une mer de feu. Le centre de l'hôpital
n'était plus qu'une masse de flammes, et il était
impossible d'atteindre l'entrée par derrière. On
ne pouvait dénombrer les blessés...
Yamashita, Inoue, Hama, Onyanagi, Yoshida... Leurs figures, l'une
après l'autre, se profilaient devant mes yeux ... Étaient-elles
mortes ? Ou en train d'expirer ? Ou de se tordre sur le sol, blessées, comme
les patients à mes pieds ?
Peut-être étaient-elles sauves, abritées quelque
part ?... Mais non. Si elles vivaient,
elles seraient sûrement venues ici... Dès lors...
Je m'assis par terre pour réfléchir, tandis que
le Dr Si et la nurse soignaient enfin ma blessure : explosion
extraordinaire, situation sans précédent, événement
historique. Il s'agit de l'affronter avec sang-froid et détermination...
Pendant ce temps, on me bandait, mais sans arriver à arrêter
le sang : le mince linge fut vite transpercé et un
filet rouge commença à me couler sur la joue. Allez
tous examiner où en sont les instruments, ordonnai-je.
Ils se dispersèrent à nouveau et quand ils furent
partis, je me remis à penser, l'endroit était devenu
un vrai champ de bataille, dont nous étions les ambulanciers;
notre devoir était de rester sur place, quoi qu'il pût
arriver. L'ennemi allait probablement employer à nouveau
ce type de bombe, puis dans une semaine débarquer... Ne
pas perdre la tête. Prendre les choses comme elles viennent,
systématiquement. Donc rassembler les membres du groupe,
puis les diviser en équipes; assurer les réserves
médicales et alimentaires; organiser des camps. On pourrait
ensuite établir un système de coordination et de
liaison, choisir un endroit approprié pour un hôpital
de campagne. Évidemment. Nagasaki allait être bombardée
par mer; les patients devaient être au plus tôt repliés
vers la vallée intérieure...
Tout ce qu'on voyait par les fenêtres, c'était une
forêt de flammes, à l'endroit du bâtiment où
nous nous trouvions; celui-ci même devait avoir pris feu,
à en juger par la force croissante des crépitements.
Ceux qui étaient partis inspecter les instruments revinrent
l'un après l'autre : tout est en pièces, les
valves cassées, les fils mêlés, le transformateur
est coincé et nous ne pouvons le mouvoir. Les spécimens
sont dispersés dans tout le laboratoire.
Tous me regardaient, attendant une parole. Professeurs, infirmières,
étudiants des autres départements, couverts de sang
et se tenant à deux ou trois par la main, passaient en
hâte à côté de nous sans rien dire...
Le ronflement des flammes croissait; des cendres brûlantes
commencèrent à pleuvoir par les fenêtres.
Que faire ? Je ne pouvais que regarder
le groupe, en me disant : reste calme, mais fais quelque
chose. Rester sur place, c'est brûler bientôt. A ce
moment, je ne pus empêcher un sourire nerveux de passer
sur mes traits. Réaction si inattendue que chacun se mit
à rire. Quelques secondes de fou rire. Puis je leur dis :
- Regardez-vous ! Vous ne pouvez vous battre dans l'état
où vous êtes. Préparez-vous; puis nous nous
réunirons devant la grande porte. Et n'oubliez pas le lunch.
On ne se bat pas le ventre vide !
Mes ordres furent accueillis par d'enthousiastes : Oui, Monsieur !
et de vigoureux : Ça va ! Tandis qu'ils regagnaient
leurs chambres, je sus qu'une fois de plus, ils étaient
redevenus eux-mêmes.
Le Dr Si trouva mes souliers; l'infirmière-chef m'apporta
mon paletot et mon casque, et je me dirigeai par le corridor vers
l'entrée. En face de la gynécologie, une infirmière,
le regard perdu, tournait en rond. Je lui tapai vigoureusement
l'épaule, en criant : Allons, filez d'ici !...
Mais elle ne me remarqua même pas. Elle continua à
tourner en rond. Le choc l'avait rendue momentanément folle.
L'espace devant l'entrée était couvert de morts
et de blessés. Par surcroît, des gens de plus en
plus nombreux venaient de la ville et grimpaient la colline, cherchant
le poste de secours ou l'hôpital. Des gens, portant les
blessés et les mourants sur leur dos, sortaient en titubant
des bâtiments épargnés de l'hôpital.
J'étais de nouveau pris de cour ! Que faire et comment ? Toute vie est précieuse. Pour chacun de ces
malheureux, son propre corps était ce qui importait le
plus; sa blessure, grande ou petite, absorbait son attention;
il désirait être traité par un bon docteur.
Mon devoir était de les satisfaire.
Mais si les blessés étaient innombrables, les ressources
médicales se révélaient nulles; les flammes
approchaient rapidement, et nous n'étions qu'une poignée.
Je soignai trois des blessés les plus proches; mais aussitôt
je compris nettement qu'à moins de regarder la situation
d'ensemble et de la prendre en main, je courais le danger d'être
englouti par les flammes avec ceux dont je m'occupais.
Vingt minutes s'étaient déjà écoulées
depuis l'explosion. Tout le quartier d'Urakami brûlait à
grandes flammes. Le centre même de l'hôpital avait
pris feu. Seule l'aile est, le long de la colline était
encore indemne. Mais on n'avait plus ni matériel, ni personnel;
on ne pouvait que laisser se propager l'incendie et contempler
l'horrible spectacle : Des
corps nus continuaient en titubant, en trébuchant, à
escalader la colline pour fuir la fournaise. Deux enfants passèrent,
traînant leur père mort. Une jeune femme s'enfuyait,
avec sur son sein un enfant décapité. Deux vieillards,
la main dans la main, montaient lentement ensemble. Une autre
femme, les vêtements tout d'un coup enflammés, roula
en bas de la colline, comme une boule de feu. Un homme, devenu
fou, dansait et chantait sur un toit entouré de feu. Certains
fuyards se retournaient à chaque pas, tandis que d'autres
allaient droit devant eux, trop épouvantés pour
oser se retourner. Un grand garçon qui avait pris de l'avance
criait à sa soeur de se dépêcher; mais son
cadet, retardé, la suppliait d'attendre. Derrière
ces gens, les flammes grondaient se rapprochant.
Ils étaient encore parmi les heureux, ces dix pour cent
qui avaient échappé à l'enfer; les autres
se trouvaient prisonniers sous les poutres et les toits effondrés,
en train de brûler vifs. Les sautes
de vent faisaient gronder l'incendie; elles apportaient les appels
au secours et les cris d'agonie. Jamais dans toute ma vie je ne
m'étais senti si impuissant, si petit qu'en regardant,
les bras croisés, le terrible panorama de peur, d'agonie,
de mort et de destruction. Je ne pouvais rien faire, absolument
rien... Monsieur le Professeur, vous ressemblez au dieu du feu,
fit une voix. C'étaient Nagaï et Tsutsumi, étudiants
de 3e année en médecine. Mon groupe de radiologie
s'était aussi rassemblé. Dans la suite se montra
Moriuchi qui avait pu se retirer dans un abri. Puis soudain quelqu'un
surgit on ne sait d'où et jeta ses bras autour de l'infirmière-chef.
C'était Miss Kozasa, technicienne des rayons X en gynécologie.
Ses cheveux étaient roussis; elle sentait la chair brûlée;
ses vêtements étaient déchirés et à
moitié consumés. On nous dit qu'elle avait sauvé
du feu deux infirmières, mais elle ne savait plus elle-même
comment elle avait pu ensuite nous rejoindre à travers
les flammes. Il ne manquait plus que Miss Sakita et Miss Kaneka,
techniciennes des rayons X aux départements dermatologique
et chirurgical.
" Les instruments peuvent attendre, dis-je. Aidons d'abord
les gens ! " Pour sauver ce qu'on pourrait des malades,
des groupes de secours de deux personnes rentrèrent dans
l'hôpital qui brûlait. Kozasa et Moriuchi plongèrent
à nouveau dans les flammes pour chercher Sakita et Kaneka.
Choro grimpa la colline derrière l'hôpital avec Umezu
sur le dos : on aurait dit un de ces chromos de la guerre
russo-japonaise.
Du bâtiment où nous entrâmes, ceux qui étaient
déjà parvenus à se dégager s'enfuyaient,
le regard égaré. Je les appelai, mais ils ne répondirent
pas, ne firent même pas attention à moi. Ils ne savaient
ni ce qu'ils faisaient, ni ce qu'il eût fallu faire. Qui
pourrait les rejoindre et les soigner s'ils quittaient le terrain
de l'hôpital ? Je leur criai,
tandis qu'ils sortaient du bâtiment : Hé là-bas ? Halte ! Revenez ! Calmez-vous !...
Mais en vain.
Poussant jusqu'à la salle d'opération, je la trouvai
inondée : rupture de conduite d'eau. Je pataugeai
jusqu'à la chambre voisine, où se trouvaient les
réserves médicales; devant ce que j'y vis, le coeur
me manqua : même les civières étaient
démolies; les instruments, dispersés. Les bouteilles,
tubes, capsules, les récipients de verre étaient
en petits morceaux et leur contenu ne formait plus qu'une bouillie
qu'inondait une conduite crevée.
Hélas, n'était-ce pas pour s'en servir en un jour
comme aujourd'hui, qu'on avait fait ces réserves ?
Tout était abîmé; ruine complète. Nous
devions affronter des dizaines de milliers de mutilés et
de blessés, en pratiquant de nos seules mains la plus primitive
des médecines. Nous avions à sauver des vies rien
qu'avec notre intelligence, notre charité, et nos bras...
Le coeur lourd, je gravis les escaliers, et debout devant l'entrée,
j'examinai une fois de plus la situation. Tout découragé
que je fusse, j'avais tout de même avec moi une vingtaine
de volontaires : docteurs, infirmières, étudiants,
pour m'aider dans mes efforts. Ils passaient, deux par deux, de
salle en salle, pour tirer ou porter au dehors les blessés.
On les plaça dans la cave au charbon, juste à côté
de l'entrée : C'était le seul endroit où
ne tombaient pas de flammèches. Je me tins au milieu d'eux
sans rien faire, tandis que l'incendie s'étendait :
une fumée noire montait vers le ciel, et les nuages menaçants
étaient rougis par le reflet du feu...
"Nous avons sauvé le Président, annonça
une voix. Je me retournai pour apercevoir Tomokiyo debout à
l'entrée; il portait sur le dos une masse rouge :
le Dr Tsuno-o. Ses cheveux, son visage, sa blouse blanche, ses
pantalons, ses chaussettes, tout était couvert de sang.
Il avait perdu ses lunettes...
- Ah, Nagaï, me dit-il. C'est terrible, n'est-ce pas ? Vous devez avoir passé de durs moments. Je
pris son pouls; il n'était ni affaibli ni irrégulier.
Et comme la colline là-bas était encore sûre,
je dis à Tomokiyo d'y porter le Président et de
lui trouver un endroit de repos. Le Dr Si les suivit pour une
injection.
Le Dr Tsuno-o était en train d'examiner les malades externes
quand passa le souffle. Le Dr Ko, bien que durement touché
lui-même, l'avait porté jusqu'au corridor, puis s'était
affalé sur place, épuisé par la perte de
sang. C'est là que Tomokiyo les avait retrouvés...
