Extrait de La Gazette Nucléaire n°301, décembre
2023 : ·
J'ai l'habitude de dire : « Nous savons depuis 2015, que les faibles doses d'irradiation sont cancérigènes ». En effet, c'est cette année-là que parut la première publication portant sur la cohorte INWORKS (1). Dans cette cohorte de plus de 300 000 travailleurs du nucléaire recrutés aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en France, on avait observé après 27 ans de suivi, près de 22% de décès, dont 531 leucémies myéloïdes. Or 281 des travailleurs décédés de leucémie myéloïde (soit 53%) n'avaient été exposés qu'à moins de 5 mGy. On montrait aussi dans cette étude qu'une relation linéaire sans seuil représentait au mieux le risque de leucémie myéloïde en fonction de l'exposition aux radiations.
C'était donc la réponse à une question longtemps débattue au sein des radiobiologistes, mais surtout au sein des assemblées qui réunissaient les membres des instances de production d'énergie nucléaire, de la radiologie médicale et de protection vis-à-vis des radiations ionisantes. Pourtant, à la lecture de l'article qui va être évoqué plus loin (2), on apprend que cette relation linéaire sans seuil a été introduite dans les systèmes de radioprotection à la fin des années 50, mais elle a cependant été longtemps discutée, ouverte à nombreuses controverses scientifiques dans de nombreux pays (en France, les plus anciens d'entre nous se souviennent sans doute des débats avec M Tubiana qui suggérait de considérer « un seuil pratique », 100 à 200mSv pour les adultes et 80 à 100mSv pour les enfants).
En 2005, la Commission Internationale de Radioprotection (CIRP) a conduit une étude approfondie du problème et a conclu que, même si pour certains cancers on pouvait parfois mettre en évidence un seuil pour le risque carcinogène, il n'y avait pas de preuves pour un seuil universel.
Pourtant, encore récemment, la Commission de Régulation Nucléaire aux USA a reçu une pétition demandant un amendement de la régulation au niveau fédéral en s'appuyant sur les nouvelles données et "preuves" scientifiques qui contrediraient le modèle linéaire sans seuil de la relation dose-effet qui sert de base à la régulation à la Commission de Régulation Nucléaire. Celle-ci a rejeté la demande, en indiquant qu'il n'y avait aucun argument adéquat qui puisse soutenir la modification de cette règle.
Mais ce questionnement encore présent dans certains cercles de radiobiologistes ne tient plus. En effet les données apportées par les études épidémiologiques récentes basées sur de larges cohortes avec des mesures d'exposition rigoureuses et des prises en compte des facteurs de confusion, telle les études réalisées à partir de la cohorte INWORKS ont apporté des données convaincantes de l'effet des faibles doses.
Après cette première publication de 2015 portant sur les leucémies dans la cohorte INWORKS, voici celle portant sur le risque de tumeurs et l'effet des faibles doses d'irradiation accumulées dans le temps (3). Comme pour les leucémies, on observe une relation linéaire entre dose et risque de cancers, mais en outre la droite qui dessine la relation entre la dose et le risque carcinogène montre une pente plus raide lorsque ce sont des faibles doses qui sont considérées. Les auteurs soulignent que l'ensemble de ces résultats, obtenus dans des conditions d'étude rigoureuses, doivent conduire à renforcer les règles de protection contre les radiations ionisantes dans les situations d'irradiation médicales, professionnelles et environnementales.
De nombreuses études ont exploré cette question de la relation linéaire sans seuil, et ont largement conclu à l'absence de seuil, même si quelques études présentent des résultats divergents : par exemple la population du Kerala en Inde, qui est continuellement exposée à une faible dose d'irradiation ne montre pas d'association entre cette exposition et le risque de cancer. On a proposé comme explication que le risque de cancer associé à une exposition aigüe était plus élevé que celui induit par un faible débit de dose.
Le modèle linéaire sans seuil est donc reconnu par l'ensemble des auteurs comme valide. Ce modèle qui implique un risque de cancers avec les faibles doses, est hautement nécessaire et utile aux mesures de radioprotection, notamment pour les travailleurs du nucléaire et pour les populations en situation post-accidentelle.
Mariette Gerber, GSIEN,
médecin épidémiologiste, retraitée
INSERM et du groupe des experts ANSES,
expert scientifique auprès de l'ANCCLI
Références :
1 - Leuraud K. et al, The Lancet/Haematology,
July 2015
2 - Laurier D. et al, Journal of Radiological
Protection, n° 43, June 2023
3 - Richardson D. B. et al, The British Medical
Journal, August 2023