Les questions posées dans l'édito précédent dataient du 11 septembre.

L'incident du Tricastin du 8 septembre 2008
Où en est-on 1 mois après ?
Quelques remarques sur les communiqués ASN et EDF.

Rappelons que lors de l'opération de déchargement de combustible du réacteur 2 de Tricastin, le soulèvement des équipements internes supérieurs de la cuve qui comprend la plaque supérieure de coeur en acier pesant 65 tonnes, a entraîné 2 assemblages de combustible qui y sont restés accrochés, à quelques mètres au-dessus des 155 autres assemblages toujours dans la cuve.
EDF a déclaré l'incident niveau 1 de l'échelle INES.
Depuis le 8 septembre le réacteur ne présente pas de risque de criticité car les 157 assemblages et leurs crayons absorbants sont sous eau borée, et l'évacuation de l'énergie résiduelle du coeur est assurée par le circuit de refroidissement à l'arrêt RRA.
C'est donc rassurant. Mais le problème n'est pas aussi simple qu'il y paraît au premier abord. L'incident ne pourra être considéré comme terminé qu'après le dégagement des deux assemblages sans chute et sans détérioration, leur transfert dans la piscine d'entreposage du bâtiment combustible et que quand les 155 autres assemblages auront été transférés eux aussi dans leur alvéole de la piscine. Il est nécessaire de maintenir le refroidissement du coeur pendant toute la durée de ces opérations.

Depuis un mois, les communiqués ASN se contredisent parfois et EDF veut tellement rassurer qu'elle en vient à contredire l'ASN.
Au travers des communiqués de l'ASN on peut noter une progression dans l'exposé de la gravité de l'incident.
-Le premier, du 8 septembre, était quasiment anodin et sans information concrète, avec, en plus, une erreur en citant un incident analogue qui s'est produit sur le réacteur 1 de Nogent-sur-Seine le 19 août 1998 et a été daté « 1999 ».
-Celui du 2 octobre avec un dessin schématisant la situation dans le bâtiment réacteur était plus instructif. Après avoir indiqué : « Dans la situation actuelle, une éventuelle chute des deux assemblages pourrait avoir deux conséquences : un risque de criticité, à savoir le déclenchement d'une réaction en chaîne incontrôlée, et un risque de relâchement à l'intérieur et à l'extérieur de la centrale de produits de fission gazeux » l'ASN ajoute aussitôt : « L'ASN considère qu'il n'y a pas de risque de criticité. Les barres de contrôle de la réaction en chaîne sont en effet complètement insérées dans le coeur du réacteur et l'eau de refroidissement contient une forte concentration en bore, absorbant de neutron, qui étouffe la réaction en chaîne ».
Donc pas de risque de criticité mais risque de relâchement de produits radioactifs y compris à l'extérieur de la centrale.
Il n'a pas été indiqué dans les différents communiqués officiels ASN et EDF, que le réacteur 2 de Tricastin est « moxé ». Pour ces réacteurs le combustible renferme 70% d'oxyde d'uranium enrichi standard (de 3,1 à 4,2 % d'uranium 235) appelé UOX -« uranium oxide »- et 30% d'un mélange d'oxyde d'uranium appauvri et d'oxyde de plutonium -« mixed oxides »- (renfermant entre 5 et 7% de plutonium par assemblage). Un assemblage MOX usé, en fin de cycle, contient beaucoup plus de radioactivité qu'un assemblage à oxyde d'uranium enrichi habituel avec 4 à 5 fois plus de plutonium et davantage d'actinides mineurs (américium, curium et neptunium). A taux de combustion égal les émissions neutroniques du MOX usé sont 10 fois plus importantes que celles du combustible standard usé UOX [1]. Le débit de dose dans le bâtiment réacteur n'a pas été donné.
-La lettre adressée à EDF par le délégué territorial de l'autorité de sûreté nucléaire (ASN) après l'inspection du 17 septembre a été rendue publique dernièrement sur le site internet ASN.
Comparée aux communiqués précédents elle est enfin beaucoup plus "informative" et pointe les manquements à la sûreté. On y relève un ensemble d'anomalies de fonctionnement et les « demandes d'actions correctives » à EDF pour y remédier, une demande concernant le circuit de refroidissement à l'arrêt (RRA) et une demande sur les modalités de l'intervention technique.
J'ai regroupé les anomalies, avec quelques remarques. Les extraits de textes officiels sont en italique.