Bientôt, Miss Maeda, infirmière-chef de Médecine
Interne, sortit en courant du bâtiment et demanda le Président.
Il est derrière la colline, à 300 mètres
d'ici. Le Dr Si se trouve avec lui, et tout va bien...
[...] Chaque fois que les deux infirmières retournaient
chercher une victime, une salle de plus était en feu. Mais
cependant nulle besogne ne leur eût semblé plus plaisante
et encourageante que de se glisser ainsi, un essuie-main sur la
bouche et le nez, dans une pièce où la fumée
et les flammes faisaient rage, et d'en extraire un blessé.
En sortant, elles sentaient encore leurs bras brûler et
constataient que leurs manches étaient en flammes. Pendant
ces quelques minutes, elles comprirent d'un coup quel bonheur,
quel privilège c'était d'être infirmière...
Les victimes qui avaient perdu connaissance n'étaient pas
difficiles à traiter; celles qui avaient encore conscience
nous causaient souvent d'inutiles pertes de temps. Elles se plaignaient
d'avoir mal, demandaient qu'on aille plus lentement, priaient
les porteurs de retourner pour prendre une chose oubliée.
Elles ne réalisaient pas le tragique de la situation...
Il était deux heures de l'après-midi à la
montre de Tsubakiyama, la seule que nous possédions. Trois
heures s'étaient écoulées sans qu'on s'en
fût aperçu; et le désastre touchait maintenant
à son comble. Depuis quelque temps, le vent soufflait de
l'ouest; des flammes de 50 m. de haut bondissaient dans le ciel,
puis rabattues par le courant d'air, s'inclinaient vers l'est.
Comme le Collège se trouvait en bordure de la ville, la
cave à charbon n'était plus sûre. Je décidai
le transport des patients vers les champs de patates sur la colline.
Plus facile à dire qu'à faire : la route était
étroite, encombrée de débris, et nous devions
porter les mourants par-dessus des rocs en pente raide et des
murs de pierre. J'en transportai moi-même deux sur mon dos;
mais quand j'essayai d'en soulever un troisième, je sentis
que toute ma force m'avait abandonné. Mon artère
n'avait pas cessé de saigner; j'avais déjà
changé trois fois le bandage. L'infirmière-chef
m'avertit que je paraissais pâle et défait; mon pouls
s'était considérablement affaibli.
[...] Un bébé de deux mois pleurait près
de sa mère inanimée; comme le feu s'approchait,
je voulus au moins sauver l'enfant, que je transportai en haut
et déposai à côté de Hamasaki. Juste
à ce moment, la mère gémit : c'était
la fin; pourtant Yamada et l'infirmière-chef, ne voulant
pas la séparer de son enfant, la transportèrent
aussi. L'enfant pleura plus fort... On respirait difficilement
car l'oxygène de l'air avait été aspiré
par l'explosion, et en revanche l'oxyde de carbone s'était
répandu partout. Chacun travaillait en haletant...
De larges gouttes
de pluie commencèrent à tomber, des gouttes grosses
comme le bout du doigt et toutes noires. Elles paraissaient
venir du grand nuage noir et laissaient comme une tache de pétrole,
là où elles tombaient. La scène devint plus
terrible encore...
Quand je regardai à nouveau la montre de Tsubakiyama, il
était quatre heures. Les patients s'allongeaient côte
à côte dans les champs sur la colline; les étudiants
couraient partout, cherchant un toit. Mais en contrebas, tout
n'était que flammes et fumée... On ne pouvait que
s'asseoir dans la pluie et regarder l'incendie.
" Il faut se reposer et manger ", dis-je alors. Les
infirmières prétendaient qu'elles n'en avaient pas
envie. Je les pressai de le faire tout de même, car il faudrait
pouvoir tenir des jours et des mois. Elles obéirent donc;
une fois rassasiés, nous nous sentîmes plus maîtres
de nous, et commençâmes à nous occuper des
victimes, les écoutant, les soignant : il fallait
bander, recoudre, appliquer de l'iodine, donner de l'eau. Tout
ce que nous pûmes sauver de couvertures et de draps fut
placé sur les patients, et nous fîmes des éclisses
le mieux que nous le pûmes. Soudain, quelqu'un cria :
La chambre des spécimens est en feu... Dix années
de dur travail qui s'en vont en cendres, pensai-je en moi-même,
des photographies irremplaçables.
Un nouveau cri : La radiologie flambe. Fini pour nos instruments !
Nous avions pris tant de temps pour sortir les patients que nous
n'avions pu nous occuper ni des spécimens ni des instruments.
Tout cela montait vers le ciel en fumée et en flammes...
Nous regardions, silencieux.
Le feu gagnait; il dut atteindre la salle des films car avec une
sourde explosion, les flammes s'élevèrent encore
plus haut, tandis que se déroulait une fumée noire.
Je sentis mes genoux faiblir et, murmurant : C'est la fin,
je m'affaissai sur le sol. Les infirmières, et même
l'infirmière-chef se mirent à pleurer... Le Collège
entier flambait. Des professeurs de médecine, six seulement
paraissaient avoir échappé; des étudiants
et des infirmières, 80 % avaient apparemment péri.
Les deux groupes de secours survivants : le mien et un autre
à la porte de derrière, ne comptaient pas en tout
plus de cinquante personnes environ.
Hommes et équipement, le Collège tout entier était
pratiquement détruit. Debout sur la colline, assistant
à ses derniers moments, nous nous sentions comme les restes
d'une armée anéantie.
Alors, le Dr Okara apporta un grand drap blanc pris dans une des
salles. Avec le sang qui me couvrait le visage de la tempe au
menton, je dessinai au centre du drap un grand disque rouge. Nous
liâmes à une perche de bambou cet étendard
du Soleil Levant. Quand nous le dressâmes, une bouffée
d'air torride vint l'agiter dans le ciel gris.
L'étudiant Nagaï, manches relevées, un pansement
blanc autour du front, porta le drapeau au sommet de la colline
au milieu des nuages de fumée noire. Tous nous le suivions
en silence. Il était cinq heures de l'après-midi.
Ainsi périt l'Université...
LA NUIT ROUGE
Les professeurs se rendirent en groupe à l'endroit où
gisait le Président. Je ne pus retenir mes larmes, en le
voyant recroquevillé sous un pardessus dans un coin du
champ de patates douces, et fouetté par la pluie. Les membres
du corps médical et les étudiants, sous la conduite
du professeur Shirabe, couraient çà et là
au service des blessés. Je fis rapport au Président
sur les derniers événements puis je le quittai;
mais j'avais à peine parcouru vingt pas qu'un étourdissement
me saisit et je sentis mes jambes m'abandonner. Cela arriva juste
à l'endroit où Umezu était couché,
veillé par Choro. Lui aussi était tout humide de
pluie. Agenouillé, je lui pris le pouls et trouvai qu'il
battait beaucoup plus fort que je n'aurais pu l'espérer;
j'enlevai alors mon pardessus et l'en recouvris. Je me relevai
en titubant, fis encore quelques pas sur la descente, et perdis
connaissance.
" Pressez-lui l'artère jugulaire ", s'exclama
le Dr Si. Je sentis qu'on me serrait la tempe; graduellement je
rouvris les yeux et sur le fond des nuages rougeoyants, j'aperçus
les figures anxieuses du Dr Si, de l'infirmière chef, de
Miss Kaneko la technicienne [...], tous penchés sur moi.
" Du fil, une agrafe, de la gaze ", cria le docteur.
Tandis qu'il enfonçait quelque chose dans la blessure près
de mon oreille, je sentis une douleur aiguë. J'entendis le
cliquetis métallique; du sang chaud. dégoulina sur
mes joues.
" Maintenez serré ! Essuyez ! Encore de
la gaze " ordonnait le docteur. La pointe de l'agrafe semblait
pincer les fibres mêmes de mes nerfs; de douloureux élancements
me parcouraient le corps jusqu'à me crisper les orteils;
j'empoignais nerveusement les racines d'herbe que mes doigts rencontraient.
Comme le professeur Shirabe était aussi accouru auprès
de moi, le Dr Si lui communiqua quelque chose à voix basse;
le professeur me prit le pouls, et je fermai les yeux, prêt
au pire.
" Le bout de l'artère a glissé derrière
l'os ", dit le docteur. A différentes reprises il
me fallut souffrir cette terrible douleur qui me raidissait et
me faisait labourer l'herbe de mes doigts. Mais finalement l'opération
réussit...
Le visage du professeur perdit son expression soucieuse :
Cela va bien, Nagaï, me dit-il en se relevant. Je le remerciai,
puis un sentiment de lassitude m'envahit et je perdis à
nouveau connaissance.
Quand je me réveillai, le soleil était couché.
Sur terre, le feu crépitait infatigablement, et les cieux
couverts par un monstrueux nuage noir reflétaient ses terribles
rougeoiements. Seule, une petite portion de ciel clair se voyait
à l'ouest du Mont Inasa, où luisait le paisible
croissant de la lune.
Dans la vallée, au-dessus de la section des tuberculeux,
les hommes réunissaient des planches, des plaques, de la
paille pour bâtir un hangar, tandis que les femmes cuisaient
des citrouilles dans des casques d'acier. L'étudiant Nagaï
et Tajima se dirigèrent vers les bureaux de la préfecture
pour obtenir des rations d'urgence. Nous étions assis dans
le champ, en un petit cercle, autour du feu où cuisaient
les citrouilles. Un bien petit cercle : les vies épargnées.
Nous nous regardions l'un l'autre, comprenant que nous avions
été liés ensemble par quelque obscure destinée,
et nous demeurions sans rien dire, nous tenant la main. Des bois
obscurs derrière nous, montaient des clameurs pitoyables :
Une civière, s'il vous plaît !... Donnez-moi
une injection !... D'autres blessés lançaient
le nom de leurs amis, d'autres ceux de leurs parents; certaines
voix nous semblaient familières; parfois des groupes se
mettaient à crier ensemble.
Silencieux pour notre part, nous songions aux sept d'entre nous
pour lesquels nous avions abandonné tout espoir :
On nous avait dit que Miss Sakita, du département de dermatologie,
gisait dans une tranchée la jambe brisée, incapable
de se mouvoir. Fujimoto était parvenu de justesse à
s'échapper de sous le plancher de l'auditoire et était
passé près de nous, en s'appuyant sur un bâton;
il avait eu assez de forces pour rentrer chez lui. Les cinq autres
infirmières comprenaient notamment Yamashita, Kataoka (affectueusement
appelée " la petite pieuvre ") et Tsujita. Si
celles-ci avaient gardé une étincelle de vie, elles
auraient bien trouvé le moyen de retourner à leurs
départements; même aux portes du tombeau, et l'âme
ne tenant plus au corps que par un fil, elles seraient revenues
en rampant jusqu'à nous... pour mourir. Ainsi étaient-elles...
Mais huit heures déjà avaient passé et puisqu'elles
n'avaient pas reparu, on ne pouvait plus douter qu'elles eussent
péri.
Pour elles, nous priâmes en silence...
Soudain, comme sorti des flammes, un grand homme nu apparut devant
nous : M. Nagaï, s'écria-t-il, enfin je vous
retrouve.
- M. Seiki ! Vous vivez encore ?...
- Je suis le seul, répondit l'arrivant en s'asseyant lourdement.
La pièce de bois toute noircie qui lui avait servi de bâton
tomba sur le sol avec un bruit sec. La vue du Professeur Seiki,
essoufflé, soulevant les épaules, me fit songer
à un grand buffle blessé.
- Venez tout de suite, haleta-t-il. Les étudiants sont
mourants. La moitié d'entre eux sont déjà
morts. Il faut faire des injections aux survivants. On ne peut
les laisser péri comme cela... Ils sont dans un abri du
Collège de Pharmacie.
- Bien, professeur, nous y allons avec vous. Mais prenez d'abord
quelques citrouilles ?
- Je n'ai pas le temps de m'occuper de citrouilles. Cent citrouilles
ne sauveront pas ces étudiants. Allons-y tout de suite.
Il se leva difficilement, aidé par Shiro et murmura :
Le Collège est fini. C'est incroyable. Et tant de morts...
Le Dr Si, l'infirmière en chef, Hashimoto, Kozasa se levèrent
également, portant leur sac de premiers secours.
- Le chemin est terrible, dit le Professeur Seiki. Ce n'est qu'à
300 mètres d'ici, mais pour venir, cela m'a pris une heure.
Je reviendrai, Nagaï. J'ai été bien content
de vous retrouver. Vous verrez que nous sauverons ces étudiants.
S'appuyant sur l'épaule de l'infirmière-chef, le
professeur s'enfonça de nouveau dans le Collège
en flammes. Notre groupe passa toute la nuit à soigner
les blessés sur la colline derrière la Classe de
Médecine fondamentale.
Le Dr Okura, l'infirmière Yamada et ceux qui étaient
demeurés avec eux firent de même dans les environs
du hangar maintenant achevé. Umezu et moi étions
couchés dans le hangar. L'air était silencieux et
lourd tous les insectes qui habituellement animaient de leurs
cris la nuit d'été avaient été exterminés.
Éclairé par les flammes de l'incendie, guidé
par les gémissements, l'héroïque groupe de
secours passait de victime en victime, lavant, soignant, bandant,
faisant des injections, puis finalement transportant les patients
sur la colline. Parfois, les sauveteurs trouvaient le chemin coupé
par un rideau de flammes; s'ils prenaient une autre direction,
ils rencontraient une barrière infranchissable d'arbres
tombés. S'engageant dans la nuit sur un ponceau abîmé,
ils tombaient parfois dans le fossé avec leur blessé
sur le dos. Leurs pieds saignants les torturaient à chaque
pas, car des clous avaient percé les semelles de leurs
souliers; leurs genoux étaient tailladés par les
éclats de verre et leurs pantalons raidis par le sang séché.
Notre équipe trouva le Professeur Takagi, chef du département
de médecine et l'amena au hangar; on y apporta aussi les
Professeurs Ishizaki et Matsuo. Tandis que l'abri s'emplissait,
les gémissements augmentaient. La fille du Dr Tani, qui
avait la responsabilité de la pharmacie, se trouvait là
aussi, bien mal arrangée. Un employé d'assurances
qui passait demanda qu'on le reçût, puis vinrent
deux prisonniers. Durant la nuit, les avions ennemis apparurent
deux fois et lancèrent des bombes contenant des tracts.
Enfin vers minuit, l'incendie commença à faiblir.
Soit que les victimes fussent mortes, désespérées,
ou simplement endormies, cris et gémissements avaient cessé
à l'extérieur; nul bruit ne se faisait entendre
entre le ciel et la terre. Moment solennel à Nagasaki...
Et moment solennel aussi au Palais Impérial de Tokyo où
Sa Majesté l'Empereur avait donné l'ordre de capituler.
La deuxième guerre mondiale s'était étendue
sur le monde; elle avait fait rage, atteignant une telle violence
que personne n'aurait pu en prévoir l'issue. La bombe atomique
avait marqué le paroxysme; et tout à coup le rideau
tombait sur l'un des conflits les plus sanglants qu'ait connu
l'histoire humaine. Moment solennel, en effet. Je regardai
le ciel où flottait encore, en des reflets d'apocalypse,
le monstrueux nuage radioactif... D'étranges pensées
me vinrent à l'esprit : Où irait ce
nuage; quel message recélait-il ?
L'énergie atomique se révélerait-elle dans
la suite bienfaisante ou maléfique ? Servirait-elle la cause du droit, ou celle de
l'injustice ? En tout cas,
un âge nouveau commençait.
LE LENDEMAIN
Quand, le 10 août 1945, le soleil se leva de nouveau derrière
le mont Kompira, il n'éclaira plus le magnifique paysage
d'une ville prospère dans la verdure, mais le tragique
tableau d'une cité écroulée et incendiée.
Au lieu d'un district vivant, un fouillis de collines mortes.
Sous leurs cheminées renversées, les usines n'offraient
plus que ruines; les rues étaient bloquées par l'amoncellement
des tuiles cassées et des gravats. De tout un quartier
résidentiel, il ne restait que des murs de pierre; les
champs étaient dépouillés, les bosquets achevaient
de se consumer, les grands arbres avaient été jetés
çà et là comme des allumettes.
Scènes de désolation... Rien ne bougeait, pas même
un chien ou quelque animal. La Cathédrale catholique qui,
vers minuit, avait soudainement pris feu, lançait des flammes
rouges vers le ciel comme pour fournir au drame son dernier et
suprême tableau.
A l'aurore, nous quittâmes l'abri du Département
Médical et commençâmes notre travail parmi
les ruines de la Section de Médecine fondamentale. Nous
trouvâmes un homme gisant sous une tôle ondulée
dans un coin du terrain de sport. C'était le docteur Yamada;
il nous apprit comment était morte Miss Tsujita... Nous
dirigeant ensuite vers la Section de bactériologie, nous
y rencontrâmes, parmi les cendres qui couvraient le site
du laboratoire, des amoncellements d'os calcinés :
indubitablement les restes des professeurs qui travaillaient là.
Nous découvrîmes aussi un squelette féminin;
selon mes calculs, là se trouvait la chambre où,
au dire de Yamada, Miss Tsujita était morte brûlée.
Ce squelette !... Elle ne dirait plus : Vous savez !...
avec ce doux petit sourire. En récoltant les ossements
pour les placer sur un morceau de papier, je me demandais N'est-ce
pas un cauchemar dont je vais me réveiller ?
Nous arrivâmes à l'auditoire où la "
petite pieuvre " avait assisté à une classe;
au milieu des tas de cendres que caressait le soleil, quarante
ou cinquante squelettes s'alignaient en rang; parmi ceux-ci, certainement,
se trouvait celui de Kataoka, notre " petite pieuvre ".
Voilà donc tout ce qui restait de ces étudiants
dont la vie avait été si violemment fauchée,
tandis que, la plume en main, ils prenaient des notes. Ce matin-là,
pourtant, coiffés de leurs bonnets carrés, ils étaient
entrés si gaîment à l'école !...
Nos craintes pour les cinq autres infirmières se confirmèrent
quand nous découvrîmes leurs cadavres dans le champ
de patates; rien d'étonnant à ce qu'elles n'eussent
plus répondu ! Yamashita, Yoshida, Inoue devaient
avoir été au travail dans le champ quand Hama et
Koyanagi s'étaient approchées d'elles, en les saluant
de la main; et les trois travailleuses se relevaient probablement
pour un geste de réponse quand la bombe les faucha toutes.
Elles gisaient là toutes les cinq, les bras au-dessus de
la tête, et les deux groupes étaient séparés
par un intervalle de quelques mètres.
Les victimes paraissaient si jeunes et si innocentes que l'infirmière-chef
ne put se retenir de leur prendre le pouls et de les secouer par
les épaules en les appelant par leur nom; mais les cadavres
n'ont pas de voix ! Si j'avais su qu'elles devaient mourir
si vite, me dis-je à part moi, je ne les aurais jamais
grondées !... Comme je mettais
la main sur les têtes glacées, je remarquai Yamashita...
Yamashita la difficile, mais que, pourtant, j'aimais peut-être
plus qu'Inoue, toujours si sage. Sa broche en forme de petit chien
était encore sur sa poitrine, et ses lèvres sans
couleur, étaient souillées de terre... Que pouvait
être le projectile, pour avoir d'une seule explosion causé
tant de morts et de dégâts ? L'infirmière-chef vint à moi; elle
portait un des feuillets lancés la nuit par les avions.
Je commençai à lire et, comprenant bientôt,
je m'écriai la bombe atomique !
Le choc de la veille me frappa de nouveau... S'ils avaient la
bombe atomique, le Japon était battu...
Ainsi, la science avait connu un nouveau triomphe, mais en même
temps la défaite de mon pays se révélait
inéluctable. En, moi, se heurtaient l'exultation du physicien
spécialiste et la douleur du Japonais patriote...
Une tige de bambou gisait sur le sol. Je la heurtai du pied;
elle roula plus loin, avec un son creux. Je la saisis alors, la
dressai vers le ciel, tandis que des larmes ruisselaient sur mes
joues. Un bambou contre la bombe atomique !...
Comédie trop tragique pour qu'elle pût s'exprimer.
Désormais, ce n'était plus une guerre. Autant nous
ranger en longues lignes sur les plages pour être tués
sans résistance !...
Le feuillet portait le texte que voici :
Au peuple japonais,
Lisez soigneusement ce qui suit !
L'Amérique a réussi à inventer une bombe plus puissante que tout autre engin existant jusqu'ici. Celle-ci égale en force à elle seule la charge totale de bombes que pourraient transporter 2.000 énormes B29. Réfléchissez à ce terrible fait, dont nous vous certifions la vérité.
Nous avons commencé à utiliser cette arme au Japon. Si vous en doutez, demandez ce qu'une seule bombe atomique a fait d'Hiroshima.
Avant de détruire par la bombe atomique toutes les ressources militaires qui vous permettent de continuer cette guerre déraisonnable, nous vous demandons d'envoyer tous des pétitions à l'Empereur pour qu'il arrête les hostilités.
Le Président des États-Unis vous a déjà fourni, en un projet de treize articles, les conditions d'une reddition honorable. Nous vous conseillons d'accepter ces conditions et de commencer à bâtir un Japon pacifique, nouveau et meilleur.
Prenez tout de suite les mesures pour arrêter la résistance armée. Sinon, nous n'hésiterons pas à utiliser cette bombe et toute espèce d'armes encore supérieures, pour terminer cette guerre rapidement et irrésistiblement.
La première lecture m'abattit... La
seconde me remplit de mépris, la troisième me fit
bouillir de rage... Puis je relus encore et mes sentiments changèrent
j'eus l'impression que le texte était raisonnable, et du
reste absolument réaliste... Le bambou dans la main droite,
le feuillet dans la gauche, je retournai à l'abri, où
je trouvai le professeur Seiki. Je lui montrai l'appel; il le
lut, poussa un étrange grognement et se recoucha sur le
sol, pour y rester immobile et silencieux, le regard fixe, pendant
presque une heure.
Qu'arrivait-il quand un atome explosait ?
Cette question occupait mes pensées tandis que je restais
couché à côté de ce grand homme dépouillé.
Énergie, corpuscules, vagues électro-magnétiques,
chaleur, furent les quatre choses auxquelles je songeai d'abord.
Peu à peu, Choro et les autres s'étaient
rassemblés autour du Professeur Seiki et avaient engagé
une sérieuse discussion.
- Qui aurait bien pu réaliser cela ?