LA LETTRE D'INSPECTION ASN RÉVÈLE UN ENSEMBLE D'ANOMALIES INADMISSIBLES
- La levée des structures internes supérieures.
Assez bizarrement il n'y a pas de procédure correspondant à l'incident du 8 septembre où l'opération de levée des équipements internes supérieurs a conduit à un événement de manutention du combustible.
La lettre du 17 septembre indique: « je vous demande de considérer désormais au niveau de votre organisation que l'opération de levée des internes constitue une phase de manutention du combustible et de lui appliquer les dispositions organisationnelles qui en découlent »
Ainsi il n'y a pas eu de retour d'expérience suite à l'incident de Nogent de 1998 avec établissement d'une procédure qui en tienne compte !
Or la note ASN du 2 octobre indiquait "La possibilité de détérioration, lors de la manutention des assemblages combustibles y compris leur chute éventuelle, des gaines de protection des "crayons" de combustible constituant les assemblages fait partie des événements que l'ASN demande de prendre en compte et d'anticiper lors de l'autorisation d'exploitation d'un réacteur".

On ne sait pas sous quel angle la photo a été prise mais on voit bien les pions verticaux correspondant à des assemblages qui sont restés dans la cuve comme il le fallait alors que les tubes guide de l'assemplage suspendu sont légèrement inclinés par rapport à la verticale

Qu'en est-il donc en réalité ?
Effectivement, dans l'édition publique des textes du rapport de sûreté qui décrit les conditions de fonctionnement d'un réacteur [2], les classant en 4 catégories (et non pas 7 comme dans l'échelle de communication INES), si la catégorie I concerne des incidents courants en fonctionnement normal, la catégorie II les conditions de fonctionnement transitoire résultant d'une erreur de l'opérateur, d'une défaillance du système de commande etc. ne nécessitant pas l'arrêt pour remise en état ou bien s'il y a eu arrêt d'urgence et que le redémarrage peut intervenir dès que l'action corrective a été effectuée etc., on voit que le fonctionnement avec un assemblage mal positionné figure, lui, dans la catégorie III relative à des conditions de fonctionnement exceptionnelles dans lesquelles peut se trouver une tranche dans des conditions accidentelles très peu fréquentes ne devant pas se présenter plus d'une fois dans la vie de la chaudière nucléaire. Les conditions de la catégorie IV « (...) sont celles dont la probabilité d'apparition ne les rend pratiquement pas concevables. Les conséquences de ces conditions sont telles que l'intégrité et le fonctionnement de la chaudière nucléaire sont affectées à un point tel que la sécurité et la santé du public sont impliquées sans que toutefois, les critères de sûreté établis par les autorités légales soient transgressées ». L'accident de manutention de combustible figure en catégorie IV. Mais il a été conçu comme survenant dans le bâtiment combustible !
Le problème lié aux équipements internes supérieurs (EIS) de cuve n'a pas été anticipé. Ils ont pour fonction de bien positionner les assemblages combustibles, de les maintenir dans le sens axial et aussi latéralement grâce aux pions de centrage fixés sur la plaque supérieure de coeur. Il n'a pas été conçu que les assemblages pourraient s'accrocher à la plaque supérieure de coeur . Qu'il s'agisse d'une détérioration des pions de centrage suite à des fausses manuvres ou due à des déformations des structures métalliques de maintien des assemblages par action des neutrons sur les alliages, ou de tout autre phénomène à inventorier, c'est une erreur de conception dont il s'agit. Et en plus l'incident de Nogent n'a pas modifié l'approche d'EDF vis-à-vis de ce nouveau problème, il n'y a pas eu de retour d'expérience introduisant une procédure adéquate !