Compton ? Lawrence ?
- Einstein doit avoir joué un rôle. Et Bohr, avec
les autres savants d'Europe réfugiés en Amérique.
- L'Anglais Chadwick, qui découvrit le neutron, et M. et
Mme Joliot-Curie auront certainement participé aux travaux.
- Notre isolement scientifique durant ces dernières années
nous a laissé ignorer bien des progrès, et bien
des noms...
- Ils ont dû mobiliser des milliers de savants, diviser
les champs de recherche et travailler avec l'efficience maximum.
- Ce n'est pas de la besogne expérimentale en laboratoire.
Extraction, raffinage, analyse, etc. ont dû demander une
formidable force industrielle...
- Quel genre d'atome ont-ils utilisé, pensez-vous ? L'uranium ?
- Peut-être un élément plus léger ? L'aluminium ?
- De petits atomes comme l'aluminium ne donnent que peu d'énergie !
- D'accord; mais le minerai d'uranium est rare, et il en faudrait
beaucoup.
- Il y en a énormément au Canada...
[Lire ; Le projet Manhattan:
Les multiples chemins d'un projet démesuré, extrait des Cahiers de Science
& Vie n°7, février 1992, en PDF 3 Mo.]
La conversation continuait sans fin, chacun faisant étalage
de ses connaissances sur le sujet...
- Si nous savions tout cela, pourquoi n'a-t-on pas travaillé
chez nous ?
- On a travaillé. On a commencé des essais pour
isoler l'uranium 235. Mais les militaires décidèrent
que cela coûtait cher !
- C'est stupide !
- Rien ne sert de gémir sur le passé. C'est le sort
des sages qui se laissent conduire par des fous.
- En tout cas, conclut le groupe, c'est une fameuse réussite !
Ainsi donc, spécialistes et chercheurs, nous étions
nous-mêmes les victimes de la bombe; nous lui avions servi
de cobayes et nous nous trouvions maintenant en bonne position
pour observer ses effets ultérieurs sur les victimes.
Sous la douleur, la colère, et le mordant regret de la
défaite, voici que renaissait dans nos coeurs un profond
désir de chercher la vérité. Parmi les ruines
de la ville dévastée revivait en nous peu à
peu la passion scientifique. [...]
RÉFLEXIONS SUR UN MASSACRE
- Docteur, ne pensez-vous pas que j'ai avalé du gaz ? Je me sens si drôle et si vacillant...
- Docteur, ce doit être ce souffle de l'explosion ? Je suis malade et ne puis me lever...
- Docteur, j'ai été enseveli vivant, mais nullement
blessé. Pourtant, aujourd'hui, j'ai l'impression que je
vais mourir...
Ainsi me parlaient les victimes; réfugiées dans
l'ombre des murs de pierre, dans les coins des bâtiments
ruinés, elles ne pouvaient se mouvoir. Moi-même,
dans mes tournées, je ressentais des symptômes analogues...
une sorte de « mal de mer » ; langueur dans tout
le corps, mal de tête, nausée, vomissements, étourdissements,
faiblesse...
Quand je faisais jadis des expériences sur le radium, j'avais
déjà éprouvé tout cela, pour être
resté trop longtemps exposé aux rayons gamma. La
maladie n'avait donc rien à voir avec les gaz et le souffle;
elle provenait des rayons X, qui traversent non seulement le bois,
mais le béton des maisons.
Je connaissais les effets des rayons gamma et des neutrons. Je
savais aussi que ces effets ne se révélaient qu'après
une période d'incubation; l'incapacité où
je me trouvais de les prévoir exactement me laissait inquiet :
Ainsi, me disais-je, voici qu'une nouvelle sorte de maladie a
été créée par l'homme même...
La journée se passa à soigner les malades et à
les mettre à l'abri. Le nuage atomique avait disparu vers
l'est, et de nouveau le soleil d'été brûlait
les cendres chaudes d'Urakami. On se serait cru dans une fournaise...
Ceux qui s'étaient enfuis sur les collines, échappant
tout juste à la mort, y trouvèrent en bien des cas
leur dernier repos. Ils gisaient sous des rochers, des buissons,
incapables de se mouvoir désormais. Les uns avaient déjà
trépassé; les autres criaient pour avoir de l'eau,
d'autres gémissaient. Comme ils s'étaient dispersés
au hasard, nul moyen de rechercher une personne déterminée
selon un plan préconçu; on ne pouvait que crier,...
et rejoindre ceux qui répondaient. Sur le mont Kompira
seul, gisaient des centaines, certains disaient des milliers,
de victimes. En tout cas, le nombre total des blessés était
extraordinaire. Les départements de la Santé publique
dans la Préfecture et la Cité, l'Association des
Médecins et la police collaborèrent pour établir
un service de secours méthodique et efficient; les Associations
de jeunesse du voisinage furent mises en branle. L'Hôpital
Naval d'Omura envoya immédiatement un détachement
sous le commandement du Dr Yasuyama, son directeur; et un autre
détachement arriva de l'Hôpital militaire de Kurume.
Que notre Collège, considéré depuis toujours
comme la première force de secours de la région,
fût obligé de demander de l'aide, personne ne l'eût
jamais imaginé ! Cette pensée nous chavirait
le coeur !
Cependant, le professeur Koyano, malgré la destruction
de sa maison et les blessures de sa famille, avait pris la tête
du Collège, comme Président faisant fonction. Le
professeur Shirabe, qui avait perdu deux de ses fils, se prodiguait
pour les victimes, insouciant des cadavres tant aimés.
La plupart des autres professeurs et étudiants, oubliant
leur propre malheur, s'occupaient de retrouver les manquants et
de mettre de l'ordre dans la confusion. Le président Tsuno-o
et le professeur Takagi, gisant dans l'abri humide, continuaient,
malgré l'altération progressive de leur état,
à donner des ordres. Le professeur Yamane, grièvement
blessé lui aussi, avait été transporté
près d'eux. D'ailleurs, dès qu'une place devenait
libre dans cet abri, des blessés nouveaux l'occupaient.
Des avions ennemis passaient... Une seconde bombe eût été
la fin de tout. C'est à peine si nos nerfs résistaient
encore quand, au moindre bruit de moteur, nous courions nous mettre
à couvert.
Nous enterrâmes beaucoup de morts, traitâmes encore
plus de blessés; et nous pûmes, après cette
expérience, grouper nos observations sur les ravages de
la bombe atomique.
Les blessures directes venaient des éléments de
l'explosion : souffle, chaleur, rayons gamma, neutrons,
fragments de bombe incandescents. Les dommages indirects étaient
causés par l'écroulement des maisons, la projection
des objets, le feu, et la radioactivité des choses et des
hommes; c'est dans cette deuxième catégorie qu'il
fallait classer la folie temporaire. Dans le cas de la bombe atomique,
les ravages par fragments de bombe étaient insignifiants
en comparaison des effets de la radioactivité; ceux-ci
devaient se prolonger en vertu du phénomène de rémanence.
La pression tout d'abord fut
telle que, dans un rayon d'un kilomètre, tout être
humain qui se trouvait à l'extérieur ou dans un
local ouvert mourut sur le coup ou en quelques minutes. A 500
mètres de l'explosion, une mère fut trouvée
le ventre ouvert, son futur bébé entre les jambes;
beaucoup de cadavres perdaient leurs entrailles. A 700 mètres
des têtes furent arrachées, tandis que parfois les
yeux avaient sauté des orbites. Certains cadavres, par
suite d'hémorragies internes, étaient blancs comme
une feuille de papier, et des crânes fracturés laissaient
suinter le sang par les oreilles.
La chaleur avait été effroyable : à
500 mètres les visages étaient si abîmés
qu'on ne pouvait les reconnaître. A un kilomètre,
les brûlures atomiques avaient lacéré la peau
qui pendait en lambeaux, la colorant en brun-rouge et découvrant
la chair saignante. La première impression n'avait
pas été, semble-t-il, celle de chaleur, mais de
douleur intense, suivie d'un froid extrême. La peau soulevée
était fragile et s'enlevait facilement. La plupart des
victimes mouraient rapidement.
A une distance de un à trois kilomètres, on ne subissait
plus que des brûlures ordinaires; les blessés ne
sentaient pas tous la chaleur dès l'abord; la sensation
d'extrême chaleur et de douleur ne venait que plus tard,
quand après une heure ou plus, la peau rougissait et se
couvrait d'ampoules. Mais les effets ultérieurs de ces
brûlures restaient au moment même impossibles à
prévoir.
Les fragments de bombe variaient en volume d'une bille à
une tête d'enfant. Ils répandaient une lumière
d'un blanc verdâtre et tombaient en sifflant, causant des
blessures extrêmement sérieuses.
Quant aux cas d'écrasement sous les ruines, de blessure
par les débris, de mort par le feu, ils ressemblaient aux
cas similaires des raids habituels.
Les radiations produisaient, outre une faiblesse générale,
la diminution des sécrétions, salivaire, urinaire,
etc...
Dans l'abri étroit, morts et blessés étaient
étendus côte à côte. Les survivants
ne pouvaient faire un mouvement. Quand un patient cessait de gémir,
c'est qu'il avait trépassé... La discussion sur
l'atome, sur la classification des victimes avait continué
jusqu'au soir, laissant chacun épuisé. Dans l'obscurité
redevenue silencieuse, l'eau qui s'égouttait du plafond
semblait rythmer la fuite du temps... Les scènes horribles
vues depuis la veille hantaient tous les esprits et la pensée
oscillait entre le sommeil et la conscience. Vers minuit, l'infirmière-chef
qui était couchée à côté de
moi, me prit aux épaules en gémissant : Oyanagi,
Oyanagi... C'était le nom d'une des infirmières
mortes la veille...
A l'aurore du 11 août, tandis qu'il faisait encore frais,
tous les patients furent transportés à l'hôpital
militaire, et l'on nous licencia. Ayant remis les vivants en bonnes
mains, nous passâmes la journée à brûler
les morts et à chercher les manquants. Tandis que les flammes
rouges montaient des bûchers, les gens, par groupes de deux
ou trois, regardaient silencieux.
Nous enterrâmes Yamashita et les quatre autres infirmières.
Il ne paraissait pas juste de s'en séparer aussi simplement,
sans cérémonie. Nous plaçâmes donc
sur leurs tombes des plaques de bois portant leurs noms, mais
nous n'avions pas de fleurs à leur offrir.
Arrivés à l'annonce du désastre, les pères
et les frères des étudiants et des infirmières
erraient çà et là, criant le nom des disparus,
s'élançant vers des inconnus qui, de dos, ressemblaient
à des êtres chers, éclatant en sanglots quand
ils rencontraient un condisciple de leurs proches. Tandis que
je me joignais à leur vaine recherche, et partageais leurs
larmes, le spectacle était si affreux que les mots ne peuvent
l'exprimer...
La plupart des chercheurs n'arrivaient même pas à
découvrir les corps; apprenant que leurs morts devaient
s'être trouvés dans tel ou tel bâtiment ou
classe au moment du sinistre, ils cherchaient parmi les cadavres
ou les ossements alignés. Même lorsqu'ils croyaient
reconnaître la dépouille, le visage en était
si abîmé que le nom brodé dans le pardessus
fournissait la seule identification décisive. Et même
après cette reconnaissance, ils ne pouvaient que rester
près du mort, incapables de verser des larmes.
CE JOUR OÙ J'AI PERDU LA MOITIÉ DE MON COEUR
J'avais quitté depuis trois ans l'Université
quand j'épousai Midori.
Mon salaire mensuel à cette époque ne dépassait
pas 40 yen. C'était durant l'affaire de Mandchourie; l'on
vivait à bon marché; pourtant ce devait être
dur, pour ma femme, de s'en sortir avec 40 yen. Jamais cependant
je ne l'entendis murmurer ou se plaindre.
Je n'eus jamais de quoi lui acheter un kimono neuf; jamais nous
n'allions au théâtre ou au restaurant. Notre unique
récréation consistait, une fois par an, en quelques
heures de congé à la mer. Jour après jour,
je restais enfermé jusque bien tard dans mon laboratoire,
tandis qu'elle s'occupait de la maison. Sept ans durant, nous
vécûmes ainsi.
[...] Quand je devins professeur adjoint, mon salaire fut élevé
à 100 yen. Grand soulagement pour ma femme; sans cela,
nous aurions été bien embarrassés, car notre
fils avait atteint l'âge d'école. Ce surplus, d'ailleurs,
ne suffisait pas encore à nous procurer le " luxe
" d'un billet de théâtre de temps à autre...
Cinq années passèrent. Mes longues recherches dans
le dangereux domaine des rayons X finirent par altérer
ma santé; je contractai une leucémie. Quand j'appris
cette nouvelle, et qu'il ne me restait que peu d'années
à vivre, je confiai tout à Midori, lui demandant
ce qu'elle pensait faire. Elle reçut ma terrible confidence
sans sourciller, et j'en fus extrêmement heureux :
c'était bien ce que j'avais attendu. Elle me dit :
Depuis longtemps, j'avais prévu cela.
Et je pensai : C'est bien. Après ma mort, une femme
aussi courageuse élèvera parfaitement mes enfants;
ils reprendront alors mes recherches... Je puis m'absorber dans
mon travail sans m'inquiéter de l'avenir...
Après cette entrevue décisive, Midori prit soin
de moi avec une tendresse redoublée. Mais mon état
s'altérait de plus en plus. Quand sonnaient les alertes
aériennes, il m'arrivait de chanceler sous le casque d'acier.
Une fois même, elle dut me transporter sur son dos à
l'endroit de mon travail...
Le 8 août au matin, Midori prit congé de moi avec
son large sourire habituel... Mais après avoir fait quelques
pas, je remarquai que j'avais oublié d'emporter mon lunch.
Je revins à l'improviste et, je trouvai mon épouse
dans le hall, essayant d'étouffer ses larmes. Ce fut là
tout notre adieu. Cette nuit même, je demeurai au Collège
où j'étais de service. Au matin du 9, éclatait
la bombe atomique et je fus touché. Comme un éclair,
le visage de Midori se présenta à mon esprit. Mais
j'étais très occupé avec les blessés;
et cinq heures plus tard une hémorragie me terrassa...
J'eus alors le pressentiment de la mort de Midori elle n'était
pas venue me chercher; pourtant, de la maison au Collège,
il n'y avait qu'un kilomètre. Même en se traînant,
en rampant, il ne fallait pas cinq heures pour couvrir cette distance.
Et je le savais : une femme pareille, même blessée,
aussi longtemps qu'eût subsisté en elle une étincelle
de vie, eût essayé de me rejoindre.
Le troisième jour au soir, les grosses besognes achevées,
je rentrai donc chez moi. La maison n'était plus qu'un
tas de cendres. Dans ce qui avait été la cuisine,
tout de suite, je découvris quelques débris encore
chauds, et complètement calcinés : tout ce
qui me restait de Midori; mais tout près brillait la chaîne
de son Rosaire, et sa petite croix.
Autour de notre maison, tous les voisins étaient morts
aussi. Des os pareillement noircis étaient visibles parmi
les cendres, dans la lumière du soleil couchant.
Pour abriter les restes de ma femme, je ne pus trouver qu'un seau
rongé par le feu; c'est ainsi que je les portai au cimetière,
en les serrant sur mon coeur.
Étrange destinée : J'avais tant cru que ce
serait Midori qui me conduirait au tombeau... Maintenant ses pauvres
restes reposaient dans mes bras... Sa voix semblait murmurer :
pardonne, pardonne.
JUSQU'A L'ASSOMPTION
Au nord de Nagasaki, un groupe de montagnes couvertes de verdure
se détache sur le ciel bleu. La carte les appelle Kuradake,
mais les habitants les nomment plus simplement Mitsuyama,
les trois montagnes. Dans la vallée, par delà ces
sommets, se trouve une source minérale, réputée
de toute antiquité pour guérir les brûlures.
Cette source "attirait de nombreux malades et on avait bâti
là, voici vingt ans, une auberge pour les accueillir. Nous
pensâmes que ses eaux seraient encore le meilleur moyen
de guérir nos milliers de brûlés, et un poste
de secours fut donc établi à Koba.
Le 12 août, portant sur la poitrine des boîtes qui
contenaient les os de nos morts, nous quittâmes Urakami
pour Koba. Laissant derrière nous un paysage dépouillé,
calciné, nous nous trouvions entourés d'arbres verts,
de feuillages; la fraîche brise des montagnes rafraîchissait
nos corps épuisés, ravivait nos esprits abattus.
De temps en temps, nous nous arrêtions pour respirer à
fond, nettoyant nos poumons des poussières et des saletés
de l'incendie et du carnage. Chaque bouffée d'air nous
donnait le sentiment d'une purification.
A Fujino-o, section de Koba, nous louâmes une maison pour
la transformer en poste de secours. Mais tout d'abord, nous nous
rendîmes dans la forêt qui s'étendait en face
de ce bâtiment : un ruisseau clair et frais y coulait.
Ayant laissé nos vêtements sur les rochers et sur
les arbres, nous nous étendîmes dans l'eau; les flots
nous servaient de matelas et les rocs de coussins. Regardées
de bas en haut, les rives semblaient monter à pic, les
arbres croisaient leurs branches au-dessus de nous... Les cigales
exécutaient leur symphonie estivale et, dans l'étroite
bande de ciel bleu qui s'étirait sur nos têtes, des
nuages blancs voguaient paresseusement. Qu'il fait bon vivre,
pensais-je en moi-même. Je me rappelai un poème que
j'avais composé au front : Aujourd'hui encore j'ai
survécu; et dans mes mains, d'autant plus, la vie apparaît
précieuse... Ces phrases, je les répétai
plusieurs fois.
En m'essuyant, je découvris avec surprise que tout le côté
droit de mon corps était couvert d'innombrables petites
coupures causées par des éclats de verre; maintenant
j'en prenais conscience, et chacune me faisait mal. Je lavai mes
habits tachés de sang, les étendis sur le rocher
et, tout en attendant qu'ils sèchent, m'en allai dormir
sous un arbre. C'était la première fois depuis l'explosion
que je faisais un bon somme. En me réveillant, je trouvai
les infirmières endormies elles aussi; elles devaient être
terriblement fatiguées.
Le soir, de maison en maison, nous [...] visiter les malades.
D'abord, Okamurasan, chef du groupe de quartier de Koba :
nous le trouvâmes au lit, sérieusement atteint. Il
nous dit qu'il était difficile de savoir combien de blessés
contenait chaque maison. De fait, lorsque nous entrâmes
chez Takamisan, un gros fermier du village, sa femme nous affirma
que plus de cent citadins s'étaient réfugiés
chez eux. Tout en essuyant la sueur qui, coulait de son front,
elle coupait en tranches une rangée de citrouilles... Beaucoup
de blessés, notamment des religieuses bouddhistes du monastère
de Junshin, gisaient sous des moustiquaires. Ils mouraient du
reste l'un après l'autre, et le fermier était une
fois de plus sorti pour creuser des tombes. Les blessés
avaient été amenés tels quels d'Urakami;
on n'avait pas touché à leurs plaies, encore enveloppées
des loques qu'on avait pu trouver au début. Aussi maintes
blessures suppuraient-elles déjà; quand on enlevait
les bandages improvisés, le pus s'écoulait avec
une odeur nauséabonde. En débridant les plaies,
nous trouvions presque toujours du verre, des éclats de
bois, des parcelles de béton. Nous lavâmes les blessures,
un peu cruellement, mais efficacement, à la créosote.
Tout endurcis que nous étions, nous ne pouvions nous empêcher
de frissonner à cette vue.
Comme chaque victime avait pour le moins dix à vingt plaies,
les soigner n'était pas facile. On passait beaucoup de
temps sur chacun de ces malheureux, à laver, nettoyer,
coudre, arranger, bander. Le record fut de cent-dix plaies sur
la même personne !...
Les brûlures, elles aussi, étaient sérieuses,
affectant surtout les bras, la poitrine, la figure; de grandes
plaques de peau s'étaient détachées, découvrant
la chair vive. Les visages avaient gonflé monstrueusement,
rendant la parole très difficile. Les brûlures qu'on
avait, selon les instructions, soignées à l'huile,
se présentaient dans de bonnes conditions, mais en beaucoup
de cas, on avait employé des patates écrasées,
des pelures de citrouille ou même de la terre, et l'infection
était affreuse. Nous désinfections et apprenions
aux patients à appliquer des compresses trempées
dans l'eau des sources.
D'une maison à l'autre, à travers les champs, la
présence de moustiquaires nous indiquaient les victimes;
et nous puisions un nouveau courage dans la pensée qu'on
nous attendait.
A dix heures du soir, nous avions visité toutes les maisons
d'Inutsugi et rentrions à Fujino-o par le sentier de montagne
[...]
Le 13 août se leva, clair et chaud. Après nous être
lavés dans le ruisseau, nous descendîmes à
Rokumaiita, dans le dessein de visiter ce village, ainsi que Toppomizu,
Akamizu et Odorize. C'était un tour d'environ huit kilomètres
et nous avions espéré en finir avec Rokumai-ita
dès avant le déjeuner. En fait, nous y trouvâmes
beaucoup plus de blessés que nous le pensions et la nouvelle
de notre arrivée en fit affluer d'autres : nous n'eûmes
pas fini avant dix heures.
Mais on nous avait préparé à déjeuner
chez le fermier Matsushita, et ce fut une joyeuse surprise lorsque,
nos mains à peine lavées, nous pénétrâmes
dans la maison. Assis sur la natte, servi de riz neigeux et fumant,
je songeai une fois de plus : quel curieux sentiment que
d'être encore vivant ! Les larmes m'en venaient aux
yeux.
Mangez autant qu'il vous plaira, nous avait aimablement dit notre
hôte. Tous les villages ont besoin de vous et nous ne pouvons
vous laisser affamés. Mangez pour tenir jusqu'au soir...
Nous ne nous fîmes pas prier; puis, tout regaillardis, nous
reprîmes notre route...
Nous venions de finir Akamizu quand se fit entendre un formidable
bruit de moteur. En hâte, l'on s'entassa l'un sur l'autre
à l'ombre des rochers. Une explosion atomique eût
été la fin et je priais qu'elle ne se produisît
pas. Les bombes ordinaires, les rafales de mitrailleuses, nous
connaissions cela; avec un peu de prudence on pouvait y échapper.
Mais, pour la bombe atomique, on ne savait ni où ni quand
elle viendrait, ni comment s'en préserver... Quoi d'étonnant
si nous nous sentions nerveux et tremblants ?...