- A quoi est donc dû cet accrochage ?
Les pions de centrage
Ce sont ces pions de centrage qui étaient détériorés dans l'incident de Nogent en 1998. Les inspecteurs de l'ASN ont noté dans leur lettre que les équipements internes supérieurs du réacteur 2 de Tricastin n'étaient contrôlés que tous les10 ans. Ils demandent d'augmenter la fréquence des contrôles « notamment en vue de détecter d'éventuelles déformations des pions de centrage ». Qu'en est-il sur les autres réacteurs du parc nucléaire ?
Le jeu inter-assemblages
Les demandes d'actions correctives demandées par l'ASN suite à l'inspection montrent que déjà au cycle précédent le chargement 2007 du combustible était anormal à cause du jeu inter-assemblages qui dépassait 10 mm contrairement à la règle d'un jeu inférieur à 10 mm établie après l'incident de Nogent de 1998. Il est demandé à EDF de pouvoir mesurer ce critère de jeu « de manière précise avec des outils appropriés » [!] Les outils de mesure ne sont pas « appropriés » actuellement ? Est-ce un défaut générique ?
Il n'est pas rappelé qu'il y a eu, lors de ce démarrage en 2007 un problème de "défaut de maîtrise de la divergence" ; peut-il être lié à ce mauvais positionnement de l'assemblage ? Ce qui est clair c'est que l'assemblage en question étant mal positionné relevait d'un fonctionnement de catégorie III considéré dans les textes du rapport de sûreté comme événement accidentel.
D'autre part rappelons que sous irradiation neutronique, les gaz de fission produits, les défauts créés dans les matériaux provoquent des déformations, des gonflements qui affectent le combustible, les gaines et les structures de soutien de l'assemblage combustible ce qui peut gêner leur alignement rigoureux.
- Le problème du pont polaire qui sert au levage.
Il soutient actuellement l'équipement des internes supérieurs dont la plaque supérieure de coeur de 65 tonnes et les deux assemblages qui y sont accrochés soit en tout environ 66,5 tonnes.
On apprend que «le fin de course bas » n'a pas été testé, les essais de survitesse n'ont pas été réalisés
Dans toutes les entreprises industrielles les ponts de manutention sont soigneusement testés. Pas à EDF ?
- Le « tampon matériel » peut rester ouvert.
Sous couvert d'une « condition limite » qui n'est pas indiquée, le tampon matériel a la possibilité d'être ouvert. « Dans ce cas de figure autorisé par les STE [spécifications techniques d'exploitation] le confinement est totalement reporté sur une seule barrière, la gaine du combustible ».
Le tampon matériel ouvert c'est l'enceinte de confinement du bâtiment réacteur qui ne joue plus son rôle. Les gaines, unique barrière de confinement ? (Alors que certaines peuvent fuir comme dernièrement à Civaux et comme l'a montré l'affaire Cézus). Si les deux assemblages du haut tombaient sur ceux du dessous, soit plus de 1500 kg, adieu cette « barrière » en zircaloy (alliage de zirconium) de seulement 0,57 mm d'épaisseur.
Adieu les 3 barrières de la défense en profondeur, c'est à l'extérieur du bâtiment réacteur que la radioactivité se répandrait. Pour un incident de niveau 1 c'est pas mal...
La note ASN du 2 octobre 2008 avait beau dire "l'enceinte de confinement et le système de ventilation sont conçus pour faire face à des événements de ce type. L'ASN vérifie par ses contrôles réguliers ces dispositions " la lettre d'inspection contredit ces paroles rassurantes (Question : le système de ventilation ventile l'air où ?)
La note d'EDF du 7 octobre est encore plus rassurante. Elle indique que « dans l'hypothèse d'une chute des deux assemblages, l'examen réalisé par l'Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) à la demande de l'Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) montre que les conséquences radiologiques à l'extérieur du site seraient très inférieures aux valeurs et ne nécessiteraient pas d'actions de protection vis-à-vis des agents de la centrale, de la population et de l'environnement ».
C'est vraiment très optimiste, si seule les gaines de combustible servent de barrière en cas de tampon matériel ouvert.
- En cas d'incendie
Dans la configuration actuelle les modalités pour engager les équipes d'intervention voire des secours extérieurs ne sont pas définies.
- Maintenance
Etant donné la durée de l'incident, l'ASN demande à EDF de revoir les délais pour la réalisation de certains essais périodiques prévus avant l'incident. EDF doit fournir à l'ASN un dossier de modification temporaire des règles.

Dans l'ensemble cela représente beaucoup de règles violées et d'"insuffisances" notoires. Signalons une toute récente note ASN du 24 sept. 2008 titrée : "Réglage des chaînes neutroniques non conformes aux règles générales d'exploitation".
Le respect des procédures et des règles d'exploitations, la qualité des contrôles, ne semblent pas faire partie du quotidien d'EDF.
Et c'est avec ce type de "culture de la sûreté" qu'on fait fonctionner nos réacteurs
!

LE CIRCUIT RRA (REFROIDISSEMENT DU RÉACTEUR A L'ARRÊT)
Ce circuit ne fonctionne pas en permanence. Il est en service lors du chargement et du déchargement de combustible, lors de transitoires et de situations incidentelles. Il est désormais connu que l'utilisation prolongée du RRA entraîne la fatigue thermique de l'acier des tuyauteries dans les zones de mélange eau chaude/eau froide et peut provoquer des fissurations. Le défaut de faïençage thermique a d'abord été mis en évidence avec fissuration et fuite d'eau d'une tuyauterie dans les parties coudées du réacteur 1 de Civaux qui n'avait alors fonctionné que 5 mois et à 50% de sa puissance. Le faïençage thermique a ensuite été trouvé dans des parties droites, partout où il y a un mélange, sans fuite préalable mais avec détérioration de l'acier (donc susceptible de fissurer et de se rompre ultérieurement): les zones de mélange eau chaude /eau froide suffisent à induire le phénomène. Il y a aussi des piquages sensibles à la fatigue vibratoire (liée à la circulation de l'eau).
Dans les réacteurs 900 MW non moxés l'état d'arrêt à froid qui permet l'ouverture de la cuve est atteint lorsque l'eau du RRA est à 60°C et dépressurisé à la pression atmosphérique. Il y a beaucoup plus d'énergie résiduelle à évacuer dans un moxé et les conditions de fonctionnement du RRA n'ont pas été données.
Les tuyauteries de ce circuit RRA ont-elles été contrôlées dernièrement et avec quelle fiabilité?
La demande formulée par les inspecteurs « je vous demande de m'indiquer (...) si le fonctionnement prolongé du circuit de refroidissement à l'arrêt (RRA) dans les conditions actuelles peut avoir un impact sur son intégrité (...) » recouvre donc un problème important.

EDF doit fournir un dossier technique à l'ASN 7 jours ouvrés avant l'intervention comprenant une analyse de risque lié à l'intervention. Une réunion technique doit avoir lieu présentant les grandes options retenues.

EDF a indiqué le 7 octobre dernier « La préparation de l'intervention technique sur les deux assemblages combustibles doit s'effectuer pas à pas, sans brûler les étapes, afin de réaliser ces opérations dans des conditions de sécurité optimum ».
En somme EDF doit se hâter tout en allant lentement pour maîtriser cet incident aux potentialités graves.

Le 7 octobre les assemblages étaient toujours accrochés à la plaque d'acier des équipements internes supérieurs. Cet « événement » était inédit concernant un réacteur moxé.
Il y a 20 réacteurs 900 MW moxés plus pointus à piloter que les autres réacteurs... Nogent a montré que les 38 non moxés étaient aussi candidats à ce type de situation. La prochaine fois ce sera peut-être 3 assemblages en l'air ?
Insistons sur le fait qu'il s'agit d'un « événement » apparu sur un réacteur en état d'arrêt à froid. Ce qui apparaît clairement c'est l'impossibilité pour les citoyens de faire une évaluation de la situation créée, qui ne peuvent qu'espérer qu'elle soit faite correctement par les « experts », les techniciens et les travailleurs qui réussiront l'intervention adéquate.
N'en déplaise aux physiciens théoriciens éloignés des réalités concrètes, aux économistes qui ne s'intéressent qu'à l'économie en niant les conséquences sanitaires et sociales des désastres à venir, aux politiciens de tous bords qui ne songent qu'à leur élection, à ceux qui rêvent (avec raison) à une société plus vivable mais ne voient pas ce qui risque de se passer à court terme : toute la complexité de cette technologie nucléaire fait peser en permanence une épée de Damoclès sur nos têtes. A-t-on le droit de continuer à l'imposer à nos enfants ?

B. Belbéoch, 10 octobre 2008

[1] « Les transports de plutonium en France » Wise-Paris, février 2003
[2] « Centrales nucléaires du palier 900 MW. Textes du Rapport de sûreté communs à toutes les tranches du palier, édition publique (1982) »