Le grondement, enfin, s'éteignit; regagnant la route, nous
avançâmes à la file indienne, prenant bien
garde de ne pas projeter, sur la route blanche, nos ombres noires
et mouvantes. Nous n'avions plus ni maison, ni possessions, ni
famille; nous allions de village en village dans l'accoutrement
misérable que nous avions parmi les ruines... Qui eût
cru que nous étions un groupe de docteurs, de professeurs,
d'assistants, d'élèves d'une Faculté de médecine ?
Les uns avaient autour de la tête des bandages que perçait
un sang tout frais; d'autres clopinaient sur une jambe blessée;
d'autres, touchés à la poitrine, respiraient péniblement;
ceux-ci étaient d'une pâleur de cendre, car la radioactivité
avait affecté leur sang; ceux-là tâtonnaient
sur la route, ayant perdu leurs lunettes...
Mais nous avancions, nous soutenant sur des bâtons ou sur
l'épaule d'un voisin ; nous donnant la main fraternellement,
nous avancions. Les uns portaient aux pieds des souliers déchirés,
d'autres des pantoufles, ou des gettas de bois (Socques de bois,
traditionnelles au Japon), ou des bottes de caoutchouc. Le sang
séché couvrait les pantalons déchirés
et les chemises en lambeaux. Les uns se protégeaient la
tête avec un essuie-main, un mouchoir, tandis que leurs
voisins avaient des casques. Nos têtes et nos épaules
étaient couvertes d'herbes pour servir de camouflage contre
les avions.
- Nous en faisons un, de tableau, soupira Choro.
Nous ressemblions en effet à une armée en déroute.
Mais nous restions animés du désir de la vérité
et du service. Sous le soleil écrasant, sous le grondement
des avions ennemis, nous allions à la recherche des blessés,
animés de l'élan professionnel. Aider les hommes,
c'était ce qu'il fallait; car nous restions un Collège
Médical ! Mais aussi c'était
pour la recherche de la vérité que nous avions vécu :
voici que s'offrait à nous un champ d'observation absolument
neuf; le négliger eût été non seulement
cruauté envers les hommes mais faute envers la science.
J'avais commencé à ressentir les symptômes
de la maladie atomique; je savais qu'en m'épuisant comme
je le faisais, je serais bientôt mort ou du moins sérieusement
malade. Nous n'avions nul instrument d'expérimentation;
nous ne possédions même pas de papier ou de crayon.
Seulement quelques scalpels, des pinces, des aiguilles, avec une
réserve de désinfectants et de bandages que nous
portions dans des sacs à provision. Mais nous gardions
nos têtes, nos yeux, nos mains, et la volonté de
faire quelque chose.
- Des avions ! Tous par terre !
Nous nous jetions sur l'herbe poussiéreuse. Des fourmis
circulaient sur les tiges que touchaient nos visages...
- Ils sont partis ! En avant !
On se relevait en titubant et l'on se hâtait, sous les feux
du soleil.
- Encore un avion ! Un chasseur ! Tous sous les rochers ! En vitesse !
- Ne cassez pas les bouteilles de médicaments ! Nous n'en avons pas d'autres.
S'abriter des avions, courir pour rattraper le temps perdu, puis
se reposer épuisés sous des arbres, regarder sa
montre et repartir, surpris de l'heure avancée... ce fut
toute notre journée. Le tour des villages dura plus longtemps
que nous l'avions prévu. Nos pieds nous torturaient à
chaque pas et le soir, nous étions physiquement et moralement
à bout.
Il y avait cinq fois plus de patients qu'on l'avait pensé;
il y en avait dans chaque maison. Beaucoup n'étaient pour
leurs hôtes que des inconnus; mais comme ils étaient
venus s'écrouler sur place, incapables de se mouvoir, on
les soignait du mieux qu'on pouvait. D'autres gisaient dans les
bosquets de bambous, sur des nattes... Nous fûmes bientôt
à court de bandages : l'infirmière-chef et
Tsubakiyama durent s'imposer une heure de route étouffante
jusqu'au Collège, pour refaire nos provisions. Au moment
où elles nous quittaient, nous nous dîmes, mi-sérieux,
mi-moqueurs : S'il y a encore une explosion, ce sera adieu
pour de bon !...
Mais le soir, elles rentraient, vivantes, joyeuses, avec leurs
sacs. L'infirmière Oishi arrivait avec elles. Le matin
du 9 août, avant l'explosion, apprenant que son frère
avait été tué au combat, elle était
retournée à la maison. Le lendemain, informée
de la destruction du Collège, elle revenait en toute hâte
de Kita Matsuura, un voyage de dix heures en train, pour offrir
ses services. Je voulais au moins retrouver vos restes, nous dit-elle
en pleurant. L'arrivée de cette jeune fille vigoureuse
et énergique nous réconforta : à dix
heures du soir, nous pûmes achever la besogne et retourner
à Fujino-o. Autour du feu, tout en faisant bouillir des
patates et des citrouilles, nous discutâmes des symptômes
de la maladie atomique : des troubles digestifs étaient
maintenant apparus, herpès purulents de la bouche, stomatites...
Tout en jetant du bois dans la flamme et des arguments dans le
débat, nous nous trouvâmes vite devant un souper
fumant.
14 AOUT 1945
Ce jour, sur un circuit de neuf kilomètres, quatre villages
étaient à visiter : Azebetto, Kawadoko, Tobita
et Kotani. La route serpentait par monts et par vaux; parfois,
nous regardions telle maison solitaire au sommet d'une montagne
et nous hésitions à y grimper. Mais songeant au
service à rendre, à l'enquête à faire,
nous empoignions nos bâtons et, pas à pas, avions
raison de la pente.
Les familles nous accueillaient avec joie et gratitude. Les malades
se sentaient mieux dès l'arrivée des docteurs, et
déjà ils défaisaient leurs bandages. On entendait
couper des concombres dans la cuisine; nos hôtes préparaient
le thé...
Le soir, nous étions accablés de faim, de fatigue,
de douleur. Nous retournâmes deux par deux, nous tenant
la main en silence, tandis que la lune brillait dans le ciel.
- Le jour s'achève mais le chemin est encore long, murmura
le Professeur Seiki... Juste à ce moment, j'éprouvai
une crampe au pied droit et m'écroulai tandis que tous
se précipitaient pour me masser...
La lune disparut et l'obscurité nous enveloppa. On ne voyait
personne; Fujino-o était encore à trois kilomètres...
Après environ une demi-heure, les muscles de ma jambe se
relâchèrent; appuyé sur l'épaule de
Petite Fève, j'arrivai à marcher; mais après
environ un kilomètre, c'est elle qui tomba en pâmoison.
Petit Tonneau et Oishi durent la soutenir en mettant ses bras
sur leurs épaules tandis que Choro me portait sur son dos.
Finalement, nous atteignîmes la maison de Takamisan, où
nous fîmes halte. La maîtresse de maison, désolée
de nous voir si attardés, prépara un souper; nous
étions trop affamés pour protester; nous dévorions
le riz et les citrouilles, les patates et les prunes, nous étouffant
en mangeant comme des chiens faméliques...
15 AOUT 1945.
Pour fêter l'Assomption, on célébra la messe
à l'église de Koba. Néanmoins, le ronflement
des moteurs ennemis obligea à l'interrompre; en hâte,
le Père Shimizu transporta la Sainte Hostie dans l'abri
derrière l'église.
Après la cérémonie, nous recommençâmes
le tour des malades d'Inutsugi. Nos patients continuaient à
mourir, tandis que l'afflux des nouveaux cas était plutôt
en régression. Nous avions d'ailleurs l'impression de toucher
la limite de nos forces; l'on aurait pu se demander si nous n'étions
pas nous-mêmes les cas les plus sérieux. Les patients,
au moins, s'exprimaient sans peine; mais nous, pour articuler
les plus simples réponses, il nous fallait réfléchir...
C'est la guerre; on ne peut céder maintenant, pensions-nous.
Choro, qui nous avait quittés ce matin-là pour aller
chercher du ravitaillement au quartier général du
Collège, revint tôt dans la soirée; il était
manifestement ému. Le sac de riz, le paquet de farine de
haricots et les conserves qu'il apportait furent bienvenus; mais
quelles nouvelles il nous communiqua :
- Il semble que la guerre soit finie, dit-il.
- Finie ? Comment cela !
- Reddition sans conditions. Acceptation totale de la déclaration
de Potsdam.
Un lourd silence tomba, que je rompis :
- C'est impossible !
- La ville est sens dessus dessous. Certains l'affirment, d'autres
le nient. Il y a eu une émission spéciale de la
radio à midi. Difficile à prendre... mais le mot
" Nous ", réservé à l'empereur,
a été perçu plusieurs fois, et beaucoup croient
que le souverain a parlé lui-même. Par contre, les
gendarmes ont fait le tour de la ville en camion, criant que tout
cela, c'est de la propagande ennemie, et qu'il faut n'en rien
croire. Ils hurlaient : nous combattrons jusqu'à la
fin, même sur notre sol, et des choses pareilles. Personne
n'est sûr. Des gens ont été battus pour avoir
dit : la guerre est finie...
Le silence retomba morose. Était-ce vrai ? Non, ce ne pouvait être vrai ! Encore
un faux bruit !... Mais peut-être tout de même ? Dans ma tête, les questions menaient leur sarabande.
De nouveau, il fut dix heures du soir et la besogne s'acheva,
mais le souper, composé des conserves de Choro, nous parut
insipide.
APRÈS L'ASSOMPTION
16 AOUT 1945.
" Pas de doute, c'est une bombe à retardement, une
bombe atomique à retardement. Dans une minute, elle va
sauter... je l'entends... ou peut-être dans cinq minutes...
Mais personne ne sait qu'elle est tombée ici... Moi seul !... Je dois la détruire ". Comme j'ai
un bambou en main, je cogne... A côté de moi, il
y a toute une série de javelines; l'une après l'autre,
je les lance. Je me désespère, je transpire... Elle
va exploser... Je le sais ! Voici le fracas, l'éclair,...
la lueur sur mon visage. Je m'écrie : " Elle
m'a eu !
- Docteur, Docteur, qu'y a-t-il ?
L'infirmière-chef est penchée sur moi; Petite Fève
vient d'ouvrir les volets... le soleil me tape dans les
yeux...
- Vous avez la fièvre, dit l'infirmière-chef, m'épongeant
le front de son essuie-main. J'essaie de me lever, je me sens
tout étourdi, et j'éprouve une forte douleur dans
la jambe droite. Impossible de la bouger.
- Rien d'étonnant ! Toutes vos plaies sont infectées
et suppurent, fit l'infirmière-chef en m'examinant. Pourquoi
ne pas l'avoir dit plus tôt ?
- C'est la guerre, répondis-je avec une fausse fierté;
mais je ne pouvais me redresser. Après m'avoir soigné
et donné une injection, les autres s'en allèrent
à Kawabira. Tsubakiyama s'en fut aux nouvelles à
la ville. Je restais donc seul, assoupi et gémissant...
- Docteur, fit soudain une voix.
Tsubakiyama était revenue. D'un air triste, elle me tendit
un journal; je le pris et un regard me suffit. C'étaient
bien les titres que, pendant des années, nous avions redouté
de lire : Une décision impériale met fin
à la guerre. Le Japon battu. J'éclatai en
sanglots; pendant vingt minutes, une demi-heure, je pleurai comme
un enfant; même toutes larmes versées, les sanglots
n'arrêtaient pas. Tsubakiyama et moi nous gisions sur le
sol, les épaules secouées.
Tôt dans la soirée, ceux qui étaient partis
en tournée revinrent et en les voyant, je me remis à
pleurer. Nous pleurions tous ensemble, nous tenant par la main;
nous pleurions tandis que se couchait le soleil, que la lune montait
à l'horizon. Ni souper ni thé. Pas une pensée,
pas un mot. Nos esprits étaient noyés dans un océan
de peine. L'épuisement seul nous fit glisser dans le sommeil.
17 AOUT 1945
" Les monts et les fleuves demeurent, bien que les
empires périssent ». En ouvrant les volets, nous
revîmes les trois montagnes se profilant sur le ciel aussi
tranquillement que de coutume, insouciantes des nuages qui voguaient
au-dessus d'elles. A ce moment, toutes choses pour nous
ne valaient pas un flocon de neige. Notre foi dans l'inviolabilité
de l'Empire s'était écroulée en un instant.
Dans le ciel d'été, les avions américains
planaient vainqueurs. Ils passaient très bas, examinant
le pays à l'aise. Un B29 apparut, disparut, sa gigantesque
carlingue touchant presque les trois cimes.
La guerre était finie et nous l'avions perdue. Nous décidâmes
de ne rien faire ce jour-là; après le déjeuner,
nous restâmes étendus sur nos nattes, regardant les
nuages, les collines, les avions. Verres et assiettes étaient
restés abandonnés autour du foyer. Nous n'avions
pas envie de faire quoi que ce soit...
Un homme vint nous demander d'aller voir un malade !... Nous
étions battus; que comptait un malade, quand cent millions
d'hommes étaient en train de pleurer. Peu importait un
ou deux blessés; leur salut ne changerait rien au destin
de notre pays. Nous renvoyâmes l'homme... Il s'en alla,
découragé; je le regardais traverser le champ devant
la maison; soudain mes sentiments changèrent : Faites-le
revenir, dis-je à Petite Fève. Sauver les vies humaines,
voilà ce qui importait ! Le pays était vaincu
mais les blessés vivaient encore. La guerre était
finie, mais nous restions une équipe de secours. Le Japon
avait péri, mais la médecine demeurait. Là
était notre travail et notre devoir : veiller sur
la santé et la vie des personnes, indépendamment
du sort de l'État. Le Japon en était arrivé
là pour n'avoir pas assez estimé la vie individuelle...
Respecter cette vie pouvait être, je commençais à
le percevoir, le début d'une nouvelle vue sur le monde.
Ces gens à qui l'on avait fait croire que leur pays pouvait
gagner la guerre avaient été en réalité
frappés de telle façon qu'il la perdît; ils
étaient sûrement les plus désespérés;...
or moi, moi, je pouvais leur apporter soulagement et réconfort.
C'était à moi d'aller à eux - je me levai,
tout vacillant, les autres m'imitèrent; notre courage nous
revint; la détermination de continuer notre travail nous
donna force et joie.
Ce n'était plus au nom de la guerre qu'on nous poussait
à agir. Nous y allions en toute spontanéité,
sentant qu'il nous incombait de sauver la vie de nos compatriotes.
Nous étions épuisés physiquement ; mais,
spirituellement, nous nous sentions forts.
Des chasseurs à l'étoile blanche nous survolaient;
mais, aujourd'hui rien ne s'ensuivrait. Nous marchions en groupes
le long des routes; à chaque passage, un étrange
sentiment nous saisissait, de ne pas avoir à courir, à
nous cacher.
18 AOUT 1945.
La rumeur se répandit que les troupes alliées débarquaient
et que femmes et enfants devaient être évacués
dans les collines. Spectacle triste et ridicule à la fois,
de voir des Japonais affolés fuir avec leurs biens, abandonnant
leur ville et leur maison pour une destination incertaine. Durant
plusieurs semaines, le désordre consécutif à
la capitulation se manifesta de différentes façons.
Mais comme nous avions perdu toutes nos propriétés
et ne gardions pour nous que des malades et des blessés,
nous continuâmes tranquillement notre besogne. Notre souffrance
intérieure était profonde et lourde. Notre Japon,
symbolisé par le Fuji qui perce les nuages dans la lumière
du soleil levant, notre Japon avait péri. Notre peuple
était écrasé au fond de l'abîme; il
ne lui restait qu'à vivre dans la honte; bienheureux ceux
de nos amis que la bombe atomique avait fauchés. Chaque
soir, après le dîner, en plein air sous les rayons
de lune ou, quand il pleuvait, autour du foyer, nous nous parlions
du fond du coeur, entamant parfois de chaudes discussions Que
ferons-nous dans l'avenir ? C'est
autour de ce problème que tournaient les conversations.
Mais durant la journée, nous ne pensions qu'aux malades,
et ne nous occupions de rien d'autre...
Progressivement, la terrible maladie atomique
apparut chez nos patients, chez des réfugiés qui,
jusqu'alors, avaient semblé parfaitement indemnes, et parmi
nous. Certains symptômes nous étaient familiers par
nos expériences intérieures, et leur présence,
en confirmant nos théories, nous rendait presque fiers.
Mais d'autres caractères étaient inattendus, et
nous ne savions comment les soigner... Entre-temps, la Station
de Mitsuyama continuait son travail, elle ne ferma que le 8 octobre.
L'un après l'autre, les membres de l'équipe se mirent
au lit. Surmenage, mauvaise alimentation, rayonnement atomique
avaient sapé nos forces. Les globules blancs, chez le Dr
Si, étaient réduits de moitié; chez Moriuchi
se révélèrent des points d'hémorragie;
l'infirmière-chef perdit sa chevelure. Ceux qui étaient
couchés restaient seuls à la station durant le jour.
Les autres rentraient le soir et la nuit pour veiller sur eux
et repartaient le lendemain matin pour les visites, faisant régulièrement
quelque huit kilomètres par la route brûlante de
la vallée, passant de village en village, de maison en
maison.
Quand certains invalides s'étaient remis, ceux qui les
avaient soignés tombaient malades. Soigner et se faire
soigner, donner des injections et en recevoir, courir chercher
de l'eau au ruisseau quand un malade avait soif, rapporter quelques
poires quand un autre n'avait pas d'appétit pour une nourriture
normale, faire quinze milles jusqu'à la grande ville pour
y prendre des médicaments; c'est sur ce rythme que se liait
notre équipe.
Notre amitié à tous, à cette époque,
était sincère et profonde. Le soir à la lueur
d'une lanterne, nous nous réunissions pour prier pour nos
amis défunts. Si Takami nous donnait des fleurs de persimmons,
nous songions aux yeux brillants d'Inoué et si Harada-san,
pour célébrer la kermesse, nous envoyait des gâteaux
de riz, nous pensions à Hama. S'il s'agissait de cerises
d'hiver, venant de la femme du vannier, nous nous souvenions du
nez rouge de Yamashita, et si des patates douces arrivaient de
chez Mitsushita-san, nous regrettions Oyanagi et Yoshida, qui
se trouvaient sur le champ de pommes de terre lors de l'explosion.
Des larmes me montaient aux yeux en songeant combien nous serions
heureux si Fujimoto et Kataoka et Kozasa étaient là
avec nous pour savourer les patates...
Le 20 septembre, mon état devint grave et je perdis tout
espoir de guérison. Pendant plus d'une semaine, j'avais
subi les attaques de la maladie atomique et une forte fièvre;
or, tandis que j'étais en cet état, on me supplia
d'aller voir un malade, sur le sommet d'une colline, à
quelque distance. Cette course pouvait hâter ma mort, mais
je jugeai que donner ma vie pour un concitoyen inconnu serait
un beau sacrifice et donc je me mis en route. Mes genoux semblaient
se dérober sous moi. Après m'être reposé
dans le bâtiment temporaire du Monastère Juashin
à Kawa-doko, où je subis les reproches de l'Abbé
pour ma témérité, j'arrivai pourtant avec
peine â faire la visite. Quand, finalement, je rentrai,
tard dans la soirée, ce fut pour me mettre au lit et ne
plus jamais m'en relever.
Lorsque je m'éveillai d'une sorte de coma douloureux, je
notai un curieux changement dans mon rythme respiratoire. Anxieux,
j'écoutai soigneusement et reconnus les symptômes
de Cheynes-Stock... la respiration du moribond... Toutes
les apparences de Cheynes-Stock, dis-je tout haut. A ce moment,
je vis à mon chevet le Dr Tomita, qui avait jadis étudié
à notre département, était ensuite parti
au front et venait de rentrer. Oui, avoua-t-il d'un air embarrassé.
- C'est gentil à vous d'être venu de si loin, répondis-je
en lui tendant la main. A ce moment, j'aperçus encore Miss
Morita, l'infirmière-chef de l'Hôpital de la Marine.
- Ne vous inquiétez pas, Docteur, vous en sortirez, assura-t-elle.
Seulement, restez tranquille !
Elle me fit une injection dans le bras; à la douleur éprouvée,
je crus reconnaître la coramine. Dans ce cas, pensai-je,
mon pouls doit être bien faible. Je sentais en effet au
coeur une lourdeur douloureuse, mais l'infirmière-chef
me rassura... Si elle parlait ainsi, peut-être allais-je
tout de même en sortir ?...
Toutes sortes de pensées s'épanouirent, s'évanouirent,
revinrent encore et disparurent. Je ne pouvais remuer la tête
et trouvais même difficile d'ouvrir les yeux. Mais il semblait
qu'une foule de gens étaient groupés autour de moi,
tantôt chuchotant, tantôt s'affairant. Malgré
cela, un sentiment de solitude me saisit. Je questionnai :
Où est le Dr Si ?
- Il est sorti pour quelques minutes, mais il rentrera bientôt,
répondit l'infirmière-chef.
- Oui ? dis-je, en retombant dans
l'inconscience.
En fait, le Dr Si avait passé toute la journée à
essayer de me sauver la vie, et pour l'instant était allé
appeler les professeurs Kayano, Shirabe et Kagura, leur demandant
conseils et remèdes. Les trois professeurs, informés
de mon état, conclurent du reste qu'il n'y avait pas d'espoir.
Sans que je le sache, beaucoup d'amis s'affairaient pour me tirer
de là...
Le Père Togawa vint m'administrer. Je me préparai
pour la fin, prêt à toute éventualité.
Quand je revins à moi, il me parut que c'était l'après-midi.
Tous mes amis étaient autour de moi; leurs visages me
réconfortaient. Mon coeur avait déjà
commencé à lutter contre la mort et je savais que
la prochaine crise serait décisive... Les volets étaient
ouverts et les Trois Montagnes, symbole de la Trinité se
découpaient sur le ciel bleu, qui parlait d'automne. "
Le nuage d'automne disparaît dans la clarté du ciel
". Je répétai le poème deux fois, avant
de sombrer dans l'ultime inconscience...
Quand je sortis de ma condition critique, une semaine plus tard,
il n'est personne qui ne parlât de miracle !
Novembre
1945, à l'hôpital de la Marine de Ohmura,
photo ; documents restitués par l'armée
américaine.
Ce garçon de 16 ans (Sumiteru Taniguchi)
roulait en bicyclette près de Sumiyoshi-cho à 2
kilomètres au nord de l'épicentre.
L'explosion l'a touché par derrière, les brûlures
couvrent plus d'un tiers de son corps, et la poitrine et le ventre
sont gravement atteints. Pendant 21 mois, il a dû rester
allongé sur le ventre (voir le témoignage en vidéo). Ce
n'est qu'en mars 1949 qu'il a pu quitter l'hôpital, après
3 ans et sept mois. Il est un des très rares survivants
parmis les plus touchés par la bombe, il est toujours en
vie 70 ans après (voir la vidéo) et
retourne régulièrement pour des traitements à
l'hôpital...
SYMPTÔMES ET REMÈDES
Les effets de la radioactivité sur les êtres vivants
étaient déjà - pour plus d'un point - connus
par l'expérience. Ils diffèrent selon que le sujet
a été exposé brièvement à une action intense ou longuement
à une action
faible; mais le principe général est toujours
que la radioactivité détruit les cellules de tout
être vivant et cause la dégénérescence
des tissus. Ces conséquences ne sont pourtant pas immédiates;
il s'intercale une période d'incubation dont la longueur
diffère selon les organes affectés. Au moment même,
nulle douleur, nulle blessure : la pénétration
des rayons n'a pas d'effet sur les centres nerveux; la victime
ne s'en rend compte que plus tard, au moment où apparaissent
les symptômes.
Certaines parties de l'organisme
résistent beaucoup mieux que d'autres. Les plus vulnérables
sont la moëlle, les glandes lymphatiques et génitales.
La moëlle des os est l'usine où se fabrique le sang;
tout dommage qu'elle subit diminue en général la
production de globules rouges et blancs. Au contraire, en cas
d'affection chronique, la moelle dégénère,
émettant une énorme quantité de globules
blancs, du " sang blanc " (leucémie)... Ce cas
se présente particulièrement sous l'influence prolongée
d'une radioactivité faible. Les glandes lymphatiques, par
exemple les amygdales, sont très souvent attaquées
et souvent détruites. Les glandes génitales ralentissent
ou cessent leurs fonctions : les victimes sont frappées
de stérilité ou leur progéniture est mal
conformée. Les muqueuses sont, elles aussi, facilement
affectées : congestion, inflammation et même
ulcères. L'inflammation des organes digestifs crée
une sorte de dysenterie. Attaqués aux pointes et aux racines,
les cheveux tombent. Ces effets, cependant, sont temporaires.
Si les poumons sont attaqués, cela finit en pneumonie;
s'il s'agit des reins, en atrophie. Parmi les effets initiaux,
ressentis quelques heures après l'explosion et pouvant
durer plusieurs jours, figurent une sorte d'épuisement,
de torpeur et des nausées. Plus la victime est jeune, plus
les effets sont puissants; des vieillards pourront survivre à
une irradiation qui tuerait des personnes moins âgées.
Chaque variété de radioactivité est mortelle
à une certaine dose, mais comme une période d'incubation
est requise, on ne meurt jamais tout de suite. Cependant rien
ne pourrait sauver la vie de quiconque a subi l'effet de la dose
funeste...
Naturellement, le plus grand ravage fut causé par les neutrons
et les rayons gamma que dégagea la bombe même. La
radioactivité résiduelle fut vite beaucoup plus
faible, mais aussi plus difficile à combattre. C'est ce
qui accrédita l'idée que, pour soixante-quinze ans,
le district serait inhabitable.
Les bruits touchant les gaz empoisonnés, la persuasion
que le vent de l'explosion était nocif, tout cela était
dû en fait à la radioactivité...
Voici à peu près l'ordre d'apparition des symptômes.
Environ trois heures après l'explosion, venaient les nausées
et la torpeur générale; celles-ci croissaient pendant
une journée puis disparaissaient graduellement. A partir
du troisième jour se manifestaient les troubles digestifs
et, dans ce cas, les malades mouraient après huit jours.
La seconde semaine se produisaient les hémorragies dues
aux désordres sanguins. La plupart des patients y succombaient.
La quatrième semaine se révélaient les graves
désordres causés par la diminution des globules
blancs, désordres presque toujours mortels.
La perte des cheveux commençait la troisième semaine;
l'irrégularité des glandes sexuelles plus tôt,
pour se continuer environ dix semaines.
Dans tous les cas, les enfants étaient affectés
plus vite et plus violemment que les adultes.
En septembre, tandis que les matinées fraîchissaient
et que le parfum de l'automne flottait dans l'air, la confusion
consécutive à la capitulation s'était plus
ou moins apaisée; les survivants se considéraient
pour la plupart comme sûrs d'en réchapper et poussaient
des soupirs de soulagement.
Soudain, vers le 5 de ce mois, soit durant la quatrième
semaine après l'explosion, les gens recommencèrent
à mourir comme des mouches. Cette hécatombe, causée
par la diminution des globules blancs, causa une panique universelle.
Des gens qui s'étaient trouvés dans un rayon d'un
kilomètre à l'intérieur des maisons n'avaient
d'abord guère souffert et se trouvaient apparemment en
bonne santé, soignant les malades ou déblayant les
ruines ; tout à coup ils tombaient malades. Langueur,
pâleur sur tout le corps, température au-dessus de
40°, stomatite et ulcères de gencives. Pharyngite,
amygdalite les rendaient incapables d'avaler quoi que ce fût.
Des taches sanglantes d'un rouge-brun apparaissaient sur la peau,
d'abord en haut des bras, puis aux cuisses. Elles variaient en
surface, d'une tête d'aiguille à une fève
rouge et parfois se gonflaient comme le bout d'un doigt. On notait
régulièrement une remarquable diminution du nombre
des globules blancs, et quand ce nombre tombait au-dessous de
2000, la mort était presque toujours inévitable.
La maladie progressait d'ailleurs au galop et généralement
les patients succombaient en neuf jours.
Parmi les cas les plus curieux se rangeaient les victimes indirectes
de la radioactivité. Les arbres et les plantes, entre deux
et sept mètres de hauteur, furent réduits à
une couleur rouge pâle. L'herbe sur laquelle tomba la pluie
radioactivée se flétrit par la suite. Le jour de
l'explosion, deux fermiers de Kawabira coupèrent de cette
herbe et la ramenèrent chez eux comme combustible. Le jour
suivant, leurs épaules, leurs bras et leurs jambes qui
s'étaient trouvés en contact avec l'herbe, étaient
couverts d'une éruption rouge accompagnée de vives
démangeaisons. Mais ils guérirent en quelques jours.
Aux premiers symptômes, les remèdes les plus effectifs
furent des injections de vitamines B et de glucose.
Pour les brûlures, les sources minérales s'imposèrent
à l'expérience, de préférence aux
remèdes et injections : les premières guérissaient
les plaies en une moyenne de 24 jours tandis que les seconds en
demandaient 38. Les bains d'eau minérale furent utiles
aussi pour les traumatismes, et moi-même j'en bénéficiai
grandement. Les sources sont comme une pharmacie naturelle.
Nous avons été les premiers à essayer ce
qu'on appelle le traitement par autoserum, qui fut rapidement
adopté par d'autres médecins, avec des résultats
divers... Nous prenions au patient deux centimètres cubes
de sang et les lui réinjections dans les muscles de la
cuisse. Les résultats les meilleurs furent obtenus sur
des moribonds; sans exception ils revinrent à la vie, et
depuis lors plus personne ne mourut.
Quant au régime, nous donnions aux malades du foie de n'importe
quel animal, soit cru, soit fort peu rôti, ainsi que des
légumes frais autant qu'ils en pouvaient prendre. Le système
se révéla efficace. Le vin de riz, lui aussi, avait
d'excellents effets. Il se rencontra même des cas où
des malades, abandonnés par les médecins et désireux
de faire à leur guise avant de mourir, burent comme des
trous... et se rétablirent !
Les effets de la radioactivité résiduelle dans les
districts proches du centre de l'explosion constituèrent
ensuite les objets de mon étude... Après la fermeture
du poste de Mitsuyama en octobre, je bâtis une hutte à
Ueno-machi, à quelque 600 mètres du centre de
l'explosion, et c'est là que je suis étendu
aujourd'hui, observant soigneusement tout ce qui se passe autour
de moi, tandis que j'écris Les Cloches de Nagasaki.
Inutile de dire qu'une radioactivité marquée
subsista quelque temps dans ce district. Elle diminua de jour
en jour mais cependant, maintenant encore, un an après
l'explosion, il reste une certaine quantité de barium et
de strontium radioactifs, produits par la division des atomes
d'uranium, et qui émettent de minimes quantités
de rayons.
Naturellement les effets de cette radioactivité résiduelle
furent d'autant plus marqués que les gens étaient
revenus plus tôt habiter le district. Ceux qui s'y fixèrent
dans des huttes, trois semaines après l'explosion, éprouvèrent
les nausées atomiques durant un mois, ainsi que de violentes
diarrhées. Ceux qui ne revinrent qu'après un mois
souffrirent moins, mais cependant les symptômes furent les
mêmes. Les personnes qui souffrirent le plus avaient transporté
des cendres et des tuiles pour déblayer leurs maisons incendiées
ou évacué des cadavres.
Par-dessus le marché, les piqûres de moustiques,
de mouches, et les petites blessures suppuraient aisément;
conséquence nouvelle de la diminution des globules blancs...
Après trois mois, on n'observa plus de désordres
sérieux. Les gens se mirent très nombreux à
bâtir des huttes et à résider dans le district.
C'était surtout des démobilisés, des réfugiés
venus d'autres secteurs bombardés et enfin des rapatriés.
Fait étrange : les globules blancs de ces derniers
arrivants, au lieu de diminuer, augmentaient jusqu'à doubler
durant le premier mois. Ce fait, révélateur d'une
exposition continue à une radioactivité faible,
démontre qu'il existe encore une quantité infinitésimale
de radioactivité dans le district, comme du reste les Américains
nous en avaient avertis. Mais, vu le rythme relativement rapide
de décroissance de cette radioactivité, la théorie
des 75 années dangereuses est absolument fausse, et tout
péril cessera probablement bientôt.
Ces personnes dont les globules blancs ont tant augmenté
sont d'ailleurs dans un état de santé excellent.
J'ai habité cet endroit pendant tout un temps, mais on
ne m'a jamais consulté que pour des maladies parasitaires.
L'hiver, les gens ont dormi dans des huttes ouvertes à
tous les vents; la neige y entrait, et des stalactites de glace
se formaient au plafond; ils n'avaient pour se protéger
que les couvertures distribuées. Pourtant, on n'entendit
jamais parler de pneumonie, ni même de simples rhumes; par
ailleurs, ces derniers temps, les plaies guérissaient sans
suppurer... Dans le domaine de la fécondité, les
accidents ont cessé. Je suis optimiste pour l'avenir. Les
seuls cas douteux ou décourageants sont les brûlures
atomiques, lesquelles ne sont pas de simples brûlures mais
en diffèrent radicalement. Il est bien connu que ce genre
de blessures développe des kéloïdes; celles-ci
démangent terriblement, et l'on ne peut s'empêcher
de les gratter; après quelques années, elles deviennent
des ulcères puis des cancers. Le cancer sortira-t-il
des brûlures atomiques ? Grave
question que l'avenir seul résoudra